Carlos crève l’écran
C’est l’événement du Festival de Cannes : le triptyque d’Olivier Assayas sur le terroriste et les années de plomb est présenté hors compétition sur la Croisette le 19 mai, jour de sa diffusion sur Canal +. Une ouvre exceptionnelle à la conception aussi épique qu’un film d’aventures. Récit.
Le mythe de Carlos est né un jour de 1975, sur le tarmac de l’aéroport d’Alger. Un photographe immortalise le terroriste, veste de cuir, courte barbe et béret noir perché crânement sur un sourire vainqueur, comme un Che Guevara de roman-photo – il vient de libérer les représentants de l’Opep qu’il avait pris en otage, à Vienne. Trente-cinq ans plus tard, Olivier Assayas tire un formidable triptyque de ce sourire. » Je voulais montrer le terrorisme de l’intérieur à travers le parcours de Carlos « , murmure cet homme doux, réalisateur d’une saga de cinq heures et demie pour Canal +, qui a l’envergure (et l’ambition) d’un film de cinéma convoquant le ban et l’arrière-ban des années de plomb. Alors que ce n’est pas du tout ce qui était prévu.
Flash-back. Février 2006. Un bureau dans le IIIe arrondissement parisien. Posé dans un canapé à côté d’une princesse hindoue de bois doré, un balèze aux yeux bleus réfléchit. C’est Daniel Leconte, le producteur de Film en stock. Il vient de voir Syriana, de Stephen Gaghan [espionnage, pétrole et coups bas au Moyen-Orient]. Il en est tout retourné : » Je ne comprenais pas pourquoi les Français ne réalisaient pas ce genre de film. » Il cherche un sujet aussi puissant et universel que celui de Syriana, qui séduirait des cinéastes et des chaînes de télévision. En ratissant ses souvenirs, cet ancien journaliste qui a couvert les tressautements du monde se découvre habité par un homme : Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos. » Il symbolise ces militants communistes qui se mettaient au service d’idées généreuses pour finir en bouchers dénués de principes. J’avais envie de traiter le mythe « , explique-t-il.
Arrive Dan Franck, l’écrivain-scénariste à la barbe en broussaille. Un collaborateur fidèle de Daniel Leconte : » Je vais te proposer un sujet, Dan. C’est top secret. J’ai écrit quelques pages. Lis-les. » L’écrivain-scénariste s’assied et parcourt le synopsis, où il est uniquement question de la traque et de l’arrestation de Carlos. Assène un » C’est formidable « . Le producteur : » Tu le fais ? » Le scénariste-écrivain : » Oui. Ça m’intéresse de savoir comment un type qui s’appelle Ilich, dont le frère se nomme Lénine, qui étudie à l’université Patrice-Lumumba de Moscou, devient l’un des meilleurs amis du banquier nazi Genoud, légataire des droits d’auteur de Goebbels « . Jusque-là, tout va bien.
Daniel Leconte propose alors la réalisation à Radu Mihaileanu, dont il a distribué le documentaire Opération Moïse, et contacte Stephen Smith, un grand reporter qui a publié, dans Libération, un article sur les dessous de l’extradition de Carlos. Il souhaite qu’un spécialiste creuse l’affaire, avant de soumettre son projet à Canal +. Radu Mihaileanu approuve, Stephen Smith accepte, Canal + agrée, oui, vraiment tout va bien. Sauf que.
En travaillant avec Dan Franck sur la structure de l’intrigue, Stephen Smith réalise qu’il faut aller beaucoup plus loin : » Le marchandage entre les pays islamistes et le gouvernement français pour extrader Carlos [en août 1994] était intimement lié à l’histoire du terrorisme. Il est vite devenu évident que le contexte était plus intéressant que la petite histoire. » Il suggère de tout reprendre dès le début. Dan Franck croule sous les biographies, les coupures de presse, les documents officiels, les minutes de tribunal. Le reporter, qui s’est fait des relations en trente ans de carrière, consulte les archives de la DST et de la DGSE, cuisine les services de renseignements, recueille des informations auprès de sources qui resteront anonymes et s’entretient avec Hans-Joaquim Klein, l’un des artisans de la prise d’otages de l’Opep. » Cela n’a pas toujours été facile. Il reste encore des zones d’ombre « , explique le journaliste. Dan Franck jubile : » L’histoire de Carlos est compliquée, mais en établissant une chronologie, nous avons obtenu un squelette de scénario qui nous permettait d’aborder plein de directions. » Ce qui n’est encore qu’un téléfilm commence à prendre des proportions pantagruéliques.
