Daniel Pennac »Il suffit d’un prof pour vous sauver »
En 1992, le romancier et professeur de français Daniel Pennac triomphait avec Comme un roman, hymne d’amour à la lecture décomplexée. Depuis, l’auteur à succès de la saga Malaussène a quitté le tableau noir, réservant sa verve et ses enthousiasmes à ses seuls écrits. Mais il n’a pas oublié ses vingt-cinq années d’enseignement, ses 2 500 élèves, ni sa douleur de cancre invétéré. Indifférent à rien, passionné par tout, le voilà qui replonge, à 62 ans, dans l’univers scolaire avec ce livre témoignage (1), tout à la fois léger et grave, potache et sérieux. Histoire de régler des comptes avec le petit Daniel Pennacchioni d’hier et avec bien des idées préconçues. Un retour sur les bancs de l’école plein de charme, d’amour et de bon sens.
Vous tenez, dès les premières pages, à affirmer qu’il ne s’agit pas ici d’un énième livre sur l’école.
E Oui, je ne prétends en rien régler les problèmes de l’école. C’est juste un témoignage sur la douleur du cancre et ses effets collatéraux sur les professeurs et les parents. Il est le fruit d’une lente maturation, qui s’est accélérée, il y a trois ou quatre ans, lorsque ma mère, après avoir vu sur Arte un film qui m’était consacré, a demandé à mon frère : » Tu crois qu’il s’en sortira un jour ? » L’expression de ce tourment maternel persistant m’a impressionné. J’ai voulu régler un compte avec moi-même.
Vous ne croyez pas au cancre joyeux ?
E Non, le mauvais élève heureux n’existe pas. il peut compenser par le chahut, mais c’est toujours de la compensation. Moi, d’ailleurs, j’étais réputé plutôt gai, farceur, joueur (j’étais imbattable au polochon et au ballon prisonnier) ; n’empêche que la souffrance était là. Dès que j’entrais en classe, je tombais dans la détestation de moi-même.
Vous donnez-vous en exemple pour dédramatiser la situation ?
E Un peu, bien sûr : » Si vous voulez faire rire Dieu, racontez-lui vos projets. » Une seule certitude, avec l’avenir : rien ne s’y passe comme prévu. Regardez-moi : mon échec scolaire me vouait au néant social. Ma mère tentait de se rassurer auprès de son entourage : » Ah ! Daniel… Enfin, ses frères m’ont promis qu’après notre disparition ils s’occuperaient de lui. » L’avenir en a décidé autrement.
Il n’y a donc pas de fatalité ?
E Non, à une seule condition, d’ordre clinique : il faut rendre impératif le passage d’un audiogramme et d’un examen de la vue à chaque gosse en maternelle, à l’entrée du primaire et au lycée. Je me souviens d’un adolescent en difficulté, que sa mère considérait comme un grand rêveur. Ses dictées étaient truffées de fautes qui ne ressemblaient à rien. Je l’ai envoyé chez un ORL : en trois mois, le toubib l’a sorti d’affaire. En fait, il n’entendait pas les fréquences aiguës. Ce malentendu, au sens propre du terme, avait duré quinze ans !
Le fait d’avoir été un cancre vous a-t-il aidé à enseigner ?
E Oui, dans le sens où j’ai tiré un savoir de ma cancrerie. Elle m’a apporté la connaissance des mécanismes par lesquels un élève, qui s’est très tôt persuadé de son idiotie, cherche à briller par ailleurs, en déconnant, en agressant, en fuguant… Les ex-bons élèves ont du mal à admettre qu’on ne puisse comprendre que 2 et 2 font 4. En réalité, le problème est ailleurs, il n’est pas dans l’objet de l’incompréhension, mais dans la peur de ne pas comprendre.
Considérez-vous avoir été victime du système scolaire ?
E Absolument pas. Arrêtons avec cette manie de la victimisation. Elle n’a d’autre fonction que de désigner des coupables au lieu de chercher des solutions. Dans notre système, la » bouc-émissarisation » est à tous les étages : au primaire, on se demande ce que les gamins ont fichu à la maternelle ; dans le secondaire, on ne comprend pas comment le primaire fabrique tant d’analphabètes, et ainsi de suite. A chaque étape on arguë du fameux » manque de bases « , qui signifie » ce n’est pas ma faute et je ne peux rien y faire « . Alors que, en français, un gosse qui n’est ni sourd, ni aveugle, ni dyslexique, ni totalement fermé à notre langue est rattrapable au moins jusqu’en troisième.
