Comme le protagoniste de Guerre, l’écrivain fut blessé en 1914. Une expérience qui le hantera toute sa vie. © COLLECTION FRANÇOIS GIBAULT

Céline ressuscité

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Gallimard publie Guerre, le premier des nombreux textes inédits de Céline qui ont ressurgi miraculeusement en 2020. Un événement littéraire de premier ordre malgré la personnalité embarrassante de l’auteur.

Côté face, un écrivain génial, radical, unique, dont les romans à la langue argotique, sonore et hypnotique ont fait exploser les frontières de la littérature et de la grammaire. Largement farcis de sa propre expérience et de ses traumatismes, dans l’enfance ou comme soldat, les récits de Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, sont autant de cris stridents contre la guerre, contre les conformismes, contre les compromissions, doublés de réquisitoires burlesques, généreusement arrosés d’humour et de désespoir, sur la condition humaine. On ne sort pas indemne de la lecture de Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit, deux livres qui remuent les tripes.

Cet événement éditorial est l’aboutissement d’une histoire rocambolesque digne d’un thriller.

Côté pile, un antisémite, un raciste et un misogyne de la pire espèce, dont la haine délirante contre les Juifs s’est déversée dans des pamphlets pousse-au-crime impardonnables dès 1937. En particulier dans Bagatelles pour un massacre, ramassis d’ignominies et d’ordures éructées par un esprit dérangé et rongé par la paranoïa.

Avec Céline, on peut difficilement faire l’économie d’une réflexion sur la distinction à opérer – ou non – entre l’homme et l’artiste. Reconnaître son talent n’empêche pas de rester lucide sur le salaud. Ce sont les deux faces d’une même pièce. Cette fascination-répulsion pas toujours simple à manipuler est réactivée aujourd’hui par la publication miraculeuse d’un inédit de l’auteur, Guerre, qu’on pensait disparu à jamais. Du Céline pur jus (lire l’encadré), avec ses outrances, ses provocations, ses descriptions morbides des corps fracassés, ses poussées de violence, son style tordu, viscéral, cru, à l’oralité sidérante. Un texte probablement écrit en 1934, soit deux ans seulement après Voyage et vingt ans après les faits mi-autobiographiques mi- imaginaires qu’il relate ici et qui mettent en scène la convalescence loufoque et extravagante d’un poilu blessé dans «l’abattoir international en folie».

Céline, un génie littéraire qui ne doit pas faire oublier  le salopard.
Céline, un génie littéraire qui ne doit pas faire oublier le salopard. © GETTY IMAGES

Mieux vaut tard que jamais

Cet événement éditorial est l’aboutissement provisoire (d’autres publications suivront) d’une histoire rocambolesque digne d’un thriller. Jusqu’à sa mort en 1961, le médecin et écrivain a toujours soutenu qu’on avait dérobé dans son appartement parisien de nombreux manuscrits après sa fuite au Danemark à la Libération. Dont six cents pages de Casse-Pipe, troisième volet de la trilogie dont les deux premiers éléments sont les chefs-d’œuvre absolus Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Depuis, plus aucune nouvelle de ces milliers de feuillets. Pour les exégètes les plus avertis, qui n’ont pourtant pas ménagé leur peine pour en retrouver la trace, le trésor était perdu à jamais.

C’est donc à la surprise générale qu’il a refait surface, en juin 2020. La date ne doit rien au hasard. Quelques mois plus tôt, la veuve de l’auteur de Nord, l’ex- danseuse Lucette Destouches, décédait à l’âge canonique de 107 ans. Conformément à la promesse qu’il avait faite une quinzaine d’années plus tôt au mystérieux donateur qui lui avait confié les documents, Jean-Pierre Thibaudat, critique et ex-journaliste à Libération, a attendu la disparition de la femme de Céline pour révéler au monde l’existence des manuscrits. De quoi mettre en émoi la communauté célinienne et bien au-delà. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme si un archéologue tombait par hasard sur la momie d’un pharaon.

Bizarrement, le livre ne dit pas un mot sur la face sombre de Céline.

Au terme d’une saga judiciaire pour savoir s’il y a eu vol et recel, les écrits sont revenus dans le giron des ayants droit du romancier et, par ricochet, chez Gallimard, qui publiera au compte-gouttes les meilleurs morceaux de ces manuscrits retrouvés, pour reprendre le titre de l’exposition que la maison d’édition leur consacre en parallèle (1). Guerre aujourd’hui, Londres à l’automne (soit le squelette déjà bien en chair d’une nouvelle trilogie), en même temps que La Légende du roi Krogold. Avant l’intégrale de Casse-pipe et sans doute d’autres fragments à exhumer des 5 324 feuillets récupérés, histoire de rentabiliser au maximum ce cadeau tombé du ciel.

