Changer de vitesse

L’avenir de l’Europe n’est plus dans l’Union, car celle-ci vit dans une triple fiction.

Fiction institutionnelle, car la  » Constitution européenne  » ne serait en fait qu’un traité de plus, venant modifier le traité de Nice qui, à partir du 1er janvier prochain, régira la vie communautaire. Et il est illusoire d’espérer que les dirigeants de certains pays membres cèdent à d’autres un pouce de leur pouvoir dans cette entité commune. En particulier, il est absurde de croire que les gouvernements espagnol ou polonais accepteront des amendements au traité de Nice, qui leur est si favorable, pour réduire leur pouvoir dans l’Union au profit de l’Allemagne et de la France, laquelle les a traités de sous-hommes ayant  » perdu une bonne occasion de se taire  » sur la question irakienne. Le moment est venu pour la France de régler la facture de ce bon mot.

Fiction financière aussi, lorsqu’on laisse croire que l’Union pourra attribuer à ses 25 membres autant de subventions qu’elle répartit aujourd’hui entre 15. En faisant adhérer 10 pays pauvres et en s’interdisant d’augmenter le prélèvement fiscal communautaire, l’Union sera évidemment contrainte de réduire ce que chacun recevra en matière régionale, agricole, sociale ou industrielle.

Fiction politique, enfin, quand on fait semblant d’espérer que l’Union pourra devenir un jour, sur la lancée actuelle, une entité politique viable. Depuis le traité d’Amsterdam, elle évolue en fait chaque mois davantage vers un ensemble plus flou, plus lent, plus bureaucratique, de plus en plus réduit à la seule conduite d’une politique commerciale et concurrentielle suicidaire pour son industrie. L’application pérenne du traité de Nice parachèvera ce blocage et finira de transformer l’Union en une vague confédération, à l’image de celle que François Mitterrand proposait, en 1990, de créer avec les pays de l’Est, pour ne pas avoir à élargir l’Union avant qu’elle fût suffisamment renforcée. Résultat : au lieu d’avoir la Confédération à côté de l’Union, on l’a à sa place.

Il ne servirait donc à rien de négocier, sous le nom de Constitution, de dérisoires réformes à ce traité de Nice. Et, de toute façon, elles ne s’appliqueraient, au mieux, que dans dix ans. D’ici là, la paralysie des institutions et les chamailleries des nations auront fait prendre à notre continent un retard irrattrapable face aux avancées technologiques indiennes, à la compétitivité industrielle chinoise et au basculement géopolitique qui amènera l’Amérique à se désintéresser du sort de l’Europe.

Face à ces défis, ceux des Européens qui refusent le déclin doivent d’urgence changer de vitesse. Bousculant les idées admises, ils doivent renoncer à voir leur avenir dans la réforme des institutions de l’Union, ou même dans des progrès effectués à quelques-uns dans le cadre de l’Union. Ils doivent oser créer, hors des structures communautaires, une véritable fédération européenne, rassemblant leurs appareils politiques, militaires et économiques… pendant qu’ils existent encore.

Jacques Attali

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