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Crepax reloaded

Les héritiers du maître italien de l’érotisme et du noir et blanc offrent à Valentina, son héroïne fétiche, une nouvelle intégrale… en couleurs. Un choix «courageux», en parallèle à une expo-vente qui fait redécouvrir à la fois l’influence et la modernité de Guido Crepax.

«Valentina, c’est moi!», aurait dit, pour paraphraser Flaubert, Guido Crepax à ses enfants, quelques années avant sa mort (en 2003, à l’âge de 70 ans). On n’a pas de mal à les croire: Guido Crepax a dessiné Valentina tout au long de sa vie d’artiste, la faisant même vieillir en même temps que lui. Valentina, photographe, enquêtrice et rêveuse, femme forte, libre et libérée devenant femme-objet quand elle en a le désir… Tous les amateurs de bande dessinée et d’érotisme cérébral connaissent cette héroïne hors norme, son physique androgyne et sa coupe à la Louise Brooks, d’abord détestée par les féministes de son époque avant d’en devenir un des hérauts.

Peu, néanmoins, la connaissent réellement, puisque près de la moitié de ses récits n’ont jamais été traduits ni édités en français. Une incongruité bientôt réparée: sous la houlette des Archivio Crepax, fondation mise en place par l’épouse puis les trois enfants du Milanais, Dargaud se lance dans une ambitieuse intégrale des septante histoires de Valentina, soit, si le public suit, douze volumes étalés sur quelques années. Avec une double particularité: tous les récits seront mis pour la première fois en couleurs, comme c’est le cas des deux premiers volumes qui viennent de sortir, et le tout sera publié dans la chronologie de leur réalisation – une prouesse, tant Crepax venait, revenait et re-revenait sur ses propres planches en fonction des éditions successives.

Le projet Valentina étant un peu fou, Crepax nous a nous aussi condamnés à la folie.

«Mon père était un perfectionniste», insiste Antonio Crepax, qui avait 5 ans quand son paternel a commencé à dessiner Valentina, en 1965, dans les pages du magazine Linus (et à l’origine dans un second rôle), et qui a fait le déplacement à Bruxelles pour inaugurer l’expo-vente qui se tient à la galerie Champaka, parallèlement à la publication des deux premiers volumes de l’intégrale. «Lorsque ses premières histoires ont été reprises en volume, elles ont souvent été modifiées par l’ajout de nouvelles parties, souligne-t-il. Le remplacement de certaines planches, la modification de séquences, l’insertion de nouvelles illustrations… Autant de variations expliquées dans les dossiers accompagnant chaque volume. Il était très ordonné, mais le projet Valentina étant un peu fou, il nous a nous aussi condamnés à la folie!»

Le passage à la couleur dans les intégrales est un bon moyen, selon le fils de Guido Crepax, de faire découvrir l’œuvre à ceux qui ne la connaîtraient pas encore.
Le passage à la couleur dans les intégrales est un bon moyen, selon le fils de Guido Crepax, de faire découvrir l’œuvre à ceux qui ne la connaîtraient pas encore. © National

Innovateur-explorateur

L’ autre folie, si c’en est une, consiste à mettre toutes les planches de Crepax et de Valentina en couleurs, alors que le «maestro» fut justement qualifié ainsi pour sa maîtrise du noir et blanc… «Ce choix du noir et blanc ne fut dicté que par la parution dans Linus, qui ne proposait pas ou très peu de couleur dans ses pages, justifie son fils. Or, il maîtrisait parfaitement la couleur, qu’il utilisait dans ses illustrations et ses travaux publicitaires. Nous avons donc catalogué absolument tout ce qu’il a produit, pour y puiser notre interprétation, au plus près de ses propres palettes mais aussi de l’époque à laquelle il a créé ses dessins. Les deux premiers volumes sont ainsi très marqués par la culture pop, les suivants seront différents.» Un choix radical qu’ Antonio Crepax qualifie lui-même de «courageux» et dont il est conscient «qu’il ne plaira peut-être pas aux fans de la première heure, mais cette intégrale ne s’adresse pas qu’ à eux. Il s’agit aussi de faire découvrir cette œuvre à ceux qui ne la connaîtraient pas encore et le passage à la couleur est un bon moyen pour y arriver.»

Valentina, héroïne hors norme au physique androgyne, a aidé son dessinateur à repousser bien des limites, y compris érotiques.
Valentina, héroïne hors norme au physique androgyne, a aidé son dessinateur à repousser bien des limites, y compris érotiques. © National

La Valentina de Crepax n’avait toutefois pas besoin de ça pour redevenir moderne, elle qui le fut bien avant les autres! Une modernité qui s’exprime tant dans les récits, mêlant rêve et réalité ou s’adressant à un public adulte raffiné et intellectuel (les dialogues sont pleins de références culturelles), que dans le dessin et les mises en scène. L’expo-vente d’une trentaine de planches originales issues des histoires des deux premiers volumes permet d’en prendre conscience au premier coup d’œil, tant Crepax était audacieux dans ses compositions et proche des Guy Peellaert et Jean-Claude Forest qui «inventèrent» avec lui la bande dessinée européenne et adulte dans les années 1960. Une influence, majeure, qui a traversé le temps et les années: l’expo-vente Champaka propose également les hommages à Crepax et Valentina de quatorze auteurs contemporains, parmi lesquels Cosey, Blutch, Loustal, Grenson ou Christian Durieux. Du bel ouvrage, qui conforte Antonio Crepax dans son analyse de l’œuvre de son père, «dont je n’ai eu une vision globale qu’après sa mort: mon père était un innovateur et un explorateur. Un homme très peureux et timide dans la vie, soit tout le contraire de son travail, où il était très courageux et où il a repoussé bien des limites, y compris érotiques. Quand je lui ai demandé, en le voyant adapter le marquis de Sade, « pourquoi tu fais ça? », il m’a répondu « je ne peux pas ne pas le faire ». Sade était un auteur très mal compris, et lui aussi avait cette crainte, en plus de détester la censure.»

Valentina, Intégrales 1 et 2 (1965- 1968), par Guido Crepax, Dargaud, 224 p. chacune.

Valentina, à la galerie Champaka, à Bruxelles, jusqu’au 21 mai.

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