Dugain Dans la peau de l’ogre
Avec Avenue des Géants, l’auteur de La Chambre des officiers se glisse subtilement dans le personnage d’un serial killer californien. Rencontre avec un écrivain touche-à-tout qui bâtit son succès loin des cénacles littéraires.
Si je travaille tant, c’est parce que, quand je m’amuse, je m’ennuie. » Une confession d’Apollinaire que Marc Dugain reprend volontiers à son compte. Longtemps, avoue le » golden boy » des lettres françaises et ancien chef d’entreprise de 54 ans, cette course à l’activité lui a servi d’exutoire et de parade. Une parade gagnante ! Jugez plutôt. Tout juste diplômé, il s’essaie aux affaires et le voilà à la tête d’une société d’aviation florissante. A 40 ans, il tâte de l’écriture et son premier roman, La Chambre des officiers, s’envole vers les 250 000 exemplaires. Et quand il s’empare de la caméra, à 50 ans, les louanges tombent sur son Exécution ordinaire.
Pour l’heure, c’est son huitième roman qui est à l’ordre du jour : Avenue des Géants, une étonnante et passionnante fiction, dans laquelle le romancier se glisse dans la peau d’un serial killer américain, tout en réussissant la gageure de ne consacrer qu’une poignée de pages à ses nombreux meurtres. Aucune hémoglobine dans ce faux thriller, pas d’exhibitionnisme ni de détails hallucinants ( » je déteste « ), mais une bonne dose de suspense, alors même que la culpabilité du héros est connue dès l’ouverture. La véritable intrigue n’est autre que la personnalité du tueur lui-même. Il y a un an, l’idée même d’un tel livre ne l’aurait pas effleuré, mais Dugain » le structuré » sait aussi être impulsif.
Il s’interroge sur l’âme d’un tueur et sur ses fêlures
En l’occurrence, l’action se passe à Casablanca. » J’y étais pour voir mon fils de 5 ans, qui vit dans cette cité étouffante, où l’on ne peut pas marcher. Un soir, en regardant la chaîne Planète, je tombe sur un documentaire traitant des tueurs en série. Un type incroyable, Edmund Kemper, condamné à perpétuité, raconte sa vie, les lectures qu’il enregistre aujourd’hui pour les aveugles et les crimes qu’il a commis dans les années 1960-1970, le tout avec une logique effrayante. Le lendemain, j’appelle Ludovic Escande, mon éditeur chez Gallimard, et lui dis que je change le thème de mon prochain roman. »
Tout s’emballe alors. Il lit quelques pages sur Edmund Kemper – notamment l’ouvrage de Stéphane Bourgoin -, prépare avec sa femme une virée sur les lieux du drame, du Montana à la Californie, et discute durant des heures avec son grand copain de lycée de son époque grenobloise, Bruno Jeanmart, dont la double casquette de philosophe et de psychanalyste fait un interlocuteur de choix. Ensemble, ils s’interrogent sur ce qui a pu transformer le jeune Californien en » ogre de Santa Cruz « , les fêlures et humiliations de sa jeunesse, ce corps de géant qui l’encombre, la responsabilité de la mère castratrice, la société qui en remet une couche, les fantasmes de décapitation qui le hantent, les ravages psychologiques causés par la guerre du Vietnamà
Puis il s’est mis à l’écriture, inconfortablement assis derrière son petit bureau blanc, prêtant sa plume – » facilement et avec bonheur » – à ce criminel hors normes, rebaptisé malicieusement du nom de sa propre arrière-grand-mère, Kenner, les paroles du chanteur soul Skip James, » I’d rather be the devil « , passant en boucle dans son casque à musique. » En réalité, résume Dugain, je suis fasciné par l’incapacité de l’intelligence à vaincre les tourments de l’enfance. » Et de citer, entre autres, DSK, » dont l’intelligence n’a pas permis de vaincre les névroses « . Bruno Jeanmart est satisfait de » son élève » : » Il a compris l’ambivalence du personnage, sa part de folie et sa part de rationalité. Et nous livre, grâce à son regard analytique, un texte extrêmement abouti, qui ouvre sur de multiples questions. «
Avec l’écriture, il s’est réapproprié sa vie
Exceptionnellement, Fred Vargas, l’autre amie de toujours, n’a pas lu le manuscrit d’ Avenue des Géants. Mais de » Marco « , tout ne peut-il pas être parfait ? » Il a un peu tendance à réussir tout ce qu’il touche, s’enflamme la chef de file du polar français. C’est grand ! Il ouvre les trappes des personnages puants, fait parler Staline, Hoover, un tueur en série ; moi, j’en suis incapable ! » Bel hommage d’uneà inséparable. Impossible de parler de Marc sans évoquer Fred, et vice versa. Nés la même année, en 1957, de parents copains de fac de chimie – la mère de Fred est la marraine de Marc -, ils forment un clan (avec Jo, la jumelle de Fred) que rien ne semble pouvoir ébranler. Ni les kilomètres (il vit à Grenoble à son retour de Dakar, à l’âge de 7 ans), ni les parcours professionnels dissemblables (quand il joue les patrons, elle mène à bien ses fouilles archéologiques pour le CNRS). A coups de lettres fleuves et de fous rires, ils ne se perdront jamais de vue, jusqu’à ce que leurs chemins se recoupent, autour des livres et de Montparnasse, il y a une quinzaine d’années.
