Une nouvelle technique mise au point à l'Esac : le triple trapèze. © KAILAI CHEN

Cirque de demain

Alors que ses élèves présentent leurs numéros de fin d’études lors de la seizième édition d’Exit, l’Ecole supérieure des arts du cirque de Bruxelles passe à la vitesse supérieure en déménageant dans des bâtiments à la hauteur de sa réputation internationale. Visite guidée.

C’est une école comme il en existe des dizaines à Bruxelles, articulée autour d’un préau central, selon les préceptes de l’Ecole Modèle de la fin du xixe siècle. Terminé en 1913, le Centre scolaire du Souverain, sis à la rue des Ecoliers, à Auderghem, a été conçu dans le style Art nouveau par l’architecte Henri Jacobs. Sous le plafond  » drapé « , les parties supérieures des murs de brique de cette immense cour intérieure sont ornées d’élégants graffites d’Henri Privat-Livemont, un des maîtres de cette technique.

Ce matin, à 10 heures, comme tous les matins de la semaine, le préau n’est pas occupé par des enfants jouant au ballon ou  » à Spiderman « , mais par deux roues Cyr qui tournoient l’une à côté de l’autre, par un trampoline dont la toile se tend et se détend sous les rebonds, par un cerceau et un cadre aériens. Juste à côté, une jeune femme, la tête à l’envers, bascule lentement de gauche à droite en équilibre sur deux tiges. Un peu plus loin, un des professeurs s’élève soudain de quelques mètres : l’élève qu’il assure a raté sa figure au tissu ballant et le poids de l’un a limité la chute de l’autre. Bienvenue à l’Esac, l’Ecole supérieure des arts du cirque, reconnue comme telle depuis 2003.

Se forment ici cinquante élèves, répartis en trois promotions. Chaque année, ils viennent des quatre coins d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud pour les journées de sélection début juillet. Sur la centaine de candidats, entre 17 et 19 seront admis.  » Ils doivent arriver avec leur technique, mais on recherche des individus avec un potentiel ouvert, précise Virginie Jortay, la directrice. Pendant la sélection, on est attentifs à leur curiosité artistique, à leur capacité de développer des projets. Ce qui fait la qualité d’un artiste de cirque, ce n’est pas la quantité de figures qu’il exécute, c’est la manière dont il les réalise. On peut faire quelque chose de simple, mais de façon tellement extraordinaire que ça en devient une singularité.  »

Maria Peltola et Valpuri Kaarninen sont finlandaises. Avec Ronja Vilponen, elles faisaient du trapèze dans une école de loisirs et ont entendu parler de l’Esac par des compatriotes qui en étaient sortis.  » On a vu leur numéro et on a beaucoup aimé cette combinaison de technique circassienne forte et de théâtralité « , explique Valpuri. Avec leur professeur Roman Fedin, les trois jeunes femmes ont mis au point à l’Esac une nouvelle technique : le triple trapèze, sur lequel elles peuvent prendre place horizontalement et verticalement. Au printemps 2014, elles ont montré leur numéro de fin d’études à Exit, le spectacle vitrine des jeunes diplômés de l’école, présenté chaque année aux halles de Schaerbeek (1) et fréquenté par de nombreux professionnels, programmateurs de cabarets, directeurs de festivals, dépisteurs de talents pour de grandes maisons de cirque. Leur prestation, drôle, gracieuse et renouvelant la technique du trapèze en la complexifiant a directement tapé dans l’oeil. Voir la gracile Maria passer des mains d’une porteuse à l’autre, dans une synchronisation parfaite est plutôt impressionnant.  » Il faut être bien connectées toutes les trois, insiste Maria. Plus il y a de personnes dans une acrobatie, plus il y a de risques d’erreur.  » Leur trio, baptisé Wise Fools, a eu les honneurs, en 2015, du Festival mondial du cirque de demain, à Paris, eldorado des jeunes circassiens, ce qui l’a propulsé un peu partout en Europe, mais aussi en Corée, en Israël, en Ukraine…

Artistes créateurs

 » Les diplômés de l’Esac sont nos meilleurs ambassadeurs « , assure Virginie Jortay. Et l’originalité de leurs numéros n’a pas fini de faire rayonner la réputation de l’école bruxelloise à travers le monde.  » En cirque, il faut des artistes créateurs et des artistes interprètes, mais moi, je me sens plus créateur ; du coup, on doit être dans la recherche, affirme Vladimir Couprie, Français spécialiste du diabolo, sorti de l’Esac il y a dix ans, et dont la compagnie Carré curieux, fondée avec ses comparses Kenzo Tokuoka, Luca Aeschlimann et Gert De Cooman, issus de la même promo, vient de fêter une décennie d’existence. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant de réaliser les figures, mais de voir comment amener la technique ailleurs.  » Lui a mis au point le diabolo-toupie. Gerd et Kenzo ont inventé le mât libre, c’est-à-dire du mât chinois, mais sans haubans ni lest. Vladimir garde un bon souvenir de l’école, malgré le rythme intense et les blessures.  » J’ai habité en appartement pendant un an, puis deux ans en caravane, sur des terrains dont l’Esac disposait. On avait les clés de l’école et la possibilité de s’entraîner le soir. Je travaillais jusque 22 heures. On sortait juste pour aller voir des spectacles ou aller faire la fête en ville. J’ai adoré ça.  »

