» Dresser le capitalisme au fouet «
Comme beaucoup d’autres, il n’a pas su prévoir la crise financière ni sa gravité. Economiste en chef de la banque De Groof, Etienne de Callataÿ, 47 ans, fait son mea culpa dans un livre sincère et lucide (1). Sa réflexion sur l’ampleur du désastre et les réformes à envisager s’avère sans concession. Il propose de » dresser le capitalisme au fouet « . Dans le langage clair qui le caractérise, l’économiste, qui a travaillé à la Banque nationale de Belgique et au Fonds monétaire international (FMI), pointe également les responsabilités collectives et individuelles – y compris celle des épargnants – de la débâcle bancaire. Humble et gonflé, de Callataÿ !
> Etienne de Callataÿ : Parce que je suis un économiste de banque et que nous avons affaire à une crise bancaire au départ. En tant qu’économiste, on attend de moi que je puisse prévoir les développements importants. Or ce qui a sans doute été le développement le plus important dans ma carrière, je ne l’ai pas vu venir. Il s’agit d’une forme d’introspection. J’essaie de comprendre pourquoi je n’ai pas vu venir cette crise grave.
Vous faites preuve d’une belle humilité, d’autant que la plupart des économistes se sont trompés. Quelques-uns, comme Nouriel Roubini et Robert Shiller, avaient néanmoins tiré la sonnette d’alarme. Pourquoi criaient-ils dans le désert ?
> L’économie n’est pas une science exacte et c’est cela qui fait la beauté de l’exercice. On peut toujours interpréter de manière divergente les phénomènes économiques. L’emballement des prix de l’immobilier, par exemple : quelques-uns ont affirmé que cela pouvait continuer sans problèmes ; d’autres, plus nombreux – et j’en étais -, y ont vu un risque mais qui n’était pas de nature à entraîner la chute de dominos à laquelle nous avons assisté, et puis un troisième courant, minoritaire, a sonné le tocsin. Il n’y avait donc pas une volonté de cacher quoi que ce soit, mais il y avait débat entre économistes, tout simplement.
Le Chief Economist d’une banque d’affaires peut-il annoncer une grande crise bancaire ?
> Oui, tout à fait. Je peux critiquer le système auquel je participe. Il n’y aurait pas de difficulté à annoncer qu’on fonce droit dans le mur parce qu’on a choisi tel type d’investissement. Je n’ai jamais senti de pression.
La crise actuelle, c’est le cygne noir de Nassib Taleb, un événement tellement anormal et monstrueux qu’on lui accorde une probabilité proche de zéro ?
> C’est davantage le fait de se dire qu’à moyen terme l’économie va continuer à croître. L’économiste est éduqué sur la base de cette idée de gâteau qui augmente. Cet optimisme, combiné à la résilience que les marchés ont révélée ces dernières années en survivant au 11 septembre 2001 ou à l’envolée des prix du pétrole, nous a aveuglés.
Pour expliquer cet aveuglement, l’économiste américain Robert Shiller évoque le phénomène du » group think « , cette théorie selon laquelle on hésite à dévier de la pensée dominante. C’est ce qui s’est passé ?
> Tout à fait. Dans les marchés, si vous vous trompez et que vous êtes le seul à le faire, vous vous trouvez dans une position dangereuse. Si vous vous trompez en même temps que les autres, c’est moins grave. A l’instar d’une course de bateaux : celui qui choisit de prendre seul une route différente doit réussir, car, s’il rate son pari, son sponsor ne lui pardonnera pas. Un professionnel de l’investissement va souvent éviter d’être seul dans l’erreur, donc il suit le troupeau.
L’erreur des économistes n’est-elle pas finalement d’avoir une vision trop rationnelle des marchés ?
> C’est vrai, mais, si l’irrationalité devait systématiquement prévaloir, l’économiste n’aurait plus qu’à aller cultiver son potager. Dans ma position, je suis poussé à penser que le marché est capable de fortes irrationalités mais qu’à terme il converge vers une forme de rationalité, comme un point d’ancrage dont on peut plus ou moins s’écarter.
Niall Ferguson, professeur d’histoire à Harvard et consultant de banques américaines, prétend que les historiens sont mieux équipés que les économistes pour prévoir les crises. Vrai ?
