Cristal Park La chasse aux cadavres dans les placards
Après les fausses factures qui ont siphonné le projet immobilier Cristal Park à Seraing, un document compile les dépenses privées de Pierre Grivegnée aux frais de la société qui avait récupéré l’argent détourné. Le projet d’écovillage en Italie de Grivegnée et sa compagne en a profité.
C’est un document accablant pour Pierre Grivegnée, l’ex-cheville ouvrière du défunt projet immobilier Cristal Park à Seraing. Le Vif et la RTBF se sont procurés le rapport de gestion 2021 de Speci, la société faîtière du Cristal Park dont Pierre Grivegnée était administrateur délégué et actionnaire à 35%. Ce rapport a été présenté le 2 septembre dernier à l’homme d’affaires Guido Eckelmans, l’actionnaire désormais unique de Speci (Pierre Grivegnée lui a cédé toutes ses parts début juillet 2022 pour l’euro symbolique).
On peut lire dans ce rapport que « la gestion faite par l’ancien administrateur-délégué [des sociétés impliquées dans le Cristal Park], à savoir Monsieur Pierre Grivegnée, a été désastreuse. » Il aura en effet fallu attendre sa démission mi-mai 2022 pour que la comptabilité réelle de Speci, ces dernières années, puisse être remise à jour. Et, demi-surprise, elle fait apparaître « plusieurs dépenses, sans lien direct avec les activités de la société et qui semblent avoir été faites dans l’intérêt privé de cet ancien administrateur-délégué, et ce au cours de plusieurs exercices comptables. »
Ambassade du Canada
Demi-surprise car on savait déjà que l’homme avait réalisé une quarantaine de fausses factures en 2010, comme l’avaient révélé Le Vif et la RTBF début juillet 2022. Objectif : permettre à Speci de siphonner quelque 900.000 euros d’Immoval, la société qui développait le projet Cristal Park. Ces révélations ont poussé la Ville de Seraing à déposer une plainte pénale contre Pierre Grivegnée et X au milieu de l’été. Mi-octobre, Grivegnée a été arrêté, inculpé d’abus de biens sociaux et placé sous mandat d’arrêt. Il est en aveux pour les fausses factures de 2010 et a même reconnu en avoir confectionné au moins une après 2019…
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Voici à présent des dépenses privées réalisées avec les fonds de Speci, et donc au détriment de cette dernière. Le rapport pointe une facture de 25.000 euros d’une agence immobilière qui « semble avoir servi à payer l’appartement privé de Pierre Grivegnée », ou des frais pour 241.000 euros liés à la vente d’immeubles en 2017 alors que Speci « ne dispose d’aucun immeuble ». Un essai à Spa-Francorchamps, des factures Aston Martin Racing pour 80.000 euros, une flopée de relevés pour des prestations motorisées : entre 2011 et 2014, la passion de Pierre Grivegnée pour la course automobile semble avoir été financée par Speci. Plus original : le transport d’une œuvre d’art en 2016 par une société de la Côte d’Azur (2.580 euros), un vélo acheté à Hognoul en 2019 (2.651 euros), une facture de l’ambassade du Canada (2.000 euros), ainsi que des frais divers pour 47.755 euros qui « semblent consister, pour la plupart, en des dépenses personnelles de Monsieur Grivegnée. »
Ecovillage italien
Parmi ces transactions, on trouve aussi trois virements de Speci réalisés entre juillet 2020 et janvier 2021. Ils alimentent directement le compte de la société italienne Eco Borgo Di Toppo qui développe le projet privé d’écovillage initié par le couple alors formé de Pierre Grivegnée et Valérie Depaye, la directrice de la régie communale sérésienne Eriges (Eriger Seraing). Certes, le montant reste modeste – 12.500 euros – mais le conseil d’administration de Speci s’interroge : « Aucun compte-rendu relatif à ce projet n’a été fait par l’ancien administrateur-délégué, Monsieur Pierre Grivegnée, et la société n’est donc pas en mesure d’identifier à quoi correspondent ces frais, ni même quelle plus-value ceux-ci ont apporté à la société. »
Le Vif a pu identifier ces frais. Ils sont évoqués dans un projet de pacte d’actionnaires de la société Eco Borgo : « Pierre Grivegnée a financé via sa société immobilière Speci les différentes études et frais permettant d’introduire les demandes nécessaires auprès des administrations compétentes » (villes, province et région). Des demandes de pré-autorisations pour développer un espace touristique sur le site convoité – un village du 15e siècle entouré de vignes et d’oliviers en Ombrie (centre de l’Italie). Un compromis de vente pour l’achat du village avait été signé, en novembre 2019, mais était conditionné à l’obtention de ces pré-autorisations.
Conflits d’intérêts
Elles ont été accordées en août 2020 et n’ont pas profité à Speci, mais bien à un autre de ses fournisseurs qui intrigue les administrateurs de Speci : United By, la société luxembourgeoise cofondatrice à 50% de l’italienne Eco Borgo. Or Speci « ne dispose d’aucune convention avec United By et s’étonne de ce que Monsieur Pierre Grivegnée, ancien administrateur-délégué, est également actionnaire de cette société. » United By a en effet été créée en 2014 par Pierre Grivegnée (75% des parts) et Michaël Schmetz (25%). Le conflit d’intérêts de Pierre Grivegnée est patent. Et l’absence de contrat entre Speci et United By interpelle.