Carré curieux, La compagnie du Poivre rose, Petri Dish, Acrobarouf, Doble Mandoble, la compagnie Menteuses… Elles sont nombreuses, les troupes à avoir été formées grâce à des affinités humaines et artistiques entre étudiants de l’Esac. Des troupes belges, même si la plupart des individus ne le sont pas.  » Sur les 220 élèves diplômés en quatorze ans d’existence, environ 85 % viennent de l’étranger, souligne Virginie Jortay. Le problème, c’est qu’en Belgique francophone, la formation initiale n’existe pas ou pas assez, il n’y a que des écoles de loisirs. L’Esac est une école  » bien classée « , avec une solide réputation internationale, on attire énormément de monde de l’étranger et le niveau à l’examen d’entrée est élevé.  » Trop élevé, manifestement, pour la plupart des Belges. Bonne nouvelle cependant : en 2019, la Fédération Wallonie-Bruxelles ouvrira des humanités option  » cirque « .  » L’Esac et d’autres partenaires travaillent comme experts sur l’écriture du référentiel de compétences. Ça concernera quatre écoles, deux en Région bruxelloise et deux en Wallonie, explique la directrice. Mais le but n’est pas de former des Belges pour venir à l’Esac, mais que l’on forme des Belges pour aller partout : à Montréal, Châlons, Turin, Stockholm… Parce que la santé du secteur repose sur cette mobilité.  »

Cathédrale de béton

Et de la mobilité, il va y en avoir à l’Esac. Les circassiens, de plus en plus à l’étroit dans les bâtiments d’Auderghem où ils cohabitent à la fois avec les élèves de l’école primaire et ceux de l’académie de musique, déménageront cet été au Ceria (Centre d’enseignement et de recherches des industries alimentaires et chimiques), à Anderlecht. Plus exactement dans l’ancienne chaufferie au charbon, datant des années 1950, qui alimentait autrefois les dix hectares du campus.

Casque sur la tête, les pieds dans la boue et dans les flaques d’eau, on visite avec Virginie Jortay le chantier qui bat son plein. Des ouvriers installent les châssis du hall d’entrée. Derrière, c’est une cathédrale reposant sur des colonnes de béton et parcourue de galeries métalliques. Au plus haut des deux niveaux, il y a treize mètres sous perche : ce sera la salle d’entraînement. Offrant une vue sur le canal et, au fur et à mesure de l’ascension, un panorama de plus en plus soufflant de Bruxelles, le flanc accueillera six niveaux de locaux pour les vestiaires, sanitaires, espace kiné, bibliothèque, cuisines pour les étudiants et pour les professeurs, salles pour les cours collectifs de danse, de jeu, de musique, d’acrobatie, de théorie (histoire de l’art, histoire du cirque, ingénierie circassienne, dramaturgie appliquée…), espace couture pour la préparation des costumes, bureaux, salle de réunion… Au troisième étage, une passerelle intérieure relie l’ancienne chaufferie à un bâtiment qui vient de surgir de terre. Ici, il y aura neuf mètres sous perche et un gradin démontable pour accueillir le public assistant aux présentations de projets. Une chape doit encore être coulée mais le sol révèle déjà une fosse qui, remplie de mousse, servira à accueillir les chutes en douceur.

Le planning est serré. Le déménagement est prévu pour la mi-août afin que la rentrée de l’Esac ait lieu directement sur le site du Ceria. Puis, il y aura la préparation du spectacle des étudiants de troisième année avec le collectif français Cheptel Aleïkoum (2), et celui des deuxième en collaboration avec le conservatoire de Liège (3). Et enfin, en avril 2018, l’inauguration officielle.  » La Cocof (NDLR : Commission communautaire française, en charge de l’enseignement en Région bruxelloise), qui est notre pouvoir organisateur, a compris la nécessité de développer un vrai espace dédié au cirque et de s’aligner sur les autres grandes écoles internationales, se réjouit Virginie Jortay. L’Ecole nationale de cirque de Montréal dispose d’infrastructures extraordinaires, le Centre national des arts du cirque à Châlons-en-Champagne vient d’ouvrir de nouveaux bâtiments… Les étudiants vont là où on leur offre le meilleur. Notre réputation, il faut qu’on la garde.  »

Alors qu’à Koekelberg, à quelques kilomètres à peine, se construit le CirK où s’installera prochainement l’Espace Catastrophe au sein d’un tout nouveau lieu de 3000 mètres carrés pour le pôle de la création et de la diffusion, Bruxelles est en bonne position pour confirmer son statut de capitale circassienne. Montréal n’a qu’à bien se tenir…

(1) Exit 16, aux halles de Schaerbeek, à Bruxelles, du 24 au 28 mai. www.halles.be. Tous les numéros d’Exit sont visibles pendant cinq ans sur le site de l’Esac : www.esac.be.

(2) Du 14 au 17 décembre prochain, aux halles de Schaerbeek, Bruxelles, www.halles.be.

(3) On n’y arrivera pas tout seuls (titre provisoire), au théâtre de Liège, le 18 mai 2018. www.theatredeliege.be

Par Estelle Spoto

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