Chasse aux cartels 11 milliards d’amendes… grâce à la délation
Plus de 11 milliards d’amendes à des entreprises impliquées dans des cartels. L’Europe mène la vie dure aux cartels grâce à un » programme de clémence « , qui profite aux délateurs comme Lufthansa, ABB ou Degussa.
Il est bien loin le temps où le cartel désignait l’échange de prisonniers entre chefs militaires. Pas plus tard que la semaine dernière, la Commission européenne a infligé une amende de près de 650 millions d’euros à cinq fabricants d’écrans plats, le plus connu étant LG. Samsung échappe à la sanction pour avoir dénoncé l’affaire. Quel consommateur pouvait s’imaginer qu’un produit comme un écran plat, apparemment soumis à une rude concurrence, puisse faire l’objet d’une entente sur les prix ? Ces dernières années, un nombre croissant d’affaires – que ce soit sur du café en Allemagne, du sherry en Espagne, de la téléphonie mobile en France ou du chocolat en Belgique – ont démontré à quel point les cartels n’étaient plus l’apanage des industriels du verre, du ciment ou de l’acier. » Non seulement, le cartel maintient ou augmente les prix en créant un monopole artificiel, mais il freine également l’arrivée de produits ou services de meilleure qualité et plus innovants. Il érige des barrières pour exclure des challengers « , résume Johan Ysewyn, avocat spécialiste du droit de la concurrence.
Pour tenter d’éradiquer ce » cancer de l’économie moderne « , la Commission européenne s’est montrée de plus en plus sévère. Ces cinq dernières années, les amendes qu’elle a infligées ont dépassé les 11 milliards d’euros, un record. Il y a un mois, la DG Concurrence imposait près de 800 millions d’euros à une petite dizaine de compagnies aériennes pour entente illicite sur les services de fret. Depuis l’ère de la pugnace Neelie Kroes, l’Europe cherche aussi à davantage médiatiser ses coups de filet. Face au zèle de l’Europe, les différentes autorités nationales de la concurrence semblent également prendre le taureau par les cornes. En 2010, l’Europe a condamné 5 cartels, les autorités nationales, une trentaine.
Au niveau belge, les choses semblent enfin évoluer. La focalisation récente de l’autorité belge de la concurrence sur certains cas de cartels ne s’est pas encore traduite dans des amendes spectaculaires, mais de gros dossiers sont en cours. Patience, nous dit-on. Tandis que l’Europe fait la chasse aux tout gros poissons, les autorités nationales sont plus à même de détecter des cartels plus régionaux, mais qui concernent souvent directement le consommateur. Le Conseil belge de la concurrence a, par exemple, condamné des sociétés d’auto-école, des architectes d’intérieur, des producteurs de farine pour boulangers ou des fabricants de radiateurs.
Tant au niveau national qu’européen, plus de trois quarts des coups de filet sont le fruit d’un programme de clémence, dont le principe est on ne peut plus binaire : le premier qui dénonce et apporte des preuves réelles est immunisé à 100 % de l’amende ! Cette garantie d’immunité totale (ce n’était pas le cas avant 2002) est particulièrement incitative, car elle apporte une sécurité juridique au délateur. Le principe, efficace, ne s’embarrasse pas de questions morales. La récompense peut en effet paraître disproportionnée. Dans la récente affaire sur le fret aérien, on peut comprendre qu’Air France-KLM (310 millions d’amende) ou British Airways (104 millions) acceptent difficilement que Lufthansa, le délateur, s’en sorte sans débourser un centime. Dans le secteur chimique, le principe de clémence a permis à un groupe comme Degussa d’économiser plus de 400 millions d’amendes…
Toutefois, dans un monde du business où les concurrents d’un jour sont de plus en plus les partenaires du lendemain, le recours au programme de clémence peut être traumatisant pour le chef d’entreprise qui trahit ses pairs…
Course contre la montre
Le programme de clémence prévoit également de substantielles réductions d’amen-de pour les autres membres du cartel qui peuvent apporter des éléments de » valeur ajoutée » à l’enquête. Mais ici aussi, c’est le principe du » premier arrivé premier servi » qui prévaut, les réductions étant dégressives, de 50 % à 10 %. Ce qui peut donner lieu à des courses contre la montre assez cocasses. Dans le secteur chimique par exemple, Solvay s’est fait coiffer sur le poteau par l’italien Atofina, il n’était pas le 3e mais le 4e à se rendre à la Commission. Dans cette affaire de cartel autour de produits peroxydés, condamnée en 2006, Solvay avait appelé la Commission un jeudi pour fixer une réunion le vendredi. Mais plus rapide, le concurrent avait déjà faxé des documents probants le jeudi après-midi. Un fax qui a valu tout de même des dizaines de millions d’euros d’amende en moins. Solvay s’est pourvu en appel au tribunal à Luxembourg et attend toujours une décision…
Si imparfait soit-il, le programme de clémence est un outil efficace dont les autorités de la concurrence ne sont pas près de se passer. Du côté de la Commission européenne, on affiche une volonté de dénicher soi-même un nombre croissant de cartels, mais sans se faire d’illusions. La délation reste le meilleur moyen de détecter des cartels de mieux en mieux organisés et qui laissent de moins en moins de traces. Les stratagèmes du cartel sur les appareillages de commutation à isolation gazeuse, qui impliquait notamment ABB, Siemens et Areva, étaient un modèle du genre : e-mails cryptés, noms de code, adresses bidon, cartes de téléphone prépayées… Personne n’aurait sans doute pu repérer ce cartel dématérialisé, si ABB n’avait pas vendu la mèche.
OLIVIER FABES
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