Hazebrouck, dans le nord de la France, a servi de modèle à la ville du roman.
Hazebrouck, dans le nord de la France, a servi de modèle à la ville du roman. © COLLECTION ARCHIVES GALLIMARD

Vu la personnalité sulfureuse de l’auteur, qui aurait pu lui valoir le purgatoire, et sa prose avec lui, on s’attendait au minimum à une mise en garde de l’éditeur, à un rappel des faits, voire à un débat raisonné et contradictoire sur l’utilité de publier ces inédits. Bizarrement, le livre ne dit pas un mot sur la face sombre de Céline. Avant-propos, note sur l’édition et appendices insistent sur l’importante de la découverte – ce dont personne ne doute. On a dès lors un peu le sentiment que la date de fabrication – Guerre a été écrit par le Céline d’avant les pamphlets – vaut quitus. Gênant si l’on songe que sur les 80 000 exemplaires du premier tirage, certains arriveront sans aucun doute dans les mains de jeunes lecteurs peu ou pas avertis. La transparence, qui ne nuit pas aux qualités littéraires du roman, n’aurait-elle pas mieux valu que cette amnésie et cette réhabilitation déguisée?

(1) Céline, les manuscrits retrouvés, à la galerie Gallimard, à Paris, jusqu’au 16 juillet.

Le bruit et la fureur

Même s’il s’agit d’un premier jet, même s’il manque des pages, même si certains mots sont restés illisibles, Guerre n’est pas un fond de tiroir ou un simple brouillon. C’est bien un roman à un stade avancé. Un roman puissant, concis, râpeux, obscène, outrancier, peuplé de personnages croisés ailleurs dans la galaxie célinienne et truffé de mots d’argot populaire et militaire qui fouettent la langue et transforment ce récit à la grammaire démantibulée et à la ponctuation très personnelle en aventure humaine hallucinée. En l’occurence, celle de Ferdinand, alter ego récurrent de l’auteur, salement amoché au bras et à la tête par une pluie d’obus du côté de Ypres. «C’était abominable partout comme souffrance, du bas du genou au dedans de la tête. L’ oreille c’était la bouillie sonore à part ça, les choses n’étaient pas tout à fait les mêmes ni plus comme avant.»

Le poilu en charpie échoue finalement dans un hôpital de Peurdu-sur-la-Lys, ville imaginaire du nord de la France, pour une convalescence pas vraiment de tout repos. Entre deux divagations, il fait la connaissance de Mademoiselle l’Espinasse, infirmière lubrique, d’un médecin sadique ou encore de Bébert, acolyte et souteneur de profession avec lequel il s’octroie des virées à l’Hyperbole, café du centre-ville et poste d’observation à l’épicentre du cirque macabre de la guerre. A mesure qu’il retrouve ses esprits, Ferdinand est gagné par la désillusion et le dégoût. Dégoût de la violence, dégoût des planqués, dégoût de la hiérarchie qui travestit la réalité comme ça l’arrange, dégoût aussi des convenances qui aveuglent. Les puissants d’un côté, les sacrifiés de l’autre. L’hypocrisie petite-bourgeoise nourrit le cynisme qui s’installe dans le cœur du narrateur. «J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais.»

Si certaines situations heurtent les sensibilités de 2022, et si définitivement Céline n’est pas un écrivain woke, on est conquis par la puissance de feu d’une écriture en fusion, écorchée comme le monde qu’elle décrit. L’ auteur de Voyage au bout de la nuit ampute la langue comme la guerre ampute les corps. Il laboure les souffrances, transforme la boue en poésie organique et triviale, moins par souci esthétique que pour refléter, jusque dans la syntaxe, le traumatisme d’une génération transformée en chair à canon. Une lecture choc qui aurait mérité au moins une préface éclairant la personnalité trouble de Céline, capable du meilleur comme du pire.

C’est ici, dans son appartement de la rue Girardon, à Paris, qu’ont été volés les manuscrits.
C’est ici, dans son appartement de la rue Girardon, à Paris, qu’ont été volés les manuscrits. © BELGA IMAGE

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire