Des embryons et des dieux
Plasticienne pluridisciplinaire montante, Carlotta Bailly-Borg élabore un langage plastique singulier né des déconstructions et des incertitudes du présent. Ses personnages encore à naître s’exposent chez Ballon Rouge où elle effectue un retour à la peinture.
Il faut être fou ou d’une extrême mauvaise foi pour penser qu’une époque peut créer comme les autres. Imaginer que ce qui a été produit une fois peut valoir pour toujours dans un monde en perpétuelle mutation relève du délire psychotique. Sans cesse de nouveaux séismes ébranlent les certitudes et créent des cataclysmes intérieurs se répercutant sur les formes. Raison pour laquelle la fin de l’art, tant de fois promise, n’aura jamais lieu.
Question: quel est le socle actuel, la condition de possibilité contemporaine d’une oeuvre? Indéniablement, l’heure est à la destruction des grands récits et des modèles binaires du patriarcat. De tous les côtés, la pensée nous incite à Sortir de l’hétérosexualité, tel que le promet l’interpellant livre de Juliet Drouar, ou à Réinventer l’amour, comme le prône l’essayiste Mona Chollet. L’ erreur serait de croire que cet arrière-fond philosophico-sociétal est adopté de manière consciente et réfléchie par les artistes – si c’est le cas, ce qui les guette, alors, est une sortie immédiate du domaine de l’art pour celui de la culture. Non, le modèle qui opère actuellement est celui de l’infusion, de l’imprégnation: plasticiens et plasticiennes trempent dans les eaux froides du réel jusqu’à la restitution d’une esthétique.
Il n’y a plus de figure sur un fond mais un espace où tout constitue un fond et où tout est figure.
Pour qui observe, les grandes lignes de cette esthétique sont évidentes. Il est désormais question de figuration. La jeune génération n’est que très peu concernée par l’abstraction et son désir d' »énigmatisation » du monde. Peut-être que la cause de cette adhésion figurative est à chercher dans le dialogue imposé par la prolifération des images telles qu’elles se déversent par milliards sur les réseaux sociaux. Lesquelles représentations consacrent dans leur immense majorité le règne du mème, celui de la domination. Face à cette puissance d’homogénéisation, le critique d’art Nicolas Bourriaud a montré dans son dernier ouvrage, Inclusions, la montée en puissance d’une esthétique inclusive comme un rempart à la marchandisation du monde fabriquée par un capitalisme avide de forclore les êtres, les choses et les corps.
Fonds et figures
Artiste diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy en 2010 et ayant résidé au pavillon du Palais de Tokyo entre 2012 et 2013, Carlotta Bailly-Borg (1984, Paris) condense toute cette problématique dans son oeuvre sans qu’il soit question d’une quelconque stratégie. Cette Française installée à Bruxelles, où elle a, entre autres, réalisé une très belle fresque murale au Beursschouwburg, est traversée par cette « pensée inclusive » pointée par Bourriaud et comprise comme l’intégration d’éléments vivants, issus de régimes différents, se réalisant dans son cas à travers une technique de transfert.
Pour s’en convaincre, on ne saurait trop recommander d’aller découvrir sa dernière exposition à Ballon Rouge, une galerie collaborative et réticulaire située dans la capitale. L’ accrochage, placé sous le commissariat bienveillant d’Evelyn Simons, articule six toiles verticales aux dimensions imposantes – 1,80 mètre x 1,20 mètre. Ce qu’on voit déroute, et pas seulement parce que l’artiste effectue un retour à la peinture après avoir travaillé la céramique. Il s’agit de figures totalement fluides en matière de genre ou de race. Tatouées de bribes de nature, branches et feuilles, à la faveur des transferts de photos apposés, les silhouettes semblent évoluer à l’intérieur d’une sorte de placenta, se mouvoir dans un liquide amniotique. L’impression qui domine est celle d’un continuum à l’intérieur duquel il n’y a plus de figure sur un fond mais un espace où tout constitue un fond et où tout est figure. « Le cadre de la toile instaure une tension, il occupe une fonction performative », analyse la curatrice. Des personnages à naître? Oui, on peut d’ailleurs les voir comme la promesse d’une nouvelle humanité qui n’appréhenderait plus le monde sur le mode de l’objet et du sujet mais bien sous la forme d’une fusion. Ces êtres à venir, dont certains semblent déjà en chemin vers la sortie, pourraient bien être des divinités, des « surhommes » au sens nietzschéen du terme. Soit des créatures situées au-delà de nos actuelles apories.
L’univers de Carlotta Bailly-Borg s’étire librement à travers une imagerie complexe. On devine des sources savantes. Evelyn Simons les évoque, qu’il s’agisse de manuscrits médiévaux, notamment ceux qui mentionnent « l’homme zodiacal » aux confins du corps et des astres, voire des mythes helléniques ou, en raison de la grande sensualité des figures toutes en lignes courbes, des représentations érotiques japonaises. S’invitent également d’autres représentations élargissant nos cadres de référence, par exemple celles d’un Mahabharata fantasmé. Et s’il s’agissait de sélectionner une bande-son pour épouser la contemplation de ces magmas flottants et matriciels? Sans doute faudrait-il en passer par le psychédélisme expérimental du compositeur Alain Goraguer tel qu’il l’a déployé pour le film d’animation La Planète sauvage.
Carlotta Bailly-Borg, à Ballon Rouge, à Bruxelles, jusqu’au 19 février.
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