Boycotter la Coupe du monde au Qatar? « On sait que c’est nocif, mais on y va quand même »
Les appels au boycott de la Coupe du monde de football 2022 seront-ils suivis d’effets? Géraldine Zeimers, professeure en management du sport à l’UCLouvain, en doute. En matière de valeurs et d’éthique, note-t-elle, nous adoptons souvent des attitudes paradoxales.
Le contexte
Dans moins de trois mois (le 20 novembre précisément), la Coupe du monde 2022 débutera au Qatar. Faut-il boycotter cet évènement sportif, responsable de l’exploitation de nombreux ouvriers et de la violation de droits humains ?
Malgré les appels répétés à ne pas promouvoir le Mondial, les tickets se vendent comme des petits pains. Finie l’indignation, place à la fête?
A certains moments, la tension médiatique peut être très forte. Cela a été particulièrement le cas lorsque des ONG ont rapporté certains faits problématiques au sujet des droits humains. On peut d’ailleurs s’attendre à la survenance d’actions de protestation, comme celles auxquelles on a assisté lors du Tour de France, à Roland-Garros ou à Wimbledon. Il ne faut pas sous-estimer leur portée mais il est clair qu’on constate aussi un essoufflement naturel de cette indignation. Nous avons tendance à privilégier le spectacle sportif aux questions éthiques et morales, que nous sommes tentés de mettre de côté pour pouvoir profiter de nos loisirs.
Peut-on parler d’une indignation de façade, peut-être destinée à nous déculpabiliser, mais qui ne se traduit pas dans les actes?
On peut parler de passivité, en effet, même s’il ne faut pas négliger le fait que certaines personnes ont pris la décision de ne pas acheter de ticket et de ne pas regarder les matchs. On observera sans doute une série de réactions à différentes échelles. En réalité, nous sommes confrontés à un paradoxe qu’on pourrait comparer à celui des transports: on sait qu’on devrait prendre le train plutôt que la voiture pour aller travailler mais on va tout de même opter pour la voiture, pour telle ou telle raison. Dans ce genre de questionnements éthiques, nous sommes systématiquement tiraillés entre ce qu’on devrait faire et les actes qu’on pose.
Que des sponsors ou des joueurs aient pris leurs distances marque-t-il un tournant dans le monde du sport?
Il n’y a pas que les sportifs, les arbitres ou les sponsors qui se sont exprimés. Certaines fédérations sont aussi sorties du silence en communiquant sur ces questions. L’une d’elles a d’ailleurs l’intention de se porter candidate pour certains événements sportifs en tant que pays hôte, ce qui témoigne d’un positionnement assez fort. Quant aux athlètes, ils mesurent l’importance de leur image et savent qu’ils peuvent envoyer différents messages politiques et avoir une influence sur la perception du public qui les regarde. On l’a vu avec le mouvement Black Lives Matter, où de nombreux sportifs, des footballeurs en particulier, se sont vraiment réapproprié le mouvement sur le terrain. On pourrait dès lors s’attendre à ce que certains d’entre eux se manifestent davantage sur les problèmes environnementaux mais, à l’évidence, on manque encore de leaders charismatiques sur ces questions-là.
Les nations sportives qui ont la prétention de réaliser de belles performances n’ont eu d’autre choix que de revoir à la baisse leurs exigences morales.
Les sportifs gardent-ils une totale liberté d’expression lorsque les enjeux économiques, et même diplomatiques, sont aussi colossaux?
Ce sont des professionnels. Ils sont encadrés par des équipes de communication qui vont évidemment faire en sorte que tout soit «millimétré» dans leur discours. Certains en jouent d’ailleurs, à l’image de Ronaldo qui avait écarté des bouteilles de Coca-Cola pour les remplacer par de l’eau (NDLR: lors d’une conférence de presse en juin 2021). D’autres restent très précautionneux dans la manière dont ils prendront position sur les questions extrasportives, car elles renvoient à une série d’enjeux – notamment si le joueur en question veut poursuivre une carrière dans des pays où les standards en matière de droits humains ou de climat social sont moindres. Prendre position implique une prise de risque, pour les athlètes comme pour les fédérations. Que parmi les organismes s’étant exprimés figurent des fédérations de pays non qualifiés pour la Coupe n’est pas anodin non plus. On est dans un jeu politique et stratégique: d’un côté, les fédérations reçoivent des subventions de la Fifa et peuvent se porter candidates pour l’organisation d’événements ; de l’autre, elles doivent se montrer capables de mettre en place des réformes en interne pour aller vers plus de transparence et une meilleure gouvernance à l’échelon international. Autrement dit: elles doivent pouvoir remettre en question un ensemble de pratiques, tout en évaluant les conséquences si elles se mettent en porte-à-faux.
L’Union belge, justement, déplore que l’organisation de la Coupe ait été confiée au Qatar mais martèle que le boycott n’est pas la solution. Elle a choisi une autre voie en collaborant avec Amnesty International. Faut-il y voir un acte responsable ou un calcul stratégique pour préserver son image?
On en revient au paradoxe que je soulevais précédemment: on sait que les actes qu’on posera sont potentiellement nocifs mais on les pose malgré tout. Les nations sportives qui ont la prétention de réaliser de belles performances n’ont eu d’autre choix que de revoir à la baisse leurs exigences morales si elles veulent atteindre leurs objectifs. Objectifs qui, aux yeux de leurs fédérations, de leurs sportifs, des sponsors ou de leurs supporters, sont prioritaires.
Selon vous, les supporters qui renoncent à aller au Qatar le feront-ils pour des questions éthiques ou parce que la fête est compromise?
Un peu des deux, je présume. Le Qatar a montré qu’il était prêt à s’adapter, dans une certaine mesure, mais on ne se trouvera pas exactement dans les mêmes conditions que lors des autres Coupes. En ce qui concerne les critères éthiques, on justifie les choix de la Fifa en soutenant que des réformes sociales ont été menées dans différents pays grâce à l’organisation de ces compétitions. On peut donc s’attendre à ce que les instances internationales de football poursuivent sur leur lancée en intégrant encore de nouveaux critères liés aux questions environnementales, sociales et d’intégrité morale.
S’agissant des droits humains ou sociaux, a-t-on une vue objective des améliorations découlant de l’organisation de précédentes Coupes du monde ou de Jeux olympiques?
C’est un argument utilisé par les organismes qui ont besoin de légitimer les choix posés et qui sont en butte à énormément de critiques. Elles doivent démontrer que l’organisation de ces événements aura un effet positif sur le pays hôte. Mais je ne suis pas certaine que cela puisse être prouvé. On peut mesurer les impacts résultant de l’investissement massif dans des infrastructures sportives, ou l’héritage en matière d’urbanisation. Mais évaluer tous les effets prend énormément de temps. Aujourd’hui encore, on voit émerger des rapports relatifs aux Jeux olympiques de Londres de 2012.
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