Chanteurs en fin de droits
Fini les royalties perçues sur les tubes enregistrés il y a cinquante ans ! Les premiers succès de Johnny Hallyday, de Charles Aznavour ou d’Hugues Aufray vont tomber dans le domaine public. En Europe, la question suscite une belle cacophonie.
Souvenirs, souvenirs, il nous reste nos chansons. » Aujourd’hui, le tube de Johnny Hallyday n’a jamais sonné aussi faux ! Dès la fin de l’année, notre rockeur national ne pourra plus compter sur les droits d’interprète de ce titre, l’un des tout premiers enregistrés au début de sa carrière, en 1960. Sa rengaine va tomber dans le domaine public. En guise de consolation, Johnny peut se dire qu’il n’est pas un chanteur abandonné. D’autres vedettes qui touchaient jusqu’ici des royalties depuis cinquante ans, comme Charles Aznavour ou Nana Mouskouri, vont également devoir faire une croix sur une part de leurs revenus. Cette année, la période yé-yé, celle des débuts du vinyle, va peu à peu basculer dans la gratuité. En 2012, ce sera le tour de Richard Anthony ( J’entends siffler le train) ou d’Hugues Aufray ( Santiano).
38 000 artistes envoient une pétition
Des artistes de toute l’Europe ont bien tenté de changer le cours des choses. Plus de 38 000 d’entre eux ont envoyé une pétition à la Commission européenne. Leur lobbying a porté ses fruits et a permis d’étendre la durée des droits de cinquante à septante ans. Sur le papier, car la directive votée en 2009 est, depuis, restée lettre morte. Son adoption définitive se heurte aux refus du Luxembourg, de la Suède ou encore de la Roumanie. » Plusieurs pays considèrent que cette extension profite surtout aux maisons de disques et aux vedettes déjà millionnaires plutôt qu’aux petits chanteurs dont la plupart ont cédé leurs droits « , souligne un observateur européen.
Face à cette cacophonie, la présidence espagnole a tenté de trouver un terrain d’entente en avril. En vain. La Belgique, qui vient de prendre la présidence européenne, sera suivie par la Hongrie au premier semestre 2011, et toutes deux sont défavorables à tout changement. Or plus le temps passe, plus le nombre d’interprètes concernés augmente. » En tombant dans le domaine public, les artistes meurent une deuxième fois, explique, un brin lyrique, Pascal Nègre, président d’Universal Music France. Non seulement ils perdent leurs droits, mais les maisons de disques sont réticentes à faire des efforts de marketing pour mettre en avant de vieux titres remixés. Il n’y a plus de travail de mémoire. «
Les majors rééditent de temps à autre leur fonds de catalogue pour en tirer de substantiels bénéfices. Une manne bienvenue en période de crise du disque, réinvestie en partie dans la découverte de nouveaux talents. Les chanteurs les plus populaires, eux, peuvent toucher entre 1 et 1,50 euro sur chaque album vendu dans le commerce, alors que les moins connus n’ont pas cette chance. Les deux majors les plus exposées, Universal Music (groupe Vivendi) et la britannique EMI, ont bien compris les enjeux. Quand le premier doit renoncer aux tubes de jeunesse de Johnny Hallyday, le second a déjà dû tirer un trait sur Tino Rossi, Maria Callas et Gilbert Bécaud. Et de gros vendeurs de disques comme les Rolling Stones, les Beatles ou Claude François vont être concernés d’ici peu. Conséquence : les majors se pressent pour ressortir leurs albums remastérisés.
A l’origine, les deux entreprises souhaitaient bénéficier d’un régime semblable à celui en vigueur outre-Atlantique. Là-bas, les droits courent pendant nonante-cinq ans à la suite d’une révision de la loi poussée, en grande partie, par Disney. De peur de perdre la propriété de sa célèbre souris, la société a obtenu gain de cause dans un texte taillé sur mesure, surnommé le » Mickey Mouse Protection Act « . » Les Etats-Unis n’ont pas le même système de protection, on ne peut pas transposer cette durée ici « , estime Kostas Rossoglou, conseiller juridique au Bureau européen des associations de consommateurs (Beuc).
Selon le cabinet d’étude PricewaterhouseCoopers, une extension à nonante-cinq ans, au lieu de cinquante, permettrait de rapporter, tous bénéficiaires confondus, entre 44 età 843 millions d’euros. Cette fourchette – pour le moins large ! – intègre les sommes collectées par les sociétés de perception. Ces intermédiaires récoltent de l’argent lors de la diffusion de chansons à la télévision ou à la radio pour le redistribuer ensuite.
Prix sacrifiés
En attendant, cette situation de blocage fait le bonheur d’autres acteurs de la musique. De Charles Trenet à Django Reinhardt, Frémeaux & Associés, l’éditeur français de référence du patrimoine musical, commercialise ainsi des £uvres tombées dans le domaine public pour leur donner une nouvelle vie et offrir aux amateurs un accès à la culture moins onéreux. » Cette activité représente un quart de nos revenus mais seulement 8 % de notre marge, explique Patrick Frémeaux, cofondateur de cette maison. Car de telles rééditions exigent du travail et portent sur de petits volumes de vente, entre 500 et 2 000 exemplaires. » D’autres sociétés, comme Jacky Boy Music, n’hésitent pas à se rattraper sur les volumes en sacrifiant les prix. Une compilation d’Henri Salvador offerte à 1 euro a été distribuée en grandes surfaces à plus de 110 000 exemplaires. Mais l’entreprise s’est attiré les foudres du crooner [ voir l’encadré].
» Les industriels et les interprètes feraient mieux de préparer leur avenir « , s’emporte un bon connaisseur du secteur. Et, peut-être, de méditer les paroles d’Edith Piaf : » Non, rien de rien, non, je ne regrette rien ! C’est payé, balayé, oublié, je me fous du passé ! » Encore une chanson de la Môme qui tombera cette année dans le domaine public.
Emmanuel Paquette
» les artistes meurent une deuxième fois «
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