Ce que nous coûtent le Parlement fédéral et ses élus

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Députés et sénateurs gèrent leur budget en toute autonomie et en toute discrétion. Quels sont les montants en jeu ? Combien touchent-ils d’argent public ? Enquête sur un système opaque et mal connu.

(1) Pour un isolé, excluant pécule de vacances et prime de fin d’année, et tenant compte d’une amputation de 5 %, décidée en 2011. Lire La Rémunération des parlementaires et des ministres, Courrier hebdomadaire du Crisp, n°2014-2015.

C’est bien connu, la démocratie a un prix. Et comme le disait Talleyrand :  » Si vous voulez des députés libres, il faut les payer.  » Ainsi la Chambre et le Sénat, les deux assemblées qui forment le parlement fédéral, reçoivent une dotation publique pour leur fonctionnement. Une très grande partie de ces dotations sert à rémunérer leurs membres. Les parlementaires sont dès lors payés par des budgets publics.

Se pencher sur le coût de notre démocratie, sans pour autant mettre les mandataires sur la sellette, est dès lors bien légitime. Or au fil de notre enquête, une étrange pudeur à parler d’argent est apparue, tant à la Chambre qu’au Sénat. Certes, le Parlement ne doit rendre de comptes à personne. Ni à la Cour des comptes (qui en dépend) ni au gouvernement. Protégé par le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs, il jouit d’une totale autonomie financière. Résultat : il pêche trop souvent par un manque de transparence, même si ses comptes sont publiés, poste par poste. Mais les documents de la questure ou de la commission de la comptabilité (toutes les deux chargées d’établir son budget et de l’apurer) sont des dossiers internes, non accessibles. Et le Parlement n’a qu’un seul  » chien de garde  » : lui-même. En d’autres termes, des parlementaires qui contrôlent leurs collègues.

 » On ne fait pas fortune en étant député « , s’agace un élu interrogé. Oui, les hommes politiques ne sont pas riches. C’est le goût du pouvoir qui les motive, pas celui de l’argent. Mais connaître le montant de leurs salaires reste assez complexe.  » La difficulté à trouver les informations pertinentes tend à alimenter le sentiment d’opacité et, partant, les critiques entourant la rémunération des principales fonctions politiques « , confirme Jean Faniel, chercheur au Crisp, qui a passé au crible les indemnités des élus (1). D’ailleurs, dans le contexte de crise d’aujourd’hui, la Chambre et le Sénat ont annoncé des efforts de rationalisation et d’économies. Certaines dépenses des élus ont été limitées : frais de déplacement, bouteilles de champagne, eau chaude supprimée aux sanitaires… Mais les revenus réels n’ont, eux, pas vraiment diminué. Décodage.

La Chambre et le Sénat ne doivent de compte à personne. En 2012, la Chambre et le Sénat ont reçu respectivement 122 019 000 euros et 69 881 000 euros de dotations de la part de l’Etat fédéral. Ces montants ne sont pas fixés par une loi. Au nombre de cinq pour chacune des deux assemblées, les questeurs (des parlementaires) établissent eux-mêmes les crédits nécessaires à leur fonctionnement, et estiment leurs dépenses et leurs recettes. Ainsi pour 2013, la Chambre a demandé une dotation de 124 219 000 euros, le Sénat, 71 953 000 euros. Avec près de 192 millions d’euros par an, le Parlement fédéral est donc l’institution la mieux dotée. Mais la demande, c’est une tradition, est toujours revue – légèrement – à la baisse par l’exécutif, qui cependant s’exécute, sans demander la moindre explication. Et les deux assemblées dépensent leurs dotations sans justificatif, ni contrôle.

Décidée en décembre de l’année précédente, la dotation est versée en une seule fois, en début d’année. Une part est notamment investie en placements financiers. Le Sénat a ainsi pu empocher, en 2010 (dernière année connue), 386 000 euros de revenus supplémentaires, grâce à des placements financiers. Et ce sont encore des députés qui président la commission de la comptabilité, chargée de vérifier et d’apurer leurs comptes. Ces dossiers sont des documents internes, que seuls les députés peuvent consulter.

