Beau comme Eco

Synthèse du romancier et du savant, l’auteur du Nom de la rose livre une Histoire de la beauté qui prend plaisir à battre en brèche les clichés esthétiques. Et signe ainsi une véritable ouvre d’art

Histoire de la beauté, sous la direction d’Umberto Eco. Flammarion, 440 p.

De notre envoyé spécial en Italie

Les remparts de la cité ducale de Mantoue, au c£ur de la plaine lombarde, protègent bien des trésors. On vient ici pour les découvrir, sur les murs des églises Renaissance, aux plafonds des palais maniéristes, sur le fronton des innombrables chapelles qui jaillissent sur cette colline encerclée par les trois lacs du Mincio. Ici régna Mantegna, le peintre du raccourci anatomique. Mais le spectacle, en ce long week-end d’automne, est ailleurs. Dans les rues. Car Mantoue s’impose, pendant quelques jours, comme la capitale mondiale des lettres. Au détour d’une ruelle, voici l’Américaine Toni Morrison, Prix Nobel de littérature. Elle croise l’Italo-Portugais Antonio Tabucchi ou le Gallois Ken Follett.

Un peu plus loin, déambulant au milieu des badauds, un autre Prix Nobel, l’inaccessible J. M. Coetzee, visage fermé, une mallette à la main, se dirige vers l’hôtel San Lorenzo. C’est là qu’il faut débusquer le plus grand écrivain italien contemporain, lorsqu’il n’est pas occupé à refaire le monde avec Coetzee ou à délivrer une leçon d’esthétique médiévale devant un parterre de curieux muets d’admiration.

Il est bien loin le temps où Umberto Eco voyageait en anonyme. Désormais,  » il Dottore « , comme on l’appelle de ce côté des Alpes, est esclave d’un emploi du temps qu’il ne maîtrise plus. A Mantoue aujourd’hui, il sera à Berlin demain, avant New York ou Buenos Aires. Le monde entier s’arrache cet érudit débonnaire et jovial, inépuisable conteur dont les fulgurances à la fois farfelues et profondes font le bonheur de millions de lecteurs.

Umberto Eco est incontestablement l’écrivain qui incarne le mieux la synthèse du romancier et du savant. Ses travaux sur l’esthétique de saint Thomas d’Aquin l’imposèrent comme sémiologue et philologue, et lui valurent une chaire à l’université de Bologne, toute proche. Mais ce sont ses romans (Le Nom de la rose, en 1980, puis Le Pendule de Foucault, L’Ile du jour d’avant et Baudolino), audacieux thrillers philosophiques, qui apportèrent à cet ancien employé des éditions Bompiani une renommée à laquelle nul ne s’attendait. Infatigable, celui-ci continue d’explorer le passé. Plus précisément les points de jonction entre l’Histoire (la grande, celle qui raconte le destin des hommes) et la philosophie. Son Histoire de la beauté, qui paraît simultanément dans 14 pays, est l’illustration parfaite de l’état d’esprit d’Umberto Eco : curieux.

Curieux objet, également, ce livre d’art où le texte semble conçu pour décrypter l’image, où l’image se fait l’écho du texte.  » Il s’agit d’un très vieux projet, sans doute l’une de mes toutes premières envies, explique-t-il. Il y a une quarantaine d’années, j’ai commencé à prendre des notes en vue de la publication d’une histoire de la beauté. Mon éditeur n’a pas donné suite. Il faut dire que ce genre d’études n’était pas à la mode : il fallait alors choisir des sujets graves, hermétiques, prendre l’air docte et sérieux. Pensez donc : ce que j’essaie de montrer, c’est qu’il faut dissocier l’histoire de la beauté de l’histoire de l’art !  » Voilà, en effet, pourquoi la publication de cette somme, claire et ludique, est un véritable événement. Délaissant le jargon universitaire, fuyant les raccourcis autant que les exégèses, Eco démonte les clichés et bat en brèche, preuves à l’appui, les théories esthétiques classiques. La thèse qu’il défend est simple : la beauté n’est ni absolue ni immuable, et elle ne saurait se définir, comme l’affirme la philosophie depuis Kant, comme  » ce qui plaît universellement et sans concept « .

Associer la beauté à l’art est une réduction qui frôle la malhonnêteté intellectuelle, affirme Umberto Eco. L’adjectif  » beau « , en effet, s’emploie à tort et à travers :  » On dit, par exemple, que l’on a fait un beau repas, que l’on a passé une belle nuit d’amour, qu’une femme est belle, qu’un tableau est beau, que la pluie succède au beau temps… Bref, on emploie beau pour dire bon. Moi, j’essaie de comprendre ce qu’était une chose belle aux yeux d’un Grec du ve siècle, d’un homme du Moyen Age ou d’un de nos contemporains. Et je crois qu’il s’agit de trois choses différentes.  » Ce qui fonde la beauté, c’est donc d’abord le regard. Le regard qu’une époque porte sur ce qui l’entoure. Mais un regard dépourvu de désir û et c’est là qu’Umberto Eco peut enfin parvenir à donner une définition de la beauté :  » Je peux trouver belles la Vénus de Milo ou La Dame à la licorne… Cela ne veut pas dire que je veux les posséder, en aucun sens du terme.  »

Umberto Eco est l’incarnation moderne du gai savoir. Son Histoire de la beauté parcourt les siècles û les présocratiques avec Pythagore, le Moyen Age, la Renaissance, sans oublier le xixe siècle, où la beauté devint une véritable religion û et s’anime lorsqu’il s’agit de comprendre ce que notre époque définit comme étant beau. L’ultime chapitre de ce livre, consacré à l’idée de beauté à la fin du xxe siècle, se présente à première vue comme une pochade :  » Comment cela ? s’insurge Eco. Je pousse jusqu’au bout la logique de Michel Foucault, qui parlait d’archéologie du savoir, et je me demande ce qu’un visiteur extraterrestre venu du futur penserait de l’idée de beauté telle que notre époque la formule.  » La beauté, aujourd’hui ? Un champ de ruines. Une guerre féroce a opposé la  » beauté de la provocation  » (les avant-gardes) à la  » beauté de consommation « . Ce pluralisme des modèles a fait voler en éclats les canons classiques de la beauté, inaugurant ce qu’Umberto Eco n’hésite pas à appeler l' » ère du chantage  » : voulant à tout prix coller aux nouvelles et éphémères beautés élues par les modes, l’homme du xxe siècle (et plus encore celui du xxie) s’enfonce dans une schizophrénie dangereuse.

En effet, la représentation de la beauté n’est plus considérée comme un artifice, mais confondue avec la réalité.  » Or la plus belle des mannequins sera toujours moins belle dans la vraie vie que sur la photo !  » résume Eco dans un haussement d’épaules fataliste. L’immense mérite de cette enquête à travers les âges est de convoquer, au tribunal de la raison, le témoignage des plus grands artistes de leur temps. Eco prône le relativisme, renvoie la beauté à un espace (l’Occident) et à un temps (la contemporanéité). Ce livre est une £uvre d’art. A mettre entre toutes les mains pour comprendre ce que le beau veut dire.

François Busnel

ôJe peux trouver belle la Venus de Milo… Cela ne veut pas dire que je veux la posséder »

ôJ’essaie de démontrer qu’il faut dissocier l’histoire de la beauté de l’histoire de l’art »

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