Chantons-nous sous la pluie ?
On a coutume de dire que les bascules, dans l’histoire, se doivent d’être spectaculaires : assassinats, attentats, invasions, séismes même, accompagnent les mutations décisives, qui distinguent pour longtemps un » avant » et un » après « . Mais ces événements superlatifs ne sont pas les seuls signaux possibles d’une mutation en profondeur. Il peut aussi s’agir d’un geste de pure convention, éminemment pacifique dans son intention, protocolaire à l’extrême, comme figé dans sa raideur. En très gros plan, le monde entier a vu la main potelée du nouveau président américain posée sur une bible que lui tendait son épouse. Geste symbolique dans un monde qui en a largement perdu le sens, où ce rituel sert tout juste d’emballage à une prise de rôle qui, pour le coup, est un véritable coup de force. Car cette prestation de serment a de quoi serrer les coeurs, et bien au-delà du pays principalement concerné. On a vu en d’autres temps, comme le pape le rappelait récemment, la démocratie engendrer son contraire.
On avait pu croire, y compris dans cette modeste rubrique, que le guignol allait persister. Mais dans l’expression reality show, les deux composantes importent à égalité. Il s’agit bien d’un spectacle, et la campagne du candidat en fut un d’ampleur sans précédent qui, dans la logique de cette vérité que l’on qualifie désormais de postérieure, n’accordait à celle-ci point de priorité.
L’erreur serait d’oublier que le spectacle, pour être factice, n’en est pas moins réel. Il dispute même sa place au réel depuis longtemps sans doute, mais avec une puissance sans cesse accrue. Il nous déborde tous, ce que Guy Debord a magistralement diagnostiqué.
Tenir le spectacle pour innocent est dès lors une bévue. C’est qu’il peut même être, lorsqu’on en mésuse, foncièrement pervers. N’oublions pas que cette cérémonie capitale tenue au pied d’un Capitole avait pour cadre une nation dont les deux piliers essentiels s’appellent communication d’une part et munitions de l’autre. L’élu n’a pas attendu d’être confirmé à son poste pour montrer comment il les conjuguait, pour esquisser sa stratégie conforme au rapport de forces planétaires comme il le conçoit.
Est-ce à dire qu’il faille craindre le pire ? Une fois de plus, comme le disait Picabia, nous nous distinguons entre ceux qui croient que le jour succède à la nuit et ceux qui pensent l’inverse. Mais bien des facteurs, à commencer par les mesures d’expulsion de ces derniers jours, entraînent à rejoindre le deuxième camp, sans qu’il s’agisse seulement d’une disposition d’esprit. En témoigne peut-être le triomphe, Golden Globes remportés et Oscars semble-t-il garantis, d’un film nommé La La Land qui nous renvoie au temps de Singin’in the Rain, ère où l’américanisme triomphant entendait envahir les écrans et les imaginaires. Il était pulsé, à l’époque, par l’ébriété de la fin du conflit mondial. Ici, il semblerait que l’on veuille exorciser l’avenir des menaces qu’il contient. On se tranquillise comme on peut…
Secrétaire perpétuel à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique
Jacques De Decker
» Dans l’expression « reality show », les deux composantes importent à égalité »
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