« C’est la Chine qui remet en cause le statu quo »
« Il ne faut pas inverser les rôles », soutient Thierry Kellner, professeur à l’ULB et spécialiste de la politique étrangère de la Chine. Depuis l’avènement de Xi Jinping, le comportement de Pékin inquiète légitimement ses voisins.
Entre 2016, date du contrat sur les sous-marins entre l’ Australie et la France, et 2021, année de l’alliance stratégique entre l’ Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, la menace chinoise a-t-elle évolué au point de justifier la volte-face de Canberra?
Il y a plusieurs facteurs. On a assisté à une détérioration des relations entre la Chine et les Etats-Unis à partir de 2018, sous Donald Trump. Avec un prolongement sous Joe Biden parce que républicains et démocrates s’accordent à considérer que la Chine pose le défi le plus important aux Etats-Unis pour les décennies à venir. Les rapports se sont aussi fortement dégradés entre la Chine et l’ Australie. Lorsque Canberra a demandé une enquête sur l’épidémie de Covid-19, Pékin a lancé des mesures de rétorsion commerciales qui lui ont coûté très cher. Une pression politique directe a été exercée par la Chine. Et au-delà, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013-2014, la Chine a développé une politique étrangère beaucoup plus assertive en mer de Chine du sud avec une montée en puissance de sa marine, notamment dans les eaux territoriales japonaises, la construction d’infrastructures artificielles autour des îles Paracels ou des îles Spratleys. On a assisté à des discours assez agressifs de Xi Jinping à l’égard de l’Occident en général et sur la question de Taïwan. La gestion de la situation à Hong Kong a aussi dégradé les relations de Pékin avec le reste du monde. Il y a vraiment eu une accumulation de faits qui donnent de la Chine une image beaucoup plus assertive ou agressive, selon certains analystes. D’où les inquiétudes des militaires américains par rapport aux efforts mis en oeuvre par les Chinois en matières balistique, nucléaire, maritime… La Chine a des ambitions très importantes qui se concentrent essentiellement dans cette zone indo-pacifique.
La Chine a des ambitions très importantes qui se concentrent essentiellement dans la zone indo-pacifique.
La stratégie des Etats-Unis dans cette région est-elle « confrontationnelle » alors que celle de l’Union européenne serait plus conciliante?
Joe Biden parle d’une « compétition forte » avec la Chine. L’ idée est de ne plus lui laisser le terrain libre comme on l’a fait dans le passé. Auparavant, les Etats-Unis et l’Union européenne avaient plutôt une politique d’engagement à l’égard de la Chine. Ils essayaient de l’intégrer pour qu’elle devienne « comme nous » avec l’espoir que son régime se transformerait. Or, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, cela va dans le sens contraire. L’Union européenne a une attitude qui a l’air plus prudente, notamment sous l’impulsion des défenseurs des intérêts économiques allemands. Mais elle a quand même modifié ces dernières années sa façon de percevoir la Chine. En 2019, elle a adopté une stratégie où elle était définie comme un « rival systémique ». Il y a peut-être des différences entre les Etats-Unis et l’Union européenne dans la manière de percevoir le défi chinois. Mais sur le fond, ils partagent la même analyse. Simplement, les Etats-Unis sont beaucoup plus proches. Pour eux, le Pacifique, c’est un bassin d’expansion naturel depuis le XIXe siècle. Ils sont présents à travers un système d’alliances mis en place à partir de 1945. Ils ont garanti la sécurité de toute cette zone jusqu’à cette montée en puissance de la Chine.
Les Etats-Unis n’auraient-ils pas intérêt à fédérer tous les Etats occidentaux face à Pékin?
On a l’impression que les Américains ont avancé avec ceux qui voulaient les suivre dans une « coalition des volontaires » qui rassemble les Etats qui ont la même analyse du défi chinois, au contraire de certains pays européens qui sont plus hésitants. Pour les Etats-Unis, la priorité est la Chine. On n’a pas l’impression que c’est le cas pour l’ Union européenne. Les Américains ont procédé de la même manière depuis 2017 dans le cadre du Quad, le Quadrilateral Security Dialogue, avec l’ Australie, le Japon et l’Inde. La proximité géographique de certains pays, et les intérêts économiques d’autres, notamment en Europe, font que les préoccupations sont différentes. Mais d’un point de vue diplomatique, il aurait certainement été très utile de discuter un minimum de cette alliance Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni avec la France. D’autant que celle-ci a un rôle à jouer dans cette région puisqu’elle y a des intérêts et des capacités. Elle a d’ailleurs commencé à le faire. Même si c’est sans doute jugé insuffisant du côté américain.
La Chine donne l’impression d’agir en tant que grande puissance qui se comporte comme bon lui semble.
La Chine craint-elle l’alliance Aukus et l’acquisition par l ‘Australie de sous-marins à propulsion nucléaire?
Pour Pékin, cela représente une augmentation claire de la capacité de l’ Australie et de cette alliance triangulaire, par l’interopérabilité qu’elle procure, à pouvoir opérer dans la zone indo-pacifique. La force alliée y devient plus importante. C’est bien évidemment considéré négativement par la Chine parce que cette alliance contrecarre ses ambitions dans la région. Mais dans le communiqué annonçant l’ alliance, il est mentionné que son objectif est d’assurer « la paix et la stabilité » parce que du point de vue de Washington et de plusieurs pays de la région, c’est l’action de Pékin qui remet en cause le statu quo. Il ne faut pas renverser les rôles. C’est le comportement de la Chine par rapport aux îles Senkaku, à Taiwan, qui inquiète. Les Etats-Unis, l’ Australie agissent en réaction à cette attitude, comme des pays d’Asie du Sud-Est, le Vietnam, la Malaisie, qui se méfient des ambitions chinoises. D’autant que celles-ci sont soutenues par une augmentation des capacités militaires et que l’absence de transparence joue en défaveur de Pékin. La Chine pourrait utiliser une série d’instruments à sa disposition pour rassurer son voisinage. Elle ne le fait pas. Elle donne l’impression d’agir en tant que grande puissance qui se comporte comme bon lui semble. En 2016, une cour a rendu un arrêt concernant les contours des îles Spratleys sur une requête des Philippines qui allait à l’inverse des demandes chinoises. Pékin a considéré qu’il était nul et non avenu, remettant ainsi en cause le droit international maritime. C’est un comportement qui inquiète légitimement le voisinage. Il ne faut pas s’étonner ensuite des réactions qu’il suscite. Les Chinois se présentent toujours comme les victimes. Mais quand on analyse les faits, la remise en cause du statu quo est de la responsabilité de la Chine plus que de l’Australie.
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