Comment Visma est devenue la meilleure équipe cycliste au monde
Risée du peloton au milieu des années 2010, l’équipe néerlandaise Visma-Lease a Bike est devenue en moins d’une décennie l’incontestable référence mondiale.
Il paraît que le soleil espagnol est un remède presque miraculeux contre la déprime. Le 28 août 2015, la Costa del Sol donne en tout cas le sourire aux Néerlandais. Les vacances d’été sont bientôt terminées, mais les Bataves qui profitent des derniers jours d’ensoleillement andalou peuvent néanmoins éructer. Dans les derniers hectomètres de la montée vers l’Alpujarra, Bert-Jan Lindeman décroche le Biélorusse Ilia Koshevoy pour s’offrir la septième étape du Tour d’Espagne et le plus beau succès de sa carrière. Dans la voiture de son équipe Lotto-Jumbo, ancêtre de Visma, l’heure est au soulagement. C’est seulement le sixième bouquet d’une saison presque terminée pour une structure qui, quand elle se présentait aux départs sous les couleurs orange de la Rabobank, faisait partie des terreurs du peloton. En 2015, c’est hors du Top 10 que l’équipe néerlandaise a conclu toutes les classiques les plus prestigieuses du calendrier, ne sauvant sa cuvée que par d’anonymes places d’honneur au classement final du Giro italien (septième place pour Steven Kruijswijk) ou du Tour de France (Robert Gesink le termine au sixième rang).
Visma-Lease a Bike insiste sur quatre piliers: l’équipement, l’entraînement, le sommeil et la nutrition.
Quelques mois passent, et c’est encore en Espagne que l’équipe se retrouve pour préparer sa saison en faisant le plein de vitamine D. Hélas, comme dans un mauvais scénario, le ciel pleut des cordes sur des cœurs déjà inondés. Enfermés à l’abri dans leur hôtel, les têtes pensantes de l’équipe que sont Merijn Zeeman et Richard Plugge élaborent alors leur plan de bataille. Ils écrivent le «Blanco Koers», sorte de version à pédales des dix commandements aujourd’hui encadrée dans le bureau de Plugge, et présentent leur projet à l’équipe en l’illustrant par un montage Photoshop bancal. L’image est celle du podium du dernier Tour de France, surplombé par le vainqueur Christopher Froome. Sur le corps du Britannique, garni du maillot du Team Sky, le visage est remplacé par celui de Steven Kruijswijk, jeune espoir de longue date de l’équipe néerlandaise. Si l’image est presque grotesque, le plan est bien plus limpide: placer un homme sur le podium de la Grande Boucle d’ici à 2020.
Le 28 juillet 2019, avec un an d’avance sur les prévisions, Steven Kruijswijk s’invite sur l’estrade à Paris. Il n’est pas sur la plus haute marche, pas plus que le corps d’un Christopher Froome meurtri par une chute un mois et demi plus tôt. C’est néanmoins toujours le Team Sky, porté par son prodige colombien Egan Bernal et son métronome gallois Geraint Thomas, qui occupe le haut de l’affiche. Pour l’instant, le bonheur absolu des Bataves aux maillots jaunes se vit toujours en Espagne.
En septembre 2019, l’ancien sauteur à ski Primoz Roglic offre à l’équipe Jumbo-Visma sa première victoire sur l’un des trois grands tours du calendrier. Le Slovène s’y impose encore lors des deux éditions suivantes, mais sa troisième place en 2023 marque encore plus les esprits des suiveurs. Sur ce qui est devenu «sa» Vuelta, la bande à Plugge place en effet trois de ses hommes sur les trois marches du podium: Roglic est devancé par le prodige danois Jonas Vingegaard, mais, surtout, par l’éternel lieutenant Sepp Kuss, vainqueur désigné par l’équipe à la suite du pacte de non-agression scellé après l’étape arrivée au sommet du mythique Alto de l’Angliru. Les Bataves réussissent alors un double triplé: celui du classement général de l’épreuve, mais aussi l’exploit de remporter les trois grands tours au cours de la même saison.
Aucune équipe n’y était encore parvenue, les abeilles (surnom de l’équipe à cause de ses maillots jaune et noir) l’avaient carrément planifié lors de l’hiver précédent. Roglic sur le Giro, Vingegaard sur le Tour, puis les deux ensemble sur la Vuelta, à la tête d’un collectif tellement insolent de supériorité qu’ils ont pu s’offrir le luxe de faire gagner leur meilleur coéquipier. Rien de tel pour illustrer la devise choisie par l’équipe, «Samen Winnen». Gagner ensemble. Plugge et Zeeman vivent avec l’obsession de devenir une équipe renommée dans l’histoire du sport, une marque au succès international comme le sont les Chicago Bulls en basket ou les All Blacks en rugby.
Visma, collectif et sacrifice
En public, Richard Plugge aime raconter qu’il a pris à la lettre les journalistes qui lui avaient fait remarquer que l’arrivée triomphale et conjointe de Christophe Laporte, Wout van Aert et Primoz Roglic lors de la première étape de Paris-Nice, en 2022, ferait un magnifique cadre pour son bureau. En privé, l’homme fort de l’équipe Visma confie volontiers que le manager belge Patrick Lefevere lui a servi de maître. Durant tout le début du siècle, les équipes dirigées par le Flandrien ont brillé sur les classiques du printemps grâce à des individualités hors norme mises au service du groupe. C’était le «Wolfpack», une meute de champions qui pouvaient se renvoyer l’ascenseur et se réjouir de la victoire d’un coéquipier dans le plus individuel des sports collectifs. Les Néerlandais se sont inspirés de ce modèle, tout en l’améliorant encore sensiblement: tant sur les courses d’un jour printanières que sur les épreuves par étapes, les abeilles débarquent souvent au départ avec une armada difficile à contourner et plus d’un vainqueur potentiel dans le bus.