Si le Parlement n’a pas à rendre des comptes, il n’a pas non plus à restituer l’argent qu’il n’utilise pas. En 2011, la Chambre a ainsi bénéficié d’un boni de 2 262 666 euros. Tandis que les sénateurs constataient, toujours en 2011,  » une sous-utilisation des crédits pour la plupart des postes « . Le  » trop-perçu  » des deux assemblées a donc fini par constituer une réserve. Celle de la Chambre est aujourd’hui de l’ordre de 7 860 000 euros. Cette somme ne figure pas d’emblée dans les comptes publiés par l’assemblée. Il faut une question d’un député (une seule) pour la voir apparaître. C’est en puisant notamment dans cette manne (qui était encore de 16 895 160 euros en 2011) que la Chambre paie les indemnités de départ des députés (lire plus loin). Autre  » trésor de guerre  » : la caisse de pension du Sénat. Car la cotisation acquittée par les élus (8,5 % retenus sur leurs indemnités parlementaires brutes) reste dans ses tiroirs pour financer leur régime de pension. On ignore le montant de cette cagnotte, mais les cotisations perçues par le Sénat, en 2012, s’élevaient à 4 040 660 euros en 2012.

Les députés seraient trop nombreux. Selon Herman Matthijs, professeur à la VUB et auteur d’une étude annuelle sur le coût de la démocratie, le nombre de parlementaires – sans même compter les régio-communautaires – en Belgique est trop élevé. Ils sont 221, soit un élu pour 49 049 habitants. Un ratio généreux comparé à la France, où l’on compte un parlementaire pour 113 258 habitants. Toujours selon Herman Matthijs, le Parlement fédéral coûte de plus en plus cher malgré une perte d’influence et de pouvoir. En dix ans, son coût aurait augmenté de près de 50 millions d’euros : soit 880 000 euros par député. Par élu, les sénateurs sont les mieux lotis, avec 1 100 000 euros par tête, environ 220 000 euros de plus que par député. A l’origine de cette hausse, le coût des commissions d’enquête, la modernisation des bâtiments, les indemnités de départ des députés, les indexations de salaires des députés, des fonctionnaires et des collaborateurs des groupes politiques.

Un député, combien ça coûte. On trouve le détail des dépenses et des recettes portant sur l’exercice 2011 dans les rapports publiés par la Chambre et le Sénat. La majeure partie de la dotation est consacrée au paiement des indemnités des élus et des salaires des 685 fonctionnaires de la Chambre et des 349 du Sénat. Ceux employés par la Chambre ont coûté pas moins de 49 518 000 d’euros pour l’exercice 2011, soit 36 % du budget. Ceux du Sénat 27 184 000, soit 40 % de son budget. A cela s’ajoute le coût des collaborateurs : chaque député peut, en effet, employer une personne (secrétaire, attaché parlementaire…). Le député a la qualité d’un employeur, il est libre de recruter, licencier, fixer les conditions de travail, la rémunération. De plus, chaque groupe politique a droit à un collaborateur universitaire par parlementaire (à partir de 5 élus). Les salaires des collaborateurs sont payés en direct par la Chambre et le Sénat. Ils représentent 21 % du budget de la Chambre, et 29 % de celui du Sénat.

Herman Matthijs avance des chiffres plus précis. Ainsi, de 1989 et 2010, le coût moyen par sénateur a été multiplié par cinq, alors que le nombre de sénateurs est passé de 184 à 71. Le coût salarial a explosé en chiffres relatifs : aujourd’hui, pour 71 sénateurs, il s’élève à 9 millions d’euros, soit 126 760 euros par sénateur. En 1995, le chiffre était encore de 12,9 millions d’euros pour 184 sénateurs, soit 70 108 euros par sénateur. Pourquoi ? L’augmentation est liée aux indexations, à l’élévation des barèmes des salaires des sénateurs, au financement plus coûteux des groupes politiques, aux nombreuses indemnités de départ après les élections et au non-dégraissement du personnel après la réforme de 1995. Même à la Chambre, les frais opérationnels augmentent d’année en année. Or le nombre de députés est passé de 212 à 150, tandis que les frais opérationnels augmentent de 60 % par rapport à 1995.

Comment sont indemnisés les députés  » Un député qui a quarante ans de Parlement touche la même chose qu’un nouveau parlementaire. Est-ce normal ?  » s’interroge Daniel Bacquelaine, député MR et chef de groupe. En fait, les règles sont claires pour tous les parlementaires fédéraux : ils reçoivent chaque mois 5 444,74 euros net mensuel, où qu’ils siègent. Leur rémunération n’évolue ni avec l’âge ni avec leur ancienneté dans la fonction parlementaire.