Vous inventez un temps, le présent d’incarnation. Que signifie-t-il ?
E Que souvent la solution se trouve ici, maintenant, dans cette classe : en cours de français, en cours de maths… Dès que je me contentais de faire de la psychologie, j’avais toutes les chances de me tromper. Bien sûr, je mets de côté les gosses maltraités, qui, eux, nécessitent une attention plus spécifique. Reste que le chagrin d’école ne peut se soigner efficacement que dans chaque matière enseignée. Il n’y a pas de meilleure thérapie, à mes yeux, que de sortir un gosse du zéro en orthographe. Le jour où l’enfant obtient 14 ou 12, c’est merveilleux à voir et plus efficace qu’un antidépresseur ou un cours de morale ! Quand un gosse m’annonce : » J’aime pas lire « , si je le crois, il est foutu. Seulement, moi aussi, je suis foutu, en tant que prof. Que me dit-il, en réalité ? » J’ai la trouille de la question que vous me poserez inévitablement après la lecture. » La question de la peur est au centre de toutes les matières. Ainsi, j’ai envoyé des tas de gosses détruits à la mathématicienne Stella Baruk. Je n’en ai jamais vu ressortir un qu’elle n’ait pas remis sur les rails en quelques séances. Ce faisant, elle les réconcilie avec eux-mêmes.
Encore faut-il trouver des Stella Baruk…
E Pourquoi voudrait-on que, sur les quelque 800 000 enseignants, il y ait 100 % de gens exceptionnels ? Cela dit, j’en rencontre toujours lorsque je me rends aux invitations des écoles (mes bouquins étant devenus des objets de torture pédagogique). Je pense à cette prof, par ailleurs violoncelliste, du Blanc-Mesnil, qui tenait sa classe » blacketbeur » – des malabars gigantesques et des Betty Boop magnifiques – par sa capacité à les rendre absolument présents à son cours et aux textes. C’est le miracle de l’enseignement, il suffit souvent d’un professeur pour vous sauver. Le génie du genre était mon ami Pierre Arènes, qui faisait entrer en rang ses gamins d’Ivry dans sa classe, quand tous les autres couraient et braillaient dans les couloirs. Cela avait toutes les allures extérieures d’une imbécillité du xixe siècle, mais ce petit rituel installait les élèves dans la paix de son cours. Aux heures les plus dures de la journée, Pierre commençait ses cours par quelques minutes de silence. Ce silence ( » Ecoutez la ville « , leur disait-il) devenait le gage de la qualité de l’heure qu’ils allaient passer ensemble dans le refuge de cette classe. Et, en fin de journée, il leur lisait un texte, interrompu sur un point d’orgue, pour le poursuivre le lendemain. C’est ainsi que j’ai vu, chez mes propres élèves, quelques durs à cuire écraser une larme en écoutant l’agonie du Père Goriot.
Vous remettez en question nombre de certitudes en vogue ces dernières décennies, notamment au sujet de la pension…
E On peut, en effet, considérer qu’il est indigne de se débarrasser de ses enfants. Mais qu’on se penche alors sur ce que vit réellement l’externe en état d’échec scolaire. Comparons le tourment de cet enfant qui, tous les jours, doit fourbir à ses profs et à ses parents quantité d’explications mensongères. Mes parents m’ont envoyé dans un pensionnat dès la cinquième parce que j’avais cambriolé le coffre de la maison afin de faire un cadeau à un prof de français qui me donnait des – 38 en dictée. Je voulais acheter l’affection de mon bourreau ! Voilà le genre de construction mentale d’un cancre de 11 ans coincé chaque jour entre l’école et la famille ! La pension permet d’installer l’élève dans deux temporalités distinctes : cinq jours d’école, la famille pendant le week-end. Mentalement, ça le repose. Mais, bien sûr, elle n’a pas toutes les vertus !
La dictée et l’apprentissage par c£ur sont mal perçus par l’idéologie pédagogique.
