Deux luronnes, un sniper et deux rêveurs
C’est du belge. S’il s’agit de cinq grandes pointures, ces écrivains ne sont pas seuls au rendez-vous de notre rentrée littéraire, mais ils l’inaugurent avec brio et, surtout en ce qui concerne les femmes, d’une plume assez joliment culottée
Un homme est une rose, par Elisa Brune. Ramsay, 263 p.
Acide sulfurique, par Amélie Nothomb. Albin Michel, 193 p.
Kuru, par Thomas Gunzig. Au diable vauvert, 274 p.
Une adolescence en Gueldre, par Jean-Claude Pirotte. La Table Ronde, 198 p.
L’Architecte du désastre, par Xavier Hanotte. Belfond, 237 p.
Avec Un homme est une rose, Elisa Brune reprend, mais sous un autre éclairage, le thème de la séduction déjà abordé dans La Tentationd’Edouard. Tout commence par un échange électronique entre une jeune sociologue et un écrivain, professeur d’université. Echange où les provocations d’ordre sentimental et sexuel, à la fois hautaines et pernicieusement inventives, succèdent aux propos socio-philosophiques. Jusqu’à ce que la rencontre devienne effective à la faveur d’un séminaire où ils se rendent et d’où ils reviennent ensemble en voiture. Divine surprise au départ : l’homme est beau comme Richard Gere. On laisse à Elisa Brune la responsabilité de ses goûts en la matière, mais ce que l’on ne peut en tout cas lui dénier, c’est une maîtrise parfaite dans la description des émois, des processus érotiques et des nuances intersexuelles de la volupté. Il n’est pas fréquent que le souvenir d’une fellation ou la montée d’un plaisir reçu fasse l’objet de plusieurs pages d’une précision anatomique aussi ébouriffante. Avec la circonstance aggravante sur le plan de la sécurité que ces ébats ont lieu à l’avant d’une automobile lancée à plus de 150 km/h sur une autoroute. Encore ne s’agit-il que d’un hors-d’£uvre, mais le plat, quant à lui, réserve des surprises moins divines que l’apparition de l’Apollon. Comme toujours chez Elisa Brune, l’audace et l’alacrité des propos vont de pair avec une profonde intelligence des analyses et une écriture enchantée par l’humour.
Avec Acide sulfurique, Amélie Nothomb signe un de ses meilleurs romans et, sans doute, le plus provocant. Pour combler l’appétit crétin des dévoreurs de télé-réalités, une chaîne lance » Concentration « , une émission qui réunit toutes les conditions de vie et de mort des camps du même nom. Les kapos sont des volontaires des deux sexes recrutés en fonction de leur potentiel de cruauté et des rafles sont organisées pour peupler le camp de victimes dûment matriculées. Au programme : travail obligatoire épuisant, famine et exécutions quotidiennes filmées en direct. Dans ce contexte, deux jeu- nes femmes s’affrontent : l’intraitable kapo Zdena et Pannonique (CKZ 114), prisonnière fière et lumineuse, qui lui tient tête et qui entretient, vaille que vaille, le moral de ses compagnons d’infortune. On retrouve dans cette relation des thèmes chers à l’auteur. D’une part, dans le chef de Zdena, une ambiguïté qui la partage entre hostilité et fascination et, d’autre part, chez Pannonique, la force et les certitudes qui font les Antigone. Bien entendu, le roman est avant tout une charge féroce contre un public, premier responsable des fièvres de l’audimat et qui se donne toutes les bonnes raisons du monde afin de justifier son appétit de voyeur et sa fringale de jeux du cirque. Ce que résume la première phrase qui, elle, est déjà tristement d’actualité : » Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle. »
On ne quitte pas la charge, mais on retrouve l’humour avec Kuru, de Thomas Gunzig. Ce joyeux dynamiteur réunit une bande de jeunes plutôt » spéciaux « . Un glandeur migraineux, une intello politisée partageant ses jours avec le produit mâle d’un clonage artisanal, un révolutionnaire musclé, mais aussi un éjaculateur précoce marié à une pin-up douée de pouvoirs paranormaux. Tout cela va se retrouver à Berlin lors d’une gigantesque manifestation altermondialiste où il s’agit de neutraliser des provocateurs mandatés par les tenants du grand complot mondial des capitalistes. Avec son sens de l’image farfelue et un usage narquois des produits » tendance » ou des marques martelées par la pub, Gunzig tire sur tout ce qui bouge et renvoie dos à dos, avec une noire jubilation mais non sans une information fort pointue, les dérives et les toquades d’un monde qui ne sait plus bien où il va. Sachez aussi que le kuru est une maladie du système nerveux de la famille des encéphalites spongiformes ; il a pratiquement disparu (bonne nouvelle) depuis qu’on ne consomme plus de cerveaux humains. Voire.
Changement total de registre avec Une adolescence en Gueldre, de Jean-Claude Pirotte. Un Rembrandt. En effet, le peintre et le poète Pirotte rejoignent le romancier au fil d’un texte magnifiquement traité en clair- obscur, tant pour les événements relatés que pour les portraits, les décors – tavernes enfumées où des falots allument les cuivres – ou les paysages – givre et plomb – d’une Hollande où le narrateur (un adolescent) consigne ses états d’âme. C’est dans cette Gueldre que, jeune fugueur, il fut recueilli autrefois par une famille du cru et qu’il s’est lié d’amitié avec les deux fils plus âgés que lui. Et c’est là encore qu’il reçoit, peu à peu distillées, les confidences de l’un d’eux à propos d’une jeune femme entrevue dans une taverne, réplique du portrait d’une sainte Madeleine attribuée à un maître flamand et dont la personnalité évasive et la possible dualité filigranent le récit d’un mystère à la fois superbe et douloureux. Surgissent aussi, au gré des souvenirs de l’adolescent, les remontées convulsives et mélancoliques d’une prime enfance traversée par la guerre et passée aux côtés d’une mère fantasque et d’une servante au grand c£ur.
» Fruit de dix ans d’écriture « , regroupant deux courts romans inédits et des nouvelles parues dans plusieurs revues, L’Architecte du désastre, de Xavier Hanotte, relève en majeure partie de la thématique chère à l’auteur : l’imaginaire poétique et les télescopages temporels, mêlés au réalisme le plus dramatique des guerres : celle de 14-18, mais aussi les autres et même celle d’Irak. Le roman-titre mobilise, durant celle de 40-45, un réserviste allemand à qui sa profession d’architecte vaut d’avoir à juger, au nom de l’art, du sort d’un mémorial que l’occupant entend détruire au nom de la guerre. On retrouve aussi le couple policier très » communautaire » Barthélemy Dussert-Trientje Verhaert, vedettes des premiers livres de Hanotte, notamment dans l’autre court roman où le réalisme magique cher à l’auteur suscite l’ombre de Léon Trésignies, héros trop oublié de la Première Guerre, tombé à Pont-Brûlé, sur le canal de Willebroek. Humour aussi, comme celui – involontaire – de ces soldats anglais en campagne qui, sur la place de Mons, esquissent sans le savoir une physiologie de la Belgique : à entendre parler autour d’eux, impossible de trancher s’ils se retrouvent en France, en Flandre ou en Wallonie.
Ghislain Cotton
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