Malgré le succès, Fred est formelle : » Marco n’a pas changé d’un iota, et la célébrité ne l’intéresse pas plus que moi. » Même son de cloche du côté de Bruno le Grenoblois : » Son passage dans les affaires n’aura été qu’une parenthèse, explique le copain psy. Après avoir fait le saut [la revente de son entreprise], Marc s’est réapproprié sa vie, notre complicité intellectuelle est intacte comme lorsque, jeunes, nous voulions écrire un livre sur Marx. » Pas d’ouvrage sur Marx à l’horizon pour ce fan de l’époque hippie ( » la dernière grande utopie sociale « ) qu’il n’aura jamais vécue. Mais, en vrac, le tournage de La Malédiction d’Edgar en septembre prochain au Canada, un roman sur Kennedy, un autre d’anticipation, un grand projet sur la Saint-Barthélemy, une éventuelle traduction d’Hemingway. A faire perdre la tête à ses interlocuteurs… et à ses confrères, pour lesquels Marc Dugain reste une énigme.
Plus souvent au Maroc, aux Etats-Unis ou à cheval dans son domaine de Dordogne qu’à Saint-Germain-des-Prés, l’auteur d’Heureux comme Dieu en France ne joue pas le jeu du sérail, loin des signatures, des salons, des cocktails et autres ronds de jambe. Pas le temps, pas envie. Du coup, il apparaît trop hautain, trop lisse pour certains, ou encore trop américanophile pour d’autres. Et compte peu d’amis dans le milieu littéraire – surprise, Laurent Gaudé, qui habite dans son immeuble, ne le connaît pas – ou cinématographique – même s’il s’est créé un petit cercle de fidèles, tels les journalistes Jérôme Garcin et Philippe Labro ou encore le producteur Jean-Louis Livi, le réalisateur Yves Angelo, l’acteur André Dussollier. Ce dernier, qui interpréta Staline dans Une Exécution ordinaire, ne tarit pas d’éloges sur le néoréalisateur : » Il a très vite pigé les contraintes de l’exercice. C’est quelqu’un d’entier qui s’est comporté avec détermination, calme et humour. Solide capitaine d’équipe, il a su rassurer et trancher quand il le fallait, tout en ne se prenant pas au sérieux. » Spassiba, camarade Dussollier.
Les grands prix lui sont indifférents
Ecrivain à succès, sans être un mégaseller à l’instar d’un Levy ou d’un Musso, Marc Dugain n’a récolté jusqu’à aujourd’hui aucun des grands prix littéraires. Une absence de médailles dont il dit se moquerà » Trop de magouilles ! » Même la postérité lui est finalement indifférente : » Je n’y crois pas, affirme-t-il. Si vous saviez le nombre de Prix Nobel qui ne sont plus lus. Moi, ma plus grande satisfaction, c’est de savoir que La Chambre des officiers est étudiée en classe. C’est la seule chose qui importe en littérature, cette intimité entre deux personnes qui ne se connaissent pas. » Et de citer, pour sa part, Tchekhov, Carver, Dostoïevsky, autant d’auteurs qu’il pose malicieusement sur la table de chevet d’Al Kenner, son tueur californien.
» I’d rather be the devilà – Je préférerais être le diable plutôt qu’être l’homme de cette femme « , chante Skip James. Kenner, quant à lui, a choisi d’être le diable pour ne plus être le fils de sa mère. Marc Dugain l’a bien compris, qui nous offre ce fascinant portrait d’une humanité dévoyée.
Avenue des Géants, par Marc Dugain. Gallimard, 364 p.
MARIANNE PAYOT
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