Comment la Pro League est tombée amoureuse des Japonais
Autrefois accueillis comme des hommes-sandwichs, les joueurs japonais sont désormais prisés par tout le football belge. Histoire d’un changement de statut.
Dans l’entourage des nombreux joueurs binationaux qui peuplent les pelouses européennes, entre racines africaines et naissance sur le Vieux Continent, on a l’habitude de raconter l’histoire des dirigeants ou des agents qui incitent à faire «le choix de la raison»: celui de tourner le dos à un retour aux origines, bien trop contraignant à cause des plus longs voyages lors des trêves internationales qui jalonnent la saison. Ce que beaucoup de coachs et de dirigeants considèrent encore comme un inconvénient, allant parfois à l’encontre du patriotisme de leurs joueurs, se trouve exacerbé quand le mois de janvier est le cadre de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). A chaque édition, la CAN occasionne ainsi un décompte des équipes les plus pénalisées par les convocations de leurs joueurs. Cette année, l’hiver dédouble les préoccupations.
Embaucher un Japonais peut être commercialement intéressant.
En plus de la grand-messe du football africain, le début d’année est également le moment choisi par le Qatar pour accueillir la Coupe d’Asie des nations. Une réalité devenue préoccupante pour le football belge, qui verra une petite dizaine de ses représentants fouler les pelouses de l’état pétrolier entre le 12 janvier et le 10 février. Encore complètement absente du tableau final de l’épreuve en 2007, la compétition noire-jaune-rouge n’a fait que croître en pensionnaires asiatiques de renom depuis: ils étaient deux en 2011, trois en 2015, quatre en 2019. Cette fois, le seul Japon accueillera déjà trois membres de l’élite nationale avec les défenseurs Koki Machida (Union Saint-Gilloise) et Tsuyoshi Watanabe (La Gantoise) en plus du prometteur gardien Zion Suzuki (Saint-Trond).
Si la Corée du Sud, l’Australie voire l’Indonésie et la Palestine auront également leur touche de Jupiler Pro League, la sélection nippone est devenue une importante source de visages connus pour le football belge. Huit des 26 joueurs emmenés au Qatar par le sélectionneur Hajime Moriyasu ont ainsi porté le maillot d’un club belge, certains étant même les fers de lance d’une équipe qui visera un cinquième titre continental en un peu plus de trente ans.
Endo et Suzuki, les pionniers japonais
Quand l’histoire d’amour entre les Japonais et le football belge démarre, au tournant du millénaire, c’est pourtant rarement de sport dont il est question. Les pionniers sont malinois et maladroits. Au mois de juillet 2000, Masahiro Endo débarque au nord de la capitale, accueilli par des caméras, des «Banzaï» éructés par les supporters et un coach plutôt sceptique. Si le nom de Lei Clijsters est familier pour le nouveau venu, c’est surtout grâce à sa fille Kim. L’entraîneur, lui, ne connaît pas Endo, mais freine déjà des quatre fers face à l’enthousiasme démesuré suscité par son arrivée. Quelques semaines plus tard, le défenseur nippon est relégué dans le noyau B, rate un test dans les divisions inférieures à Geel, passe anonymement par La Louvière et retourne au pays. Son impossibilité de communiquer avec ses coéquipiers ou le staff pose problème, et le deal avorté avec une télévision japonaise pour la diffusion des rencontres du KaVé malinois rend sa présence superflue.
