Comment GSK s’est taillé une loi fiscale sur mesure

David Leloup Journaliste

La législation de 2007 qui ne taxe les revenus de brevets qu’à 6,8 % a permis à GSK Biologicals de ne pas payer 405 millions d’euros d’impôts entre 2008 et 2011, comme Le Vif/L’Express l’a révélé fin août. Fruit d’une campagne de lobbying orchestrée par la firme de Rixensart, cette  » loi GSK  » profite principalement au géant des vaccins. Enquête.

 » C’est une plate-forme qui fonctionne de manière tout à fait informelle. Il n’existe aucune base légale, aucune description officielle, aucun budget. Il s’agit d’un lieu de contact entre le gouvernement et le secteur pharma.  » C’est ainsi qu’un cadre de Pharma.be, la fédération pharmaceutique belge, décrit la  » Plate-forme pharma R&D  » née en novembre 2005 sous le gouvernement violet de Guy Verhofstadt. Un espace de rencontre si discret que Pharma.be ne possède quasi aucun document à son sujet.

Très vite, la plate-forme devient un lieu stratégique de tout premier plan pour l’industrie pharmaceutique. Qui y bénéficie d’un accès privilégié aux très hautes sphères politiques et administratives :  » Le Premier ministre, les vice-Premiers, les ministres des Affaires sociales, économiques, du Budget, de la Politique scientifique, mais aussi le top de l’Inami et de l’Agence des médicaments « , poursuit notre lobbyiste, qui préfère rester anonyme. But de ces rencontres dont les syndicats sont exclus ?  » Echanger sur les moyens de stimuler les activités de l’industrie de recherche pharma en Belgique. Une des idées lancées au sein de cette plate-forme a été la réduction de la taxe de société sur les revenus de brevets. « 

L' » idée  » deviendra loi en avril 2007. Une loi qui a permis à GSK Biologicals, la division vaccins du groupe britannique GlaxoSmithKline, de déduire 1,2 milliard d’euros de sa base imposable ces quatre dernières années. Et donc de ne pas payer 33,99 % d’impôt sur cette somme, soit 405,6 millions d’euros. Un cadeau fiscal aussi important que les intérêts notionnels : en cumulant les deux avantages, GSK a pu déduire 2,6 milliards et ainsi ne pas payer 892 millions d’euros d’impôts entre 2008 et 2011, comme le révélait Le Vif/L’Express le 24 août dernier.

Dès la naissance de la plate-forme pharma R&D, deux firmes – GSK et Janssen Pharmaceutica – sont « très impliquées  » et y jouent un  » rôle actif « , selon notre cadre. Elles seront par la suite rejointes par Pfizer et UCB. Le quatuor sponsorise alors ce qui deviendra son principal outil de lobbying : une étude sur les  » bénéfices économiques, sociaux et politiques  » de l’industrie pharmaceutique en Belgique. Un document confidentiel que Le Vif/L’Express s’est procuré.

Que dit cette étude ? Que l’industrie pharmaceutique  » joue un rôle très positif dans la vie sociale et économique en Belgique « . Mais que cette situation est  » fragile « , car elle dépend principalement des quatre firmes qui sponsorisent l’étude. La Belgique  » court aujourd’hui le risque de perdre cette contribution  » à cause notamment d’un financement public de la recherche trop timide, d’un coût du travail trop élevé, et d’une faible attractivité du marché belge. Aux yeux du quatuor, le prix des médicaments serait trop bas en Belgique, et les pouvoirs publics soutiendraient beaucoup trop les génériques…

La Belgique mise en concurrence

Le spectre des délocalisations plane sur les 60 pages du rapport. La Belgique y est mise en concurrence sur différents critères avec la Medicon Valley (Copenhague), le Research Triangle Park (Caroline du Nord) et l’Irlande, mais aussi avec des  » clusters  » situés dans les pays émergents : Bangalore, Shanghai et Singapour (voir fac-similé ci-contre). Conclusion ? Notre pays  » reste à la traîne en termes de soutien politique, de financement et de coût des opérations « .

GSK, Janssen, Pfizer et UCB proposent alors une  » stratégie cohérente  » en cinq points pour que la Belgique reste une  » terre d’accueil pour l’industrie pharmaceutique innovante « . L’étude – diagnostic et remède – est présentée aux gouvernements fédéral et régionaux le 12 décembre 2006, lors d’une réunion de la plate-forme. Principales  » recommandations  » : réduire le précompte professionnel de 75 % pour les chercheurs, et  » porter l’impôt sur les redevances provenant de la propriété intellectuelle à 10 % « , au lieu de 33,99 %. Après quelques mois de lobbying supplémentaire, ce taux d’imposition de 10 % sur les royalties tirées de brevets baissera à 6,8 %. Qui seront très vite coulés dans un projet de loi.