E La dictée est évidemment un exercice inepte, voire meurtrier, si on se contente de défalquer des points pour établir un niveau. Mais, si on en fait un moyen d’apprivoiser la langue, elle devient un moment irremplaçable. Chaque matin, j’inventais une sorte de journal de la classe qui faisait office de dictée. Puis venait le jour où mes anciens nuls composaient eux-mêmes la dictée du lendemain. De même, l’apprentissage des textes par c£ur a longtemps été pratiqué en dépit du bon sens, comme un exercice purement mécanique. Alors qu’il faut dépasser l’enjeu de la vérification et plonger littéralement les gosses dans la langue. Mes élèves, par exemple, jouissaient vite de la découverte de leur propre mémoire. Ils roulaient des mécaniques mnémoniques, se jetaient des défis, récitaient Le Pont Mirabeau à l’envers. Le jeu est la respiration de l’apprentissage.
Vous parlez également du goût de l’effort, de la nécessité de la notation. Là encore, vous ne craignez pas de passer pour un ringard ?
E Non, pas du tout. Enfin, peut-être, mais peu importe. Le problème de la notation est simple. Lorsque vous posez une question, l’élève a le choix entre trois réponses : la juste, la fausse et l’absurde. Très souvent, l’élève en échec répond n’importe quoi. Il fournit une réponse absurde. Si vous acceptez de noter fausse une réponse absurde, vous cautionnez le gosse dans son évitement et votre propre notation est absurde. La réponse fausse présente sur l’absurde l’avantage d’une ébauche de réflexion. Il faut en tenir compte. Par bonheur, il existe aussi des élèves qui savent jouer avec l’absurde. Exemple : un de mes copains rend, au bac, une copie parfaite sur les lois de Mendel, qu’il termine ainsi : » Au reste, Mendel est surtout connu pour la musique de son fils, Mendelssohn. » Il a eu zéro ! Il était tombé sur une buse qui avait le degré zéro de l’humour.
Avez-vous eu des échecs ?
E Oh, oui ! J’ai souvent raté mon coup. Il arrive aussi que des élèves fassent un rejet absolu de l’institution scolaire. Trois élèves de terminale, par exemple, que j’essayais d’intéresser à L’Etranger, de Camus. Indifférence totale. Ils étaient Meursault ! Résolument ailleurs. Mais le plus grave, ce sont les jeunes à ce point clientélisés qu’ils sont fichus pour l’école.
Clientélisés, c’est-à-dire ?
E Les enfants d’aujourd’hui sont clients à part entière de la société marchande, qui ne s’adresse qu’à leurs désirs. Cette » maturité commerciale » les met sur un pied d’égalité avec les adultes et occupe entièrement l’esprit de ceux qui échouent dans leurs études (toujours la compensation.) Or les profs réclament aux élèves du » donnant, donnant « , du savoir contre de la concentration. Finalement, l’école reste le seul lieu social où on leur demande de payer de leur personne.
La violence, qui effraie la plupart des foyers, a en revanche, rappelez-vous, toujours existé.
E Enfin, je ne veux pas non plus faire l’ange. Déprédations de locaux, incendies de bahut, profs violentés, filles violées… on est loin de ce que j’ai connu ou commis. Mais cela concerne une infime minorité des 12 millions d’élèves, et je suis exaspéré de n’entendre parler aujourd’hui que de cela au sujet de l’école. C’est donner à penser que l’ensemble des gosses de banlieue sont des tueurs de prof potentiels. Globaliser le concept de racaille me paraît être profondément raciste. C’est un racisme qui stigmatise le pauvre dans une société dont je considère qu’en l’occurrence elle a perdu le sens de la paternité. Car les descendants des gens qui sont allés se faire zigouiller sur le Chemin des Dames, à Monte Cassino, à Dien Bien Phu, ou de ceux qui ont construit notre pays dans les années 1970 sont nos enfants.
Finalement, votre livre est assez optimiste, non ?
E Oui, dans le sens où beaucoup de progrès dépendent de nos comportements. Les professeurs que je rencontre, qui aiment leur matière, la transmission et les élèves, c’est-à-dire qui ne sont pas dupes de leur cinéma, leur font faire d’immenses progrès. Rien n’est rédhibitoire. l
(1) Chagrin d’école. Gallimard, 314 p.
Parallèlement, Daniel Pennac publie un beau livre de dessins savoureux mettant en scène un stylo plume noir : Ecrire. Hoëbeke, 64 p.
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