> Je crois que l’Histoire permet de relativiser les événements là où le monde de la finance est propice aux réactions émotionnelles. L’historien a certainement plus de recul et de perspective que l’économiste. Il peut nous dire que le système bancaire, qui a été créé vers le xive siècle, a résisté à de nombreuses crises. Ou que la plupart des grosses fortunes d’aujourd’hui ont été réalisées à partir des années 1930, non pas sur le malheur des autres mais en bénéficiant de la peur des autres. Cela dit, l’histoire ne se répète pas. La crise de 2007 n’est pas celle de 1929, ne fût-ce que parce que nous en avons connaissance.
Dans les business schools, on semble de moins en moins s’intéresser à l’histoire (lire le dossier p. 98). Ne trouvez-vous pas cela dommage ?
> Bien sûr. L’économie s’intéresse à des domaines divers. Personnellement, j’ai adoré mon cours d’histoire. Je m’en inspire, tout en évitant les comparaisons hâtives pour trouver des solutions.
On a beaucoup comparé cette crise à celle de 1929. Trop sans doute. Mais les crises ne sont-elles pas évitables ? Ne peut-on pas tirer les leçons des crises précédentes ?
> On ne peut éviter les crises. Elles sont cycliques. Croire qu’un jour l’être humain sera universellement empreint de sagesse, n’aura plus l’appât du gain ou du pouvoir ni l’instinct grégaire s’avère évidemment utopique. Cela ne doit pas encourager le fatalisme… Nos sociétés sont, par ailleurs, incapables de résoudre les problèmes en douceur. Il faut parfois des ajustements brutaux. Dans le contexte de globalisation contemporaine, l’amplitude des crises est aussi potentiellement plus importante. La crise de 1929 n’avait pratiquement pas affecté l’Asie.
La paupérisation des classes moyennes ne permettait-elle pas de prévoir la gravité de la crise ?
> Certains estiment que si on en est arrivé à une telle explosion des crédits dans les ménages, c’est parce qu’il a fallu suppléer à une certaine faiblesse des revenus. C’est, en partie, vrai. Il y a eu un creusement des inégalités sociales dans l’ensemble des pays industrialisés. Ce fossé grandissant a entraîné une paupérisation relative des classes les moins qualifiées de la population. En compensant cette compression des salaires, le crédit a permis de soutenir la cadence de l’appareil productif. Je n’exagérerais néanmoins pas la portée de cette explication.
La part des salaires a tout de même pas mal diminué dans le PIB, ces dernières années…
> Mais elle avait fortement augmenté dans les années 1970. A la suite de la crise pétrolière, les pouvoirs publics, particulièrement en Belgique, ont beaucoup embauché. On est passé de 600 000 à 800 000 fonctionnaires en l’espace de quelques années. Ce chiffre n’a pas bougé, depuis lors.
Les salaires des patrons de banque ont fait couler beaucoup d’encre. Certains, y compris en Belgique, se sont octroyé des gains qui dépassent l’entendement. Cela vous choque ?
> Bien sûr. Rockefeller disait que le salaire d’un patron ne pouvait dépasser quarante fois celui de son ouvrier le moins bien rémunéré. Aujourd’hui, on en est à 400 fois ! C’est choquant, car cela ne correspond pas à une réalité économique. Jean-Paul Votron ( NDLR : ancien CEO de Fortis) n’est pas Justine Henin. Quand on est la meilleure joueuse de tennis du monde, les millions qu’on gagne se justifient. Henin génère une valeur économique énorme. Qu’elle soit la première à en retirer les fruits est acceptable. Quel banquier peut démontrer qu’il génère une telle valeur ajoutée ?
La crise n’est-elle pas aussi celle de la financiarisation de l’économie ?
> Oui, mais il faut tordre le cou à certaines croyances. Bien sûr, et on l’a vu, la finance peut être dévoyée par des spéculateurs sans vergogne. Mais, contrairement à ce qu’on dit, elle a aussi, et avant tout, une valeur ajoutée. Elle offre bien des opportunités. Même Robert Shiller, qu’on ne peut accuser de cécité, affirme qu’il faut davantage de finances. Il y a vingt ans, un jeune ménage qui achetait un bien immobilier se voyait accorder un crédit sur vingt ans avec un taux d’intérêt fixe. Aujourd’hui, il peut démarrer avec un taux bas qui augmentera selon l’évolution normale d’un salaire. Qu’est-ce qui est mieux ?
Outre la responsabilité des banquiers dans la crise, vous pointez celle de Monsieur Tout-le-monde. Vous parlez de la coresponsabilité des épargnants. N’est-ce pas gonflé de la part d’un banquier ?