Une autre chose intrigue : Speci doit, depuis 2013, plus de 86.000 euros à la régie communale Eriges pour une mission réalisée dans le cadre du projet Cristal Park. La directrice d’Eriges, Valérie Depaye, ne pouvait l’ignorer. En s’impliquant personnellement dans le projet d’écovillage bien au-delà d’un simple rôle de traductrice – divers documents en attestent –, Valérie Depaye n’a-t-elle pas manqué de prudence ? N’aurait-elle pas dû, d’abord, défendre les intérêts publics de la Ville de Seraing en exigeant de Speci le paiement de sa dette à Eriges, avant de se lancer, à titre privé, dans ce projet italien aux côtés de l’administrateur délégué de Speci ? Car pendant que Speci devait 86.000 euros à Eriges, la directrice d’Eriges aidait directement le patron de Speci à dépenser une partie de cette dette en Italie.
Valérie Depaye s’en défend et estime que « les intérêts publics ont bien été défendus ». Elle assume : « En 2020 et 2021, sur mon temps privé, j’ai en effet brainstormé, je me suis rendue sur le site du projet, j’ai réfléchi avec d’autres et j’ai utilisé mes compétences en italien. » Et elle précise qu’elle n’est « nullement associée par contrat, par participation, ou par rémunération » au projet d’écovillage ou aux sociétés qui le portent. Professionnellement, Valérie Depaye estime n’avoir « rien à se reprocher ». Personnellement, elle se dit « ulcérée » et « dégoûtée » par la découverte, via la presse, des agissements de son ex-compagnon, qu’elle a quitté en 2021.
86.000 euros perdus pour Eriges
Revenant sur la créance de 86.000 euros, Valérie Depaye précise qu’il s’agit de factures envoyées par Eriges à Speci en 2013 découlant d’une convention de collaboration signée deux ans plus tôt. « Tous les moyens ont été mis en œuvre pour que cette créance soit recouvrée (rappels, mises en demeure), nous répond-elle. Mais en l’absence de paiement, le conseil d’administration d’Eriges a décidé d’une réduction de valeur quant à cette créance. » Une « réduction de valeur », en langage comptable, signifie qu’on abandonne définitivement tout espoir de récupérer la créance. La régie communale autonome de Seraing a donc perdu 86.000 euros à cause de Speci, pilotée par Pierre Grivegnée…
Quant au projet d’écovillage en Ombrie, il poursuit son développement… mais sans United By. La société luxembourgeoise de Pierre Grivegnée et Michaël Schmetz a en effet revendu sa participation de 50% dans Eco Borgo à son partenaire italien Boscolo Hospitality en juin 2022, « avec une petite plus-value », précise Michaël Schmetz. Une vente réalisée dans la foulée de nos révélations sur l’existence de ce projet privé qui semblait accaparer les ressources de Pierre Grivegnée et Valérie Depaye au détriment du Cristal Park, lequel tardait déjà à sortir de terre. « Le fait que notre projet a été éventé par la presse début mai et que Pierre était impliqué dedans a joué dans notre décision de revendre, je ne m’en cache pas. Mais la raison principale, c’est que Boscolo tirait le projet vers le très grand luxe et voulait procéder à une augmentation de capital que nous n’aurions pas pu suivre », conclut Michaël Schmetz, qui s’est désolidarisé de Pierre Grivegnée et souhaite aujourd’hui dissoudre United By…
Pierre Grivegnée voulait toucher 1,4 million d’euros au Luxembourg
Un montant total de 1,8 million d’euros a-t-il été transféré, entre 2014 et 2019, de Speci à la société luxembourgeoise United By, dont Pierre Grivegnée est actionnaire (à 75%) et qui a investi dans le projet d’écovillage en Italie? Ce montant apparaît en effet dans un document comptable remis par Speci elle-même au tribunal de l’entreprise de Liège, dans le cadre d’une procédure de réorganisation judiciaire toujours en cours. Il correspond bien au total général des «mouvements» entre Speci et son fournisseur United By durant la période envisagée. Mais cela ne coïncide pas avec les paiements effectués par Speci à United By, insiste Michaël Schmetz, actionnaire (à 25%) et gérant unique de la société luxembourgeoise. En effet, ce total inclut notamment une facture de 1,4 million d’euros, envoyée en avril 2015 par United By à Speci, facture qui n’a jamais été payée par Speci. Du coup, fin décembre 2015, afin d’équilibrer ses comptes, United By a émis une note de crédit de 1,4 million d’euros pour annuler la facture initiale.
Dès lors, le total des montants réellement payés par Speci sur la période envisagée est de 410.420 euros. Le gérant d’United By précise par ailleurs que les fonds utilisés pour investir 1,5 million d’euros dans le projet d’écovillage en Italie proviennent d’un groupe de cinq investisseurs privés belges, dont il fait partie, rassemblés par Pierre Grivegnée.
Là où ça devient amusant, c’est que cette fameuse facture de 1,4 million d’euros était destinée à rémunérer Pierre Grivegnée pour son travail de gestion du projet Cristal Park. Au Luxembourg, donc. Speci n’ayant pas les liquidités nécessaires en 2015, la facture n’a pas été honorée. Par contre, Speci a bien réglé cinq autres factures entre décembre 2016 et août 2018 totalisant 290.420 euros pour rémunérer Pierre Grivegnée. Comment ce dernier a-t-il récupéré cet argent? De deux manières, peu orthodoxes. D’une part, l’ex-cheville ouvrière du Cristal Park aurait réalisé des dépenses personnelles avec l’argent d’United By via son compte courant interne à la société, atteignant 49.000 euros fin 2020. D’autre part, il aurait imputé à United By les frais importants occasionnés par son crash lors d’une course automobile en 2014, crash au cours duquel il a déclassé son Aston Martin Vantage GT3.
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