Dans l’enfer de l’amiante
A 46 ans, Xavier Jonckheere a vu près de la moitié de sa famille mourir du cancer
de l’amiante. Depuis sept ans, il sait que les redoutables fibres sont présentes
dans ses poumons. Chronique d’un insatiable appétit de vivre,
entre espoir fou et angoisse de mort.
C’est l’histoire d’un homme ordinaire qui ne cesse de courir. Qui fuit à toutes jambes une flamme mortelle, allumée dans son dos pendant son enfance. La mèche se consume, mais il ignore si elle progresse avec nonchalance ou si, déjà, elle est à deux doigts de l’anéantir. Ce feu rampant ne lui est pas inconnu. Il a la couleur – bleue ou brune – de l’amiante. Il symbolise la maladie qui lui est associée, dite » mésothéliome « . Quand il regarde derrière lui, Xavier Jonckheere, ancien instituteur et aujourd’hui pompier professionnel dans le Brabant wallon, aperçoit le visage de son frère Pierre-Paul, mort il y a quatre ans – à l’âge de 43 ans – de l’implacable cancer de la plèvre.
Si Xavier court comme un diable, c’est parce qu’il ne peut plus supporter les derniers souvenirs de son frère : sa peau sur les os, ses articulations saillantes, ses yeux qui s’éteignent petit à petit. Pierre-Paul était son complice et son confident. Pour tenter d’oublier, Xavier a changé de vie. Fini le repos du week-end, où il » réfléchissait trop » ! Aujourd’hui, il se démène tant et plus, il s’agite, il s’époumone dans les activités physiques les plus exigeantes : escalade, vélo, kart, surf, interventions d’urgence avec les hommes du feu, conduite de machines de terrassement. Plus il est fatigué, plus il respire. Plus ses muscles lui font mal, plus il se sent vivre.
Vivre ? Elle était belle, la vie de son enfance ! Xavier Jonckheere et ses quatre frères ont grandi à Kapelle-op-den-Bos, ce bourg situé à la frontière du Brabant flamand et de la province d’Anvers, siège de l’entreprise Eternit. Rien que du bonheur : les matchs de foot au pied de la belle bâtisse familiale, mise à la disposition de leur papa ingénieur par l’employeur ; les jeux de cache-cache et les batailles de pirates dans les entrepôts. Aucun des enfants ne savait, à l’époque, que ce terrain d’aventures paradisiaque constituait, en fait, le ferment de leur enfer.
En 1987, leur père meurt du mésothéliome. Il n’a que 60 ans. Mais le véritable déclic – et la naissance de la révolte de Xavier – ne se produit que longtemps plus tard. En 1999, rapatriée d’urgence de l’étranger, la maman des cinq garçons découvre qu’elle est atteinte de la même maladie que son mari. Pour qualifier ce mal qui la ronge de l’intérieur, elle parle de son » dragon « . Elle réalise qu’elle n’a jamais mis les pieds dans l’usine. Or le mésothéliome n’est pas transmissible entre individus. C’est donc que tout l’environnement, dans ce quartier laborieux de Kapelle, était empoisonné faute de protections ! Par déduction (l’amiante, à cette époque, fait enfin parler de lui dans les médias), la famille comprend que les fibres étaient partout dans les alentours de l’usine : flottant dans l’air ambiant, incrustées dans la poussière du sol et jusque dans l’infâme mélasse polluée, rejetée par l’usine à deux pas du terrain de jeux des enfants.
Deux mois à peine après avoir engagé une action judiciaire contre Eternit, Françoise Jonckheere meurt. A la fin de 2006, trois ans après le décès de Pierre-Paul, c’est au tour de Stéphane (43 ans), le jeune frère de Xavier, d’apprendre que sa plèvre est atteinte par le cancer. Il y a cinq mois, il a subi une ablation du poumon. Terrifiante question : à qui le tour ? En effet, peu avant la mort de leur maman, les cinq frères avaient passé un scanner. C’est à ce moment que le diagnostic était tombé : les poumons de chacun, sans exception, contenaient des fibres d’amiante. Or aucun pneumologue ne peut ôter ce poison de l’organisme. Aucune machine ne peut freiner la migration des fibres dans la plèvre à chaque respiration. Xavier, depuis lors, est lucide : le cancer peut se déclarer à tout moment. Le temps de latence du mésothéliome est particulièrement long, jusqu’à trente ou quarante ans.