Ce montant n’est pas fixé par une loi, et chaque assemblée détermine elle-même les rémunérations de ses membres. Ce montant global, calculé par Jean Faniel, comprend l’indemnité de base à laquelle s’ajoute une indemnité pour frais exposés : il s’agit d’une somme forfaitaire, échappant à l’impôt et censée compenser les frais de représentation. Elle ne fait l’objet d’aucun contrôle – l’élu ne doit pas donner le détail de son utilisation – et s’apparente donc à un complément de revenu. Ce chiffre varie uniquement selon la situation fiscale et personnelle : familiale, domicile, montant rétrocédé au parti…

Mais tous les mandataires le confirment : ils ne gagnent pas  » ça  » ! Car une part de leur salaire est reversée à leur parti, sous la forme de rétrocessions, non déductibles fiscalement. Cet écot est amputé uniquement sur leur indemnité de base brute (pas sur leurs frais de mandat). Et il diffère beaucoup d’un parti à l’autre. Ainsi, le PS demande à chaque élu 10 % de ses rémunérations brutes, sur l’ensemble des mandats politiques. Au MR, ce sont les fédérations d’arrondissement elles-mêmes qui fixent le montant : elles ponctionnent de 125 à 580 euros mensuels selon les arrondissements. Ceux qui, chez les libéraux, apportent les plus hautes contributions sont davantage aidés pour financer leur campagne électorale. Au CDH, les parlementaires cèdent de 350 à 600 euros, selon les mandats. Des taux encore éloignés de celui auquel sont soumis les députés Ecolo, qui reversent de 30 à 45 % de leur indemnité.  » Cela permet de neutraliser toute compétition entre les candidats écologistes : l’argent ne doit pas être le moteur de l’engagement politique « , précise Jean Faniel.

En outre, chaque député a droit à une série d’avantages matériels liés à sa fonction (voir la liste p.23, ainsi que pour les autres parts des budgets des deux institutions), qui sont à charge de la Chambre et du Sénat.

Pourquoi, en réalité, ils gagnent plus. Avec 5 444,74 euros net mensuel pour le salaire de base, les députés sont, en apparence, traités sur un pied d’égalité. Mais, au sein des deux institutions, il existe ce qu’on appelle les fonctions spéciales. Ces  » députés spéciaux  » forment en quelque sorte l’aristocratie des parlementaires : ce sont les présidents d’assemblée et leurs vice-présidents (chargés de préparer les travaux), les chefs de groupe (c’est-à-dire le n°1 d’un parti au sein d’une assemblée), les présidents de commission, les secrétaires, les questeurs (chargés de la gestion administrative, matérielle et financière)… Des  » extras  » que les partis offrent aux bons lieutenants pour services rendus ou aux anciens ministres de retour sur les bancs des assemblées. Pour ceux-là, les indemnités grimpent sensiblement (voir le tableau p.22) : le  » salaire  » des présidents s’élève à 13 253 euros net mensuel, celui des chefs de groupe atteint 7 853 euros net mensuel et celui des questeurs, 7 258 euros. Par ailleurs, ils touchent, pour chaque fonction spéciale, un complément d’indemnité pour frais de mandat.  » Les indemnités pour fonctions spéciales sont des montants substantiels ! Or selon la pratique parlementaire, nous savons tous qu’il y en a trop, que le nombre de vice-présidents ou de secrétaires est trop élevé « , concède Catherine Fonck, chef de groupe CDH à la Chambre. Ainsi 25 % des parlementaires francophones au Parlement  » occupent  » une fonction spéciale.

La tradition du cumul des mandats entraîne des écarts de revenus importants entre élus. A l’inverse de la plupart des autres nations démocratiques, la majorité des parlementaires disposent de mandats électifs locaux (bourgmestre, échevin, président de CPAS…), qui leur permettent d’augmenter leurs revenus. Les chiffres sont en effet éloquents. Les détenteurs d’un mandat unique, à la Chambre comme au Sénat, sont minoritaires : seuls 10 députés (dont 7 Ecolo) ne détiennent qu’un seul mandat, et 8 sénateurs (4 Ecolo) sur les 87 francophones.

La grande majorité des membres des deux assemblées touchent donc davantage que l’indemnité de base. Beaucoup atteignent ainsi le plafond fixé par la loi anti-cumul, qui ne permet qu’un seul mandat exécutif rémunéré supplémentaire : celui de maïeur, d’échevin, de président de CPAS, ou encore celui de président, vice-président ou administrateur délégué d’une intercommunale. Le parlementaire ne peut percevoir un surplus dépassant la moitié du montant de l’indemnité de base, soit quelque 2 300 euros. En clair, ce cumul ne peut pas être supérieur à 7 746 euros net par mois. Paul Magnette, par exemple, devra donc faire  » cadeau  » d’une partie de son traitement à la Ville de Charleroi. Et en comparaison avec un collègue disposant d’un seul mandat, ses conditions de travail n’ont rien d’équivalent. Paul Magnette, quoique amputé d’une partie de son  » salaire « , s’appuie sur une infrastructure locale à Charleroi et des personnels déjà en place.