Le moule collectif des Visma est travaillé avec soin. Tout coureur qui débarque dans la structure se voit ainsi conseiller quelques lectures minutieusement choisies, des ouvrages axés sur le mental, l’esprit de groupe et les frontières du corps et de l’esprit. Le Belge Wout van Aert, vainqueur au bout du mois de février dernier de son premier Kuurne-Bruxelles-Kuurne après avoir vu son anonyme coéquipier Jan Tratnik triompher la veille sur le plus prestigieux Circuit Het Nieuwsblad, est probablement la meilleure incarnation de ce collectif à la sauce hollandaise. Rarement intéressé par le fait d’ajouter plusieurs fois la même course à son palmarès, l’ancien champion du monde de cyclo-cross a offert plusieurs bouquets de prestige à ses coéquipiers, n’hésitant jamais à se mettre à plat ventre pour Roglic ou Vingegaard dans leur quête de Tour de France, parfois au détriment de ses ambitions personnelles.
Wout van Aert est probablement l’incarnation la plus parfaite de l’esprit d’équipe des abeilles.
Sur la dernière Vuelta, alors qu’il avait le record de victoires sur l’épreuve dans le viseur – il a remporté la course à trois reprises, une de moins que l’Espagnol Roberto Heras –, Primoz Roglic a dû ronger son frein et laisser la victoire à son coéquipier Sepp Kuss après avoir longtemps fait figure de voix dissonante du discours collectif face aux caméras. Une attitude un peu trop perso qui a posé les jalons d’un divorce prématuré entre la structure Visma et le Slovène, désormais sous les couleurs de l’équipe allemande Bora. Chez les Bataves, on ne s’écarte pas du plan sans conséquences.
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Dans un autre registre, le prodige du cyclisme néerlandais Tom Dumoulin n’est jamais parvenu à retrouver ses meilleures jambes en enfilant le maillot de la meilleure équipe de son pays. Vainqueur du Tour d’Italie en 2017, deuxième du Giro et du Tour de France l’année suivante, le puissant rouleur de Maastricht ne s’est jamais adapté au cyclisme très scientifique prôné par l’écurie jaune et noir et au train de vie monastique qu’elle impose à ses champions. Chez Visma, on a tiré les leçons de cet échec: attirer un grand nom ne doit jamais se faire au détriment de la politique globale de fonctionnement de l’équipe.
Soupçons et révolution
Bien plus que sur le talent intrinsèque de ses coureurs, issus de filières parfois inhabituelles (van Aert brillait dans le cyclo-cross, Roglic dans le saut à skis avant de se reconvertir sur le tard, Sepp Kuss dans le VTT) grâce à un recrutement pointu, c’est dans le développement de ces coureurs prometteurs que les Néerlandais font la différence. Richard Plugge et ses troupes prônent une innovation constante dans les méthodes d’entraînement, les choix nutritionnels, le développement de l’équipement et même l’analyse de la qualité du sommeil. C’est ainsi que le méticuleux Jonas Vingegaard, pourtant loin de briller chez les jeunes avant son passage chez les professionnels, est parvenu à damer le pion deux années de suite au flamboyant phénomène slovène Tadej Pogacar sur les routes du Tour de France.
Comme souvent, le succès exubérant fait grincer des dents. Dans le peloton, on s’étonne de la métamorphose de certains coureurs qui deviennent subitement des machines à gagner dès la tunique jaune et noir enfilée. On sourit parfois de ces coureurs taillés pour les classiques flamandes qui mettent certains gros noms des montagnes à l’amende dans les massifs lors du mois de juillet. On devient caustique quand Vingegaard met plus d’une minute dans la vue de Pogacar lors d’un contre-la-montre de seulement 22 kilomètres. Tout ça semble bien trop fort pour être vrai.
Richard Plugge répond par la contre-attaque. Au bout du Tour de France, il raconte au quotidien L’Equipe que la sienne est tout simplement plus professionnelle que les autres, prenant l’exemple du staff de la formation française Groupama-FDJ qui boit de la bière lors de la deuxième journée de repos. On lui parle soupçons de dopage, il rétorque méthodes d’entraînement: là où beaucoup de ténors du peloton préparent les échéances importantes lors des courses à étapes d’avant-saison aux quatre coins du globe, les hommes forts de la Visma n’apparaissent que bien plus tard, après avoir travaillé leur forme lors de stages en altitude organisés sur le sol espagnol, évidemment. De quoi planifier chaque séance au millimètre près, loin de l’imprévisibilité du scénario d’une course en ligne. Ainsi, après avoir brillé lors du week-end d’ouverture de la saison belge en terminant troisième du Circuit Het Nieuwsblad puis vainqueur de Kuurne-Bruxelles-Kuurne, Wout van Aert s’est envolé pour le sud de l’Europe. Pas d’Italie pour lui, malgré la tenue consécutive des deux courses de renom que sont les Strade Bianche et Milan-San Remo. Deux épreuves qu’il a déjà gagnées en 2020, et qui l’intéressent désormais beaucoup moins que le Tour des Flandres et Paris-Roubaix, deux monuments cerclés de rouge dans son agenda professionnel. Avec l’espoir que la plus haute marche du podium soit désormais pour lui, sans avoir besoin d’un montage Photoshop pour mettre sa tête sur le corps de Mathieu van der Poel.
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