Sur ce, Radu Mihaileanu jette le gant : » J’adorais le sujet, mais il fallait que je me consacre à l’écriture du Concert. » Daniel Leconte se tourne alors vers Olivier Assayas, avec lequel il comptait adapter les Mémoires d’un agent secret. Dégaine de jeune homme à poils gris fichée dans des baskets, grand corps voûté et voix feutrée, le réalisateur entre dans l’aventure. En catimini, pourrait-on croire, vu son penchant pour un cinéma peu enclin à la bagarre (de L’Eau froide à L’Heure d’été). Erreur. Il dévore les écrits de Stephen Smith et de Dan Franck et décrète qu’il ne faut pas en faire un film, mais trois. Il envisage également de les tourner en Scope pour en tirer une version cinéma, dans les vrais décors, avec des acteurs de la même nationalité que leur rôle, s’exprimant dans leur langue d’origine. » Je savais que c’était fou, mais Daniel Leconte et Fabrice de la Patellière [directeur de la fiction à Canal +] ont accepté. J’ai eu l’impression de faire la révolution. On n’a pas l’habitude de lancer des projets de cette envergure à la télévision française. » Le réalisateur obtient une enveloppe de 15 millions d’euros et nonante-deux jours de tournage pour ce qui promet d’être une sacrée épopée.
Là-dessus, le vrai Carlos met son grain de sel. Informé qu’il va être le héros d’un film, le révolutionnaire renaît de ses cendres. En septembre 2008, son avocate et épouse, Me Isabelle Coutant-Peyre, réclame le scénario à Canal +. » Nous nous opposons fermement à toute ingérence extérieure dans le processus de création d’une £uvre de fiction, y compris lorsque celle-ci s’inspire de faits réels « , répond la chaîne. Fin du premier round.
Olivier Assayas met en scène L’Heure d’été entre deux versions de scénario. Il (ré)écrit partout. Fébrilement. Dans les avions, les trains, les chambres d’hôtel. Soutenu par les remarques de Dan Franck et les recherches de Stephen Smith. Heureux de voir cette folle entreprise prendre corps, enchanté d’avoir trouvé son Carlos rêvé, Edgar Ramirez, un Vénézuélien qui parle six langues. Beau comme une star des seventies, avec ça. Il n’y a plus, entre autres, qu’à convaincre StudioCanal, la branche cinéma du groupe, de s’investir dans ce projet, à se coltiner les défections d’un coproducteur allemand, à se rabattre sur le Liban pour les scènes prévues au Soudan et au Yémen. » Nous avions obtenu l’autorisation de tourner à Aden, au Yémen, se souvient Assayas. Une semaine avant d’y aller, le Quai d’Orsay et l’ambassade de France y ont mis leur veto. Trop dangereux. Il a fallu trouver des décors yéménites au Liban. Et le Soudan, mis en cause par une juridiction internationale pour les atrocités du Darfour, a refusé de nous accueillir, nous contraignant à réinventer le Soudan à Beyrouth. Il y a eu constamment des blocages, des crises de parano. » Des acteurs soudanais, craignant soudain d’être associés à un projet antisyrien, se barrent au dernier moment. Edgar Ramirez, qui a oublié ses papiers, est arrêté à un check point libanais. Un vieux DC 9 libanais disparaît régulièrement avec le décor à bord, afin de faire transiter des cargaisons de filles de l’Est. Une costumière échappe de peu à un lynchage de la part de fanatiques chrétiens enragés par de pseudo-symboles religieux sur ses pantoufles. Ambiance.
Comme si cela ne suffisait pas, Ilich Ramirez Sanchez revient à la charge. En décembre 2009, il assigne Canal + en référé devant le tribunal de Nanterre. Il exige la copie du film, la suspension de la diffusion pendant trois mois et la somme de 10 000 euros, au motif que la série est susceptible de ternir son image civile et politique. Richard Malka, l’avocat de Film en stock, en rit encore : » Il avait peur que la série le présente non comme un héros mais comme un psychopathe. » Débouté le 4 février 2010, Carlos remet le couvert le 18 mars devant le tribunal de grande instance de Paris. Débouté également. » Carlos espère toujours être extradé au Venezuela grâce aux négociations menées entre la France et Chavez pour la libération d’Ingrid Bétancourt. Il doit penser que le film ne va pas arranger ses affaires « , commente Me Malka. Histoire d’être inattaquable, l’avocat passe les trois épisodes au crible, fait cisailler des scènes jugées trop intimes ou trop violentes. Olivier Assayas vit mal ces turbulences juridiques : » Cela me met mal à l’aise. J’ai la conviction que les revendications de Carlos ont une légitimité humaine, en même temps son histoire appartient à la mémoire collective. » Il s’attend, comme tout le monde, à ce que le terroriste lance une nouvelle salve après la projection cannoise. Une projection qui fait aussi partie des imprévus : » A la fin du tournage, Thierry Frémaux [délégué général du Festival de Cannes] a demandé à voir les films. Canal + a donc repoussé la diffusion prévue en mars, au cas où ils seraient sélectionnés. Je m’attendais à ce que cette histoire ait un destin international, mais une sélection à Cannes, je n’osais pas l’espérer « , exhale Olivier Assayas. Il est claqué, vidé, comblé. Mais il sait que l’aventure est loin d’être terminée.
Carlos, d’Olivier Assayas. Première partie, le mercredi 19 mai, 20 h 45, Canal +.
Sandro Benedetti
le terroriste pourrait dégainer encore après Cannes
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