A l’époque, les joueurs du pays du Soleil Levant sont avant tout des hommes- sandwichs. Sponsorisé par Nitto, entreprise japonaise en vue à l’approche de la Coupe du monde 2002, le club de Genk s’ouvre à son tour aux joueurs japonais en s’offrant les services de Takayuki Suzuki. Au sein de l’entité limbourgeoise, on ne cache pas que le deal a été facilité – si pas fortement suggéré – par ce nouveau sponsor rémunérateur. On raconte même que les visites de la Belgique, généralement cantonnées entre Bruxelles et Bruges, emmènent désormais les touristes nippons jusqu’au fan-shop du Racing pour y acheter le maillot de l’attaquant peroxydé. Tant pis si l’expérience sportive est un échec et se conclut par un prêt chez le modeste voisin de Heusden-Zolder. Elle ne refroidit pas l’Egyptien Maged Samy, homme fort des Jaune et Noir du Lierse qui attire le gardien international Eiji Kawashima dans la foulée de la Coupe du monde 2010. Là aussi, les intentions sont claires: «Le Japon est un marché important, l’un des pays les plus riches, souligne le dirigeant. Embaucher un Japonais peut être commercialement intéressant.»
Duchâtelet le visionnaire
Quand il s’agit de mêler football et affaires, Roland Duchâtelet n’est jamais bien loin. Devenu président du Standard au début des années 2010, le businessman flamand évoque des projets de stades peuplés de bureaux et de centres commerciaux, lance la mode des réseaux multiclubs et conclut l’été 2013 en Principauté par les arrivées de Yuji Ono et Kensuke Nagai, deux éléments offensifs qui rejoignent Eiji Kawashima, recruté au Lierse un an plus tôt. Là encore, si le directeur sportif Jean-François De Sart parle d’un Standard qui «a désormais un œil sur toute l’Asie», les regards se tournent surtout vers Elex, la société holding du président Duchâtelet qui cherche à se faire une place de choix sur le juteux marché nippon.
L’échec global de cette politique et de son aventure liégeoise ne refroidit pas l’homme d’affaires flamand, qui revend d’abord 20% des parts de son club de Saint-Trond à la société japonaise DMM.com à l’été 2017, avant de céder le reste de la mise cinq mois plus tard. Même si l’atterrissage exceptionnel de Ryota Morioka sur le sol belge est passé par là, avec neuf buts et onze passes décisives en 27 matchs sous le maillot de Waasland-Beveren, le discours général évoque encore un deal plus commercial que sportif malgré les mots de Duchâtelet, qui explique à Sudinfo que l’idée des nouveaux patrons est de «faire jouer deux ou trois joueurs japonais de qualité, car notre compétition constitue un bon écolage pour les jeunes talents de 22-23 ans .»
Les sceptiques sont légion, à commencer par le jeune Philippe Bormans, alors sur le point de quitter Saint-Trond pour l’Union Saint-Gilloise et qui affirme: «Je ne pense pas qu’on puisse gagner beaucoup d’argent sur les transferts des Japonais.» Un peu plus d’un lustre plus tard, le CEO des Saint-Gillois devrait pourtant bientôt toucher le jackpot avec la vente de son défenseur Koki Machida, sélectionné pour la Coupe d’Asie et déjà pisté par de nombreux clubs anglais avec une tête mise à prix pour un montant qui pourrait atteindre les huit chiffres. Pour la RTBF, qui l’interroge dans la foulée de l’éclosion spectaculaire de la comète Kaoru Mitoma (prêté en 2021-2022 par Brighton et désormais considéré comme l’un des meilleurs dribbleurs de Premier League): «Le football a explosé au Japon grâce à la Coupe du monde 2002, et ce sont les enfants de cette génération qui apparaissent aujourd’hui. Ils viennent ici pour le challenge sportif plutôt que pour les offres financières, qui sont au moins aussi généreuses au pays, et on gagne donc des joueurs très déterminés.»
Belles histoires et grand tremplin
Le cercle est devenu vertueux: plus les histoires de réussites japonaises se multiplient, plus les clubs belges s’intéressent aux talents du championnat nippon. Rares sont ceux qui oseraient désormais snober le profil de Kyogo Furuhashi, rejeté à Gand et à Sclessin malgré des rapports élogieux rédigés par la cellule de scouting ou soumis par un collaborateur externe. Sans doute parce que la plupart des récits prennent l’allure d’une success-story. A Saint-Trond, on raconte désormais la trajectoire de Takehiro Tomiyasu, arrivé à Arsenal via un passage à Bologne après une petite saison sur la pelouse synthétique trudonnaire. Daichi Kamada (aujourd’hui à Francfort) ou Wataru Endo (transféré l’été dernier à Liverpool après plusieurs saisons en Allemagne) renforcent l’attractivité du STVV pour les jeunes talents japonais, à l’image d’un gardien Zion Suzuki sur lequel la sélection fonde de grands espoirs.
