Des bâtons dans les rues
» Regardez les majorettes passer… « , chante Pierre Perret. Mais les demoiselles aux bottes blanches passent de moins en moins : les candidates au lancer de bâton se font rares. Vitrine de l’art kitsch, leur discipline, exigeante, en fait pourtant de vraies sportives
Elle marche, la main sur la hanche, la pointe des pieds tendue, la tête haute, et prend la pose devant le kiss and cry. Le lieu de toutes les chances et de tous les désespoirs. C’est là, devant ce rideau gris planté aux abords du terrain, que les athlètes attendent le verdict du jury. 5,2, 5,4, 4,9, 5,1. Le sourire de Claire lui mange la figure. L’heure n’est pas à la tristesse, pour elle, au milieu de ce décor de » baisers et de larmes « , mais au bonheur. Elle quitte le terrain, son bâton à la main, en faisant des bonds de joie, et saute dans les bras de son mari. Cotée sur 10 points, sa prestation était excellente, même si elle semble faible au regard des performances alignées par les meilleures athlètes du monde. Du bout du bâton, elle pourrait toucher son rêve : participer aux prochains championnats européens ou mondiaux de twirling, cet art si particulier que pratiquent… les majorettes.
Genappe, un dimanche d’avril, un terrain de basket. Sur l’aire de jeux, une bonne trentaine d’athlètes s’échauffent. Sautent, tournent, s’élancent, pirouettent, dansent. Les bâtons volent, prêts, pour les uns, à retomber délicatement dans les mains qui se tendent vers eux, et pour les autres, à s’écraser au sol. Sur les bancs, point de spectateurs, ou si peu. Seuls les membres des équipes y ont pris place, éparpillant leurs sacs de sport, leurs » cougards « , ces petites chaussures beiges semblables à des chaussons de danse renforcés, et leurs bouteilles d’eau. Tout de noir habillées, filiformes, de jeunes twirleuses néerlandophones écoutent les dernières recommandations de leur coach. Elles sont là pour gagner, de toute évidence. Un peu plus loin, l’équipe de Cortil Noirmont s’échauffe. Elle accueille le seul homme qui participe, ce jour-là, à la compétition. Deux adolescentes des » Mignonnettes du quartier Bruegel « , un groupe bruxellois ancré dans les Marolles depuis presque trente ans, répètent leur duo. Une maman coud en vitesse les dernières paillettes qui manquent au costume de sa fille. Elle y a travaillé jusqu’à 2 heures, la nuit précédente. Les athlètes se coiffent. Ça sent le gel et la laque. Le stress aussi.
» Par respect pour les athlètes, je vous demande le silence « , lance l’une des organisatrices dans le micro. Quand la première majorette, en maillot rouge, entre en scène pour les mouvements imposés, le silence est royal. Elle exécute, dans l’ordre, les figures qu’elle connaît par c£ur. Revient à sa place entre chaque numéro. Cache son dépit lorsque le bâton tombe trop loin d’elle pour qu’elle puisse le rattraper. Ravale une grimace lorsqu’elle se tord la cheville. En twirling, une athlète n’a pas le droit de quitter le terrain avant la fin de sa prestation, quoi qu’il lui arrive. » J’en ai vu vomir en compétition, explique Marie-Jeanne Falisse, qui entraîne les Mignonnettes du quartier Bruegel. Il faut finir, toujours. C’est une question de respect pour le public. »
Cher et exigeant
Dans un coin du terrain, la première athlète, encore essoufflée, attend ses points. Le maintien, la technique, le regard, la position des mains et celle des pieds, tout est passé au crible par le jury. Chaque lâcher de bâton coûte deux dixièmes de point. Chaque perte d’équilibre est sanctionnée. La GRS (gymnastique rythmique et sportive) n’est pas loin. Mais le twirling ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle, d’aucun subside et, faute d’un nombre de membres suffisant (ils sont quelque 500 en Belgique, également répartis entre les Communautés française et flamande), ne peut être considéré comme une association sportive.
La discipline navigue, il est vrai, entre des exigences de haut niveau et l’image que l’on se fait toujours des majorettes : populaires, ringardes, ancrées, pour la plupart, davantage dans la vie rurale qu’urbaine. Décalées. Bref, folkloriques. Et, souvent, ce mot sent un peu le mépris.
C’est tout le contraire en France. On y compte 5 000 majorettes, dont tous les frais sportifs sont supportés par la fédération. En Belgique, le transport, les costumes, qui se vendent couramment 250 euros, leur entretien, les assurances, les coûts d’entraînement et de location de salle sont entièrement à charge des athlètes. Les prestations effectuées dans le cadre de cortèges de rues, de fêtes de quartier ou de braderies ramènent bien quelque argent dans les caisses, mais le twirling reste cher. Et exigeant. Les Mignonnettes du quartier Bruegel répètent trois fois par semaine, à raison de deux heures par soirée. S’y ajoutent les prestations le week-end, comme dans le cadre de la Zinneke Parade, le 13 mai dernier. » Aujourd’hui, les jeunes disposent plus facilement d’une voiture, ce qui leur permet de sortir davantage, explique André Gaspard, président francophone de la Fédération nationale de twirling bâton belge. Nous souffrons aussi d’une image désuète. Quant aux rares garçons qui pratiquent ce sport, ils se font souvent insulter lorsqu’ils défilent dans les rues. Les spectateurs les traitent de » tapettes » et leur adressent des doigts d’honneur. »
Wanted : majorettes
Les Mignonnettes du quartier Bruegel ne sont pas épargnées par cette vague de désintérêt pour leur pratique favorite. Alors qu’elles ont compté jusqu’à 60 membres, elles ne sont plus qu’une petite quinzaine, âgées de 5 à 23 ans. Mais aucune limite d’âge n’est fixée. » Il y a un creux dans les recrutements depuis deux ou trois ans, confirme Marie-Jeanne Falisse. C’est la première fois que j’ai mis des affiches dans les vitrines des commerces du quartier pour trouver de nouvelles recrues. La télévision et l’ordinateur sont nos pires adversaires. C’est une question de mode aussi : par moments, les gens n’ont plus tellement envie de voir défiler des pelotons de majorettes dans les rues. Il faut donc se renouveler tout le temps : ce que nous faisons aujourd’hui est très différent de nos prestations d’il y a trente ans : le hip-hop et le break sont désormais au menu. C’est indispensable pour rester dans le coup. Ce serait dommage que la discipline se perde. Grâce à elle, les filles apprennent la valeur du travail, le respect d’elles-mêmes et la vie en groupe. Elles prennent aussi confiance en elles, quel que soit leur physique. Sans parler du rôle d’intégration des communautés, essentiel dans un quartier comme celui des Marolles. »
Dans les haut-parleurs, une musique disco se déchaîne soudain. Un » poussin « , c’est-à-dire une athlète de moins de 5 ans, fait son entrée sur le terrain en compétition free style (style libre). Maquillée comme une star, elle guette les mouvements de sa mère qui, debout derrière les bancs, lui indique les gestes à faire. La poussine, qui se présente hors concours, fait bien entendu un triomphe, en dépit de ses lancers de bâton sauvages. Comme souvent, le virus du bâton se transmet de mère en fille. Dans le groupe que dirige Marie-Jeanne Falisse, certaines majorettes appartiennent déjà à la deuxième génération. Dans les compétitions de groupe (de 5 athlètes, au moins), on reconnaît d’ailleurs parfois des traits de famille : plusieurs s£urs font partie de l’équipe. Les majorettes raccrochent généralement leurs chaussons lorsqu’elles entament des études supérieures ou qu’elles fondent une famille.
Après les poussins passent les pupilles, les minimes, les juniors, puis les seniors, qui ont plus de 15 ans. Le drame survient lorsque Lindsey, championne de Belgique, est en pleine prestation. Alors qu’elle s’apprête à bondir pour effectuer une figure difficile, le CD saute au milieu du titre musical qui la porte. Furieuse, en larmes, elle sort du terrain et jette son bâton par terre. Dans le public, on entend un grand » oh ! » consterné. Le jury se réunit immédiatement autour de la sono incriminée. L’athlète risque la disqualification pour avoir quitté la scène de la sorte. Mais s’il se confirme qu’il s’agit bien d’un problème technique, elle pourrait se voir offrir une deuxième chance. Les membres du jury discutent, on réécoute le morceau qui, cette fois, se déroule sans encombre. Les minutes s’égrènent. Hors terrain, plusieurs athlètes de son équipe consolent Lindsey. Elle était venue pour gagner.
Le jury lui permet enfin de recommencer sa prestation. Déconcentrée, Lindsey commet plusieurs erreurs mais sort, digne, de la piste. Elle sera sélectionnée.
Comme Claire, seul membre de l’équipe des Mignonnettes du quartier Bruegel à avoir décroché son billet pour les Championnats du monde (!) qui se dérouleront à Rome, en août prochain. Mais elle ne s’y rendra pas. Le coût de sa participation (750 euros) l’en a dissuadée. Son bâton passera l’été en Belgique, dans le quartier des Marolles. A côté de ses bottes et du shako, son haut chapeau à plumes.
L.v.R.
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