> Je suis peut-être mal placé, c’est vrai. Je rappelle que la première responsabilité est celle du monde de la finance. Cela dit, si les banquiers ont cru que les arbres allaient grimper jusqu’au ciel en matière immobilière, l’homme de la rue, lui aussi, s’est mis à acheter des appartements en espérant les revendre plus cher, tout en sachant que ce n’était pas très raisonnable par rapport à sa situation financière. Dans l’affaire Kaupthing, on a affaire à des clients qui, a priori, ne sont pas illettrés et qui pouvaient deviner que là où on leur proposait un taux d’épargne à 6 %, on ne leur offrirait pas les mêmes garanties que là où l’on leur proposait 2 %… On peut parler de naïveté peu responsable.
Dans votre livre, vous plaidez pour une plus grande régulation. Vous dites même qu’il faut dresser le capitalisme au fouet. Que préconisez-vous comme remède ?
> A nouveau je suis mal placé pour le dire, mais je trouve qu’on est beaucoup trop complaisant à l’égard des grandes structures bancaires. Celles-ci peuvent compter, on l’a vu, sur le soutien des pouvoirs publics. Elles sont donc déresponsabilisées par rapport aux risques qu’elles prennent puisque, de toute façon, en cas de pépin, c’est la collectivité qui paie. Un remède serait, non pas d’empêcher les banques de grandir, mais de leur imposer de payer une prime d’assurance en fonction du risque qu’elles font prendre à la collectivité. Les règles prudentielles doivent être d’autant plus strictes que l’institution est grande. Il faut repenser la régulation, car celle-ci privilégie finalement les grandes institutions au détriment des petites qui sont pourtant source de dynamisme.
Regrettez-vous qu’on n’ait pas nationalisé Fortis ?
> Oui. Quand le secteur privé montre son incompétence et impose des charges énormes à la collectivité, il revient à l’Etat de confisquer le jouet. Si l’Etat avait nationalisé Fortis, cela aurait eu un impact très fort sur la discipline de marché. Cela aurait été plus efficace et plus juste.
Que pensez-vous des recommandations du comité Lamfalussy qui prône la mise en place d’un comité plus rigoureux pour prévenir les crises ?
> On est dans le politiquement correct. Ce comité de sages n’a pas été assez loin. Il y a un contraste entre le diagnostic, qui est sévère notamment à l’encontre de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), et les recommandations, qui sont douces et prémâchent le boulot des politiques. Plutôt que de réorganiser les compétences entre organes existants, on crée un nouveau bidule. Pourquoi ne pas confier le contrôle global du marché financier à la Banque nationale, comme cela se passe ou se dessine dans la majorité des pays européens ? La CBFA est dans une position un peu schizophrénique : elle est censée contrôler les banques et assurer leur développement.
Certains disent que cette crise montre les limites du capitalisme et du libéralisme. Y a-t-il une alternative au système capitaliste ?
> Non. Il y a eu, certes, des essais. Une tentative s’est interrompue en 1989, à Berlin. On compte encore quelques Olivier Besancenot ( NDLR : représentant de la gauche radicale en France) sur la planète. Pour le reste, même les socialistes acceptent le libéralisme. C’est indéniable : le libéralisme a gagné. Maintenant, il se décline sur différentes variantes et on peut constater que la variante ultra, pure et dure, a perdu, tandis que la variante plus modérée, qu’on peut qualifier de rhénane, a repris le dessus. Je suis convaincu que, comme la démocratie en politique, le libéralisme est la moins mauvaise des solutions sur le plan économique. Il correspond le mieux à la nature humaine.
On reparle beaucoup de Keynes aujourd’hui et d’un retour de l’Etat…
> Je n’aime pas trop cela. Cela va nuire aux générations futures. Soutenir l’activité économique par la relance et la création d’emplois dans le secteur public, c’est ce qu’on a fait dans les années 1970. On en paie toujours la dette aujourd’hui. Veut-on augmenter encore cette dette pour nos enfants qui seront déjà confrontés, davantage que nous, au défi environnemental ?
(1) Les Confessions d’un économiste ordinaire. Comprendre la crise financière pour en tirer les leçons, éd. Trends-Tendances (Roularta).
ENTRETIEN : THIERRY DENOËL photos : Frédéric Pauwels/lunaLe Vif/L’Express : Vos confessions ressemb
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