Doel, village fantôme

Anvers étend ses tenta-cules. Doel se dépeuple. Son moulin, sa Hooghuis, ses rues à la hollandaise risquent bientôt de se voir noyer dans l’Escaut. Mais les derniers des Doelenaars contrarient l’appétit de l’ogre portuaire. David contre Goliath. Reportage

En arrivant dans le zoning du port d’Anvers, on a l’impression de débarquer sur une autre planète. Des pylônes électriques, des grues, des containers, des hangars rutilants se dressent à perte de vue. Des pipe-lines serpentent nerveusement dans le paysage nu des polders. Les routes sont écrasées par des colonnes de semi-remorques. Des régiments de bulldozers enfoncent leurs pneus géants dans la boue du Waasland. A l’horizon, les deux cheminées blanchâtres de la centrale nucléaire de Doel crachent leur fumée ouateuse.

Le village, lui, semble avoir été abandonné dans la précipitation après un cataclysme, comme dans un film-catastrophe : rues plongées dans un silence impressionnant, volets clos élimés, vitres cassées, portes battant au vent… A travers les fenêtres des maisons orphelines, on aperçoit des restes de vie. Une poupée, un matelas, un tableau. De la station Fina, il ne demeure que le nom sur une pancarte. Même les pompes à essence ont été arrachées. Idem pour la friterie ‘t Ketelke, l’hôtel Europe, le café Saxonia, les restaurants Saethinge et ‘t Paviljoentje, la boulangerie, le boucher, la supe- rette Flandria. Tous sont fermés depuis plusieurs années. L’imposante taverne De Jagersrust, encore debout il y a quelques mois, a été rasée, comme d’autres bâtiments de la bourgade, laissant çà et là des trous inquiétants. La cour de récréation de l’école est déserte depuis deux ans. Le poste de police assure une permanence deux demi-jours par semaine seulement. L’année dernière, les pandores ont passé leur temps à chasser les Rom qui squattaient, par dizaines, les maisons vides, ainsi que les voyous qui les vandalisaient.

Dans la longue Hooghuisstraat qui relie l’église à la digue le long de l’Escaut, une voiture isolée flirte avec le trottoir. Placardées sur quelques habitations, des affiches font de la résistance :  » Doel blijft !  » (Doel demeure !),  » Wonen is een recht. Ook in Doel ?  » (Se loger est un droit. A Doel aussi ?). En s’entêtant à explorer les rues, on finit par repérer une présence humaine, dans le seul magasin de Doel encore ouvert. La vitrine déborde de matériel électroménager.  » Je ne vends quasi plus rien, mais la pension de mon mari nous permet de vivre, avoue Marcelle qui a hérité son prénom d’une époque où l’on parlait couramment la langue de Voltaire en Flandre. J’habite ici depuis 1958, je ne partirai jamais. Je maintiens mon commerce pour m’opposer à l’invasion du port.  » Marcelle fait partie des 5 % de Doelenaars qui refusent toujours de céder leur bien à la Maatschappij voor het grond et industrialisatie beleid, la société déléguée par le gouvernement flamand pour racheter les briques du patelin.

Un peu plus loin, toujours dans la Hooghuisstraat, une porte s’ouvre. Les cheveux blancs, une cigarette roulée aux lèvres, Maurice se laisse aborder avec le sourire. Cet ancien garde-champêtre est le Jo Gérard du coin. Spécialiste de l’histoire de Doel, il raconte, comme s’il y avait été, le canonnage du village huguenot, en 1832, par la flotte hollandaise et montre les deux boulets intacts, fichés, depuis 175 ans, dans la façade d’une magnifique demeure blanche datant de l’époque napoléonienne. En ruine aujourd’hui… A côté de l’église, Maurice nous montre une autre relique, classée, restaurée et pourtant susceptible d’être sacrifiée à l’extension de la zone portuaire : la Hooghuis, construite en 1614 par le beau-père de Pierre Paul Rubens et dont le célèbre peintre a hérité après la mort de sa première femme.

Le garde-champêtre pensionné a, lui, vendu sa maison à la Maatschappij.  » La somme que j’ai reçue ne me permet pas d’acheter une résidence de la même taille, regrette-t-il. Je ne sais pas encore où je vais aller habiter. A 77 ans, je suis devenu anti-globalisation. Les gros bonnets de l’économie prennent des décisions au-dessus de la tête des petites gens sans rien leur demander. C’est scandaleux !  »

Coordinatrice de l’association Doel 2020, rebaptisée Recht voor Doel (Justice pour Doel), Marina Apers vit au bord de la digue, avec son mari, ses deux grands enfants, son vieux chien et ses chats, à un demi-kilomètre de la centrale nucléaire où elle va travailler à vélo chaque matin. Elle nous décrit le long calvaire de son village :  » Rival de Rotterdam, le port d’Anvers ne cesse d’étendre ses tentacules. En 2005, un nouveau terminal, le Deurganckdok, a vu le jour dans le but de multiplier par deux les six millions de containers chargés et déchargés chaque année. Mais, jusqu’ici, l’objectif est très loin d’être atteint. Cela ne dissuade pas les patrons du port de vouloir construire encore un nouveau terminal, le Saeftingdok, qui engloutirait Doel.  »

Les autorités flamandes usent de la stratégie du pourrissement pour arriver à leurs fins. Avec d’importants moyens de pression (campagnes téléphoniques, toutes-boîtes, etc.), la Maatschappij a racheté plus de 300 logements. Elle est censée administrer  » en bon père de famille « . Or la plupart de ces habitations sont laissées à l’abandon et deviennent des chancres.  » Il ne s’agit pas d’expropriations, souligne Marina. Pour cela, il faudrait pouvoir prouver l’utilité publique du Saeftingdok, grâce au succès du Deurganckdok. Actuellement, il n’en est rien, même si les dirigeants portuaires tentent en vain de démontrer le contraire avec des chiffres peu convaincants.  »

Lorsqu’elle avait 12 ans, Marina Apers a déjà dû quitter, avec ses parents, sa maison de Kallo, un peu plus au sud dans les polders. A cause du port d’Anvers. Elle ne veut pas revivre ce déchirement. Dans sa villa coquette au bord de l’Escaut, qu’elle a acquise voici quinze ans, tout a été rénové. Son jardin, ouvert sur les champs, est si tranquille qu’on y entend le moindre pépiement d’oiseau. A l’époque, la commune lui avait assuré que Doel ne disparaîtrait jamais. Aujourd’hui, Marina a des insomnies et avale des médicaments pour soigner un ulcère à l’estomac. Mais elle tient bon. Sa façade est placardée de slogans revendiquant la survie de ce coin charmant du pays de Waas, qui attire encore des touristes le dimanche.

A quelques pas de là, le Doel 5 est l’un des deux cafés du village toujours en activité et le seul endroit où l’on observe une petite concentration de voitures. Au bar, une Stella à la main et un vieux mégot jauni au bec, Louis, 78 ans, se confie :  » Il y avait une trentaine de bistrots, ici, auparavant. Je suis né à Doel. Ma mère aussi. Je suis le plus ancien. Personne ne me chassera.  » On lit une terrible détermination dans son regard clair. Les derniers des Doelenaars résistent, avec dignité, à l’ogre anversois.

Thierry Denoël

Thierry Denoël / Photos : Frédéric Pauwels/Luna

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