 » Cette loi a été créée à la demande du secteur pharmaceutique qui avait mis en place une plateforme de lobbying qui a tout fait bouger, se souvient un collaborateur du Premier ministre de l’époque. Les menaces de délocalisation, le chantage à l’emploi, c’est fréquent. Des avocats fiscalistes renommés ont rédigé la loi, probablement ceux qui ont travaillé pour cette plate-forme. « 

C’est la branche belge du bureau britannique Linklaters qui rédige le projet de loi – huit articles insérant la déduction pour revenus de brevets dans le Code des impôts – pour le compte de GSK, Janssen, Pfizer et UCB (lire le témoignage page suivante). Sixième plus grand cabinet d’avocats au monde, Linklaters conseille GSK depuis plus de dix ans. Le 4 avril 2007, le texte est déposé au Parlement, noyé dans un projet de loi-programme de 42 pages –  » un texte fourre-tout, fruit d’un savant marchandage de fin de législature « , explique une députée. Dans ce patchwork législatif, on fait financer l’Institut des vétérans par l’Inami, on réduit le prix des voitures moins polluantes, et on octroie le statut de travailleur occasionnel aux cueilleurs de champignons…

Mis à part deux questions de l’opposition au ministre des Finances de l’époque, Didier Reynders, la loi défiscalisant les royalties est votée sans débat parlementaire de fond.  » Mme Muriel Gerkens (Ecolo) observe que la demande d’une déduction fiscale pour revenus de brevets émane principalement des firmes pharmaceutiques « , relate le compte rendu de la réunion de la commission des Finances de la Chambre du 11 avril 2007. Très habilement, Reynders apaise la députée verte :  » Tous les secteurs, toutes les entreprises sont concernés par cette mesure. Cette dernière vise à favoriser la recherche […] par exemple […] dans le secteur automobile sur les émissions de CO2 ou […] pour la fabrication de nouvelles éoliennes ou d’autres systèmes de production d’énergie renouvelable. « 

Aucun amendement n’est déposé en commission, en séance plénière ou au Sénat. La loi-programme du 27 avril 2007 est publiée au Moniteur quelques semaines seulement avant les élections fédérales de juin 2007. Rideau.

68 % des déductions réalisées par GSK

Cinq ans plus tard, les chiffres que nous a fournis le cabinet de l’actuel ministre des Finances, Steven Vanackere (CD&V), sont éloquents : entre 2007 et 2010 (chiffres les plus récents, mais encore provisoires), plus de 200 sociétés ont pu déduire, ensemble, 1,5 milliard d’euros de leur base imposable. Et ainsi éviter légalement de payer 518,8 millions d’euros d’impôts à l’Etat belge.

Mais surtout, il s’avère que GSK est le principal bénéficiaire de la loi : la firme pharmaceutique représente à elle seule… 68 % du montant total des déductions réalisées (1,05 milliard déduit sur 1,53 milliard) ! La firme de Rixensart a ainsi pu éviter de payer 355,2 millions d’euros d’impôts sur un cadeau global de 518,8 millions. Loin derrière, Janssen Pharmaceutica serait le deuxième bénéficiaire de la loi (6 % des déductions réalisées). En 2008, la filiale de Johnson & Johnson a déduit 45 % du total des sommes défalquées par 75 sociétés (48,9 millions d’euros sur 109,8). Et en 2011, la déduction de Janssen (185,2 millions d’euros) est supérieure à celle de GSK (148 millions).

Par contre, Pfizer, UCB, Abbott, Baxter, Bayer, Boehringer Ingelheim, Eli Lilly, Merck et Solvay n’ont jamais utilisé cette loi ces cinq dernières années, selon leurs comptes annuels consultés par Le Vif/L’Express. La déduction pour revenus de brevets avait pourtant été défendue par Pharma.be, qui représente en principe les intérêts du secteur pharmaceutique dans son ensemble…

Pharma.be aurait-elle servi de façade à GSK ? En juin dernier, Jean Stéphenne, l’ex-PDG de GSK Biologicals, confiait à Trends/Tendances :  » Nous nous sommes battus pour obtenir des mesures telles que la réduction des charges sociales pour les chercheurs ou une taxation allégée sur les brevets.  » Mais le lobbying continue : parlant de son successeur (Christophe Weber) et du directeur Public Affairs de GSK (Pascal Lizin), Jean Stéphenne ajoutait :  » Leur rôle sera de veiller à pérenniser ces mesures.  »

Ça tombe bien : Pascal Lizin est également président d’Essenscia Wallonie, l’aile wallonne de la Fédération de la chimie et des sciences de la vie. Dans son mémorandum pour les élections fédérales de 2010, Essenscia déplore que la déduction pour revenus de brevets a  » été reprise par nos pays voisins sous une forme améliorée. Pour rester en phase avec ces pays, il est temps d’y apporter des adaptations « . Par exemple ?  » La déduction fiscale devrait être admise dès le moment où la demande de brevet est introduite « , ose Essenscia.  » C’est gonflé, réagit Marc Becker, secrétaire national de la CSC. Une procédure de demande de brevet dure des années. Si le brevet est refusé, l’entreprise devrait donc rembourser toutes les déductions déjà effectuées. Si elle a mis la clé sous le paillasson, qui paiera ? « 

Avant notre appel, le syndicaliste ignorait l’existence même de la plate-forme pharma R&D. Tout comme Anne Demelenne, la secrétaire générale de la FGTB. Pour elle, pas question de revendiquer une place au sein d’une  » obscure plate-forme de lobbying  » mise en place par un secteur particulier.  » Il existe des endroits officiels, comme le « groupe des Dix » ou le Conseil central de l’économie, pour discuter en toute transparence de la compétitivité entre partenaires sociaux. « 

Reste qu’on n’a peut-être pas fini de parler de cette plate-forme : tant l’accord gouvernemental que le plan de relance présenté cet été y font explicitement référence…

DAVID LELOUP

Un cadeau fiscal aussi important que les intérêts notionnels : GSK a cumulé les deux avantages

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