Les propriétaires locaux donnent évidemment tout leur sens à la filière: sept joueurs japonais font actuellement partie du club limbourgeois, qui en a accueilli 21 sous sa tunique jaune et bleue depuis la reprise à la fin de l’année 2017. En y ajoutant Yuji Ono, passé au Stayen via le Standard lors de l’ère Duchâtelet, la moitié des 44 Nippons à avoir foulé les pelouses belges ont évolué à Saint-Trond. Sans pour autant faire du club l’unique responsable de la situation actuelle, qui fait du Japon la deuxième délégation étrangère la plus représentée en nombre (quinze joueurs) et en temps de jeu (13 000 minutes) en Jupiler Pro League derrière la France.
Dans l’entourage des joueurs japonais, on décrit volontiers la Belgique comme le tremplin parfait vers les grands championnats européens, storytelling galvanisé par les parcours de Mitoma, Tomiyasu, Endo ou Junya Ito. Ce dernier, véritable star de la sélection des Samouraïs Bleus, est un profil à part. Là où les jeunes talents sont encouragés à apprendre l’anglais au pays pour s’acclimater rapidement lors de leur venue en Europe, c’est dans sa langue natale et avec quelques bribes de communication qu’il a cassé les radars statistiques lors de son séjour sur le flanc droit de Genk, avant de séduire le stade de Reims. Entraîné par le Belge Will Still, avec un noyau notamment composé de joueurs piochés dans le championnat belge, le club champenois sera l’une des principales victimes françaises de ce mois de janvier. Son secteur offensif sera orphelin d’Ito et de son compatriote, Keito Nakamura, fers de lance de l’attaque du Japon. Presque de quoi faire oublier la CAN.
Les Diables et le projet Blue Lock
Si la Belgique est devenue l’une des terres d’accueil favorites des talents footballistiques japonais, elle représente également un mauvais souvenir pour les fans de ballon rond au pays du Soleil Levant. Inscrit dans les arrêts de jeu du huitième de finale du Mondial russe en 2018, retournant définitivement un match que le Japon menait pourtant 2-0, le but de Nacer Chadli est aussi iconique dans les mémoires belges que cauchemardesque pour les Samouraïs Bleus. Jamais les Nippons n’avaient semblé si près de briser leur plafond de verre des huitièmes de finale, auquel ils s’étaient déjà heurtés en 2002 (battus 0-1 par un but précoce de la Turquie) et en 2010 (finalement sortis aux tirs au but par le Paraguay).
Au début du mois d’août 2018, dans le Weekly Shonen Magazine, Kaneshiro Muneyuki et Nomura Yusuke prépubliaient ainsi le premier épisode de Blue Lock, un manga trouvant sa source dans la foulée de l’élimination face à la Belgique. Dans cette histoire parallèle, la fédération japonaise décide de lancer un programme dans les écoles secondaires afin de sélectionner trois cents jeunes talents footballistiques et de les former dans un centre ultraélitiste pour parvenir à façonner le meilleur attaquant du monde et briller à la Coupe du monde 2022.
Yoichi Isagi, le héros de ce manga ensuite adapté à l’écran, n’a pas émergé lors du Mondial qatari où la fiction semblait pourtant rejoindre la réalité quand le design du maillot des Samouraïs Bleus a été confié à Nomura Yusuke, dessinateur de Blue Lock. Comme en 2010, c’est aux tirs au but qu’un Japon pourtant séduisant, tombeur de l’Allemagne et de l’Espagne lors de la phase de poules, s’est incliné contre la Croatie. En huitièmes de finale, évidemment. Cette fois, les Diables Rouges n’y étaient pour rien.
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