En outre, ce plafond ne prend pas en compte… les indemnités pour fonctions spéciales ni même les frais forfaitaires qui y sont liés et qui échappent à la loi anti-cumul. Autre boîte noire non comptabilisée : leurs éventuels revenus privés de médecin, d’avocat ou de chef d’entreprise. Et les professeurs de l’enseignement supérieur peuvent, contrairement aux autres fonctionnaires, continuer à exercer leur métier. Pour toutes ces raisons, il se révèle très complexe de savoir combien gagne vraiment chaque politique.  » Il en résulte une inégalité financière entre les députés qui cumulent et ceux qui exercent leur mandat à temps plein, et une situation paradoxale : ce sont les députés ne s’engageant qu’à temps partiel qui sont favorisés « , regrette un Ecolo.

?Le député reste un privilégié Les revenus des députés fédéraux les situent bien au-dessus dans le décile supérieur de la population, mais aussi de leurs voisins européens : ils sont au-dessus du salaire des députés français, espagnols et grecs. Ils sont, en revanche, inférieurs à ceux des députés italiens, néerlandais ou autrichiens. Mais ce sont aussi leur régime de pension et leurs indemnités de départ qui en font des privilégiés.

 » On n’a jamais vu un régime de retraite aussi généreux « , concède un député. Actuellement, les parlementaires perçoivent une pension pleine après seulement vingt ans de mandat (qu’ils aient siégé dans une seule ou plusieurs assemblées), au lieu de quarante-cinq ans pour le commun des mortels. A partir de… 55 ans, ils peuvent faire valoir leur droit à la pension et toucher 75 % de l’indemnité de base brute indexée : soit quelque 2 500 euros net mensuel. Un système toujours en vigueur, même si l’accord gouvernemental prévoit que  » le système de pension des parlementaires sera progressivement aligné sur celui du secteur public « . En fait, ici aussi, l’exécutif n’a aucun pouvoir. Ce sont les bureaux de chaque instance qui décident. Le chantier est toujours ouvert… Pour introduire une modification, il faudrait un accord entre les différentes assemblées. C’est là que ça coince. Quels efforts les élus sont-ils prêts à consentir ? En discussion depuis décembre 2011, le nombre d’annuités donnant droit à la pension devrait augmenter : de 20 à 32 ans, voire 36. De même que l’âge d’ouverture du droit à la pension : qui passerait de 55 ans à 62 ans  » au moins « . Même amendé, leur régime restera favorable.

Et que dire encore des indemnités de départ ? Elles soulèvent bien des polémiques, et obligent la Chambre et le Sénat à des subventions massives, en cas d’élections : au lendemain d’un scrutin, des parlementaires non réélus ou ne s’étant pas représentés obtiennent des indemnités de départ, ce qui augmente le budget. Le sortant reçoit deux mois d’indemnités parlementaires par année de mandat, avec un minimum d’un an et un maximum de quatre ans. Une solide indemnité, que certains n’hésitent pas à cumuler avec d’autres rémunérations. D’autres non, à l’exemple de Valérie Déom (PS) qui a renoncé à 102 000 euros brut d’indemnité de départ. Toutefois, cette indemnité n’est plus versée au parlementaire qui quitte volontairement la Chambre ou le Sénat, et qui n’a donc pas droit aux allocations de chômage à la fin de son mandat.

Des efforts d’économie ont certes été faits : on a réduit de 5 % l’indemnité de base des parlementaires, et de 15 à 20 % celles des fonctions spéciales. Mais des députés veulent y croire :  » Ces réformes ne sont pas structurelles, mais temporaires « , déclare notamment Peter Luykx, député N-VA. En réponse, André Flahaut (PS), président de la Chambre, renchérit :  » Les économies ne peuvent porter préjudice au fonctionnement de la Chambre.  » Tandis que les défenseurs de la retraite et de l’indemnité de départ parlementaire font valoir la brièveté des mandats (six ans, en moyenne).  » Etre parlementaire, c’est un mandat, pas un emploi ; un mandat à renouveler tous les quatre ans, et que l’on peut donc perdre après quatre ans. Or certains parlementaires ont démissionné de leur emploi pour pouvoir siéger et ne le retrouveront pas. Ma crainte est, qu’à un moment, il n’y ait plus que les gens ayant de l’argent ou ayant un « matelas » qui pourront encore faire de la politique, d’autant qu’on discute aussi des indemnités de sortie.  » Député, un métier à risque ?

SORAYA GHALI

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