Les dépistages et examens médicaux : à quoi bon !
Pourtant, depuis trois ans, il néglige les examens médicaux censés l’alerter sur l’éventuelle survenue du mal. Aujourd’hui, il parle avec un certain détachement, avec une apparence de sérénité, de cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. » A quoi bon passer ces examens ? Je le saurai bien à temps, lorsqu’ il sera là ! » Une seule certitude : il ne se laissera pas mourir à petit feu. » Je n’aurai pas le courage d’aller jusqu’au bout de l’agonie. Je préfère encore me tirer une balle dans la tête « . Avant d’ajouter, tournant la tête vers son épouse : » En fait, je ne sais pas… » L’énergie de Xavier rayonne dans son habitation. Lui-même éclate de vigueur. » Je ne suis pas malade » clame-t-il à l’envi. Et il ajoute : » Je n’ai pas le droit de me plaindre. » Avec émotion, il évoque la maladie, bien actuelle celle-là, d’amis et de proches.
Xavier aimerait tant vivre normalement, faire » comme si « . Ne plus être en alerte à la moindre toux persistante, au moindre éternuement un peu inhabituel. Mais le déni est impossible. Par devoir de mémoire à l’égard de sa mère, il veut mener jusqu’au bout le procès contre Eternit. » Cette entreprise nous a volé nos parents. Et, à nos enfants, elle a ravi un papy et une mamy. » S’il continue à se battre, c’est aussi par solidarité avec toutes les familles victimes de l’amiante. L’asbeste, un tueur ? On connaissait le danger dès les années 1960 ! On a attendu trente ans avant d’interdire sa fabrication ! Et l’on n’a rien dit – sinon au compte-gouttes – aux ouvriers, aux ingénieurs et aux familles. Comment, avec une telle rage au ventre, pourrait-il faire comme si rien ne s’était passé ? Comment pourrait-il tourner la page ?
Une victoire en demi-teinte, bien amère
Après la mort de sa mère, Xavier a réuni une quinzaine de familles vivant autour de l’usine de Kapelle. Il voulait les alerter du danger, les informer des étranges » oublis » de la direction d’Eternit, où plusieurs cadres sont pourtant décédés en série, probablement des suites de l’inhalation des fibres. Avec une autre victime de l’asbeste, aujourd’hui décédée, il a fondé l’Abeva, l’association belge des victimes de l’ami-ante. Las ! Parmi les familles de Kapelle-op-den-Bos alertées par ses soins, une seule a rejoint l’association. Certaines n’ont pas été frappées par la maladie. D’autres ont enterré leur mort et se sont résignées, acceptant les indemnités payées aux proches par l’entreprise et refusant de se lancer dans d’épuisantes démarches judiciaires. » C’est dommage, mais je les comprends tellement… «
Le samedi 20 octobre (1), Xavier Jonckheere et son frère, Eric, seront place de la Monnaie, à Bruxelles, en compagnie de centaines de victimes – professionnelles ou » environnementales » – de l’amiante. Ensemble, ils célébreront la victoire de l’Abeva : la création du Fonds amiante qui, depuis le 1er janvier 2007, indemnise les victimes non couvertes par le Fonds des mala-dies professionnelles. Ils tenteront d’alerter, encore une fois, les ouvriers et les indépendants du secteur de la construction – plombiers, électriciens, chauffagistes… – confrontés à l’amiante sur des milliers de chantiers de rénovation ou de démolition.
Mais la création de ce fonds est aussi une victoire bien amère. En effet, dès lors qu’une victime de l’amiante y a fait appel, elle renonce à toute action judiciaire contre les entreprises du type d’Eternit. » Pour être aidé par le Fonds, mon frère malade a dû se désengager du procès en cours. Ce n’est pas normal ! Nous sommes probablement des centaines, en Belgique, à avoir des plaques pleurales. Mais, officiellement, nous sommes inconnus au bataillon des victimes de l’amiante. On nous doit une reconnaissance, une indemnité morale. » Insupportable dilemme – une singularité belge – des victimes de l’amiante : devoir choisir entre une victoire en justice, hypothétique et souvent très tardive, et une indemnité financière accordée comme une aumône.
(1) Abeva : www.abeva.be ou 0476 78 88 33.
Philippe Lamotte
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