Au Sahel, la fracture entre les mondes arabo-berbère et noir
La ligne de partage entre maîtres et esclaves ne caractérise pas seulement la Mauritanie. Elle traverse la plupart des pays du Sahel, du Mali au Niger, du Tchad jusqu’au Soudan. Aujourd’hui encore les autochtones s’y définissent souvent comme « libres » ou « captifs », selon que dans leurs veines coule un sang ancestral d’esclave ou de maître. Ce système peut s’apparenter aux castes en Inde et n’exclut pas l’ascension socio-économique des anciens esclaves, même s’ils resteront marqués par leur ascendance.
L’actualité de cette question a donné naissance, en 2017, au Réseau G5 Sahel antiesclavage qui rassemble les mouvements anti- esclavagistes de ces différents pays. Dans la déclaration dite « Appel de Niamey » du 20 décembre 2018, différentes associations dont Timidria au Niger, IRA (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste) en Mauritanie, Temedt au Mali ou Festichams au Burkina Faso ont tiré la sonnette d’alarme sur la question d’un esclavage persistant qui s’appuie sur une stratification sociale fondamentalement esclavagiste. Cet appel désigne le Sahel comme l’une des régions du monde qui a, selon ses termes, « la spécificité de connaître encore de nos jours l’esclavage et des pratiques analogues, maintenant dans l’esclavage des millions d’êtres humains ».
Si le commerce des esclaves n’existe plus aujourd’hui, les pratiques d’exploitation héréditaire, nommé « esclavage par ascendance » s’observent encore au sein des communautés nomades touaregs et des peules résidant au nord du Mali, du Niger ou encore au Tchad. Mais elles existent également dans le milieu négro- africain des Soninke, où les maîtres n’y sont pas des arabo-berbères. Cet esclavage intra-africain a précédé l’arrivée de l’islam dans la région. Au contraire de la traite atlantique ou dans une moindre mesure de la traite arabe, il n’a pas fait à ce jour l’objet d’une remise en question critique. Il relève même d’un héritage tabou que les dirigeants actuels n’osent pas affronter, de peur de devoir reconnaître dans les pères fondateurs des indépendances africaines de potentiels coupables de pratiques esclavagistes…
Le Mali et le Burkina Faso n’ont ainsi adopté aucune mesure légale contre les pratiques esclavagistes, tandis qu’au Niger et au Tchad, les lois criminalisant l’esclavage ne sont pas ou peu appliquées. La dénonciation de la persistance de pratiques esclavagistes prend un caractère brûlant avec la poussée vers le sud des mouvements djihadistes qui, dans leurs troupes hétéroclites, ramènent des Touaregs marginalisés, des djihadistes arabes descendus d’Algérie et de Libye mais aussi – paradoxe des situations – des esclaves en fuite qui trouvent auprès des djihadistes un havre très temporaire. Pour les membres de l’Appel de Niamey, esclavage et djihadisme sont intimement liés, car ils s’exercent « avec les mêmes instruments idéologiques qui conduisent à l’extrémisme violent ».
Le président de l’IRA en Mauritanie, Biram Dah Abeid, deux fois candidat à l’élection présidentielle dans son pays, estime que la force de sécurité G5 Sahel ne peut se contenter de lutter contre le djihadisme sans prendre en compte les inégalités fondamentales de statut qui continuent de dominer la région et sont inscrites dans des textes de lois issus du Coran. « La stratification mentale et sociale dans la région demeure foncièrement esclavagiste, déclarait-il récemment à l’occasion d’une tournée régionale, le djihadisme et l’esclavage sont sevrés de la même mamelle. » L’annonce de la fin de l’opération Barkhane, le 11 juin dernier, et le retrait des troupes françaises déployées dans le Sahel pour contrer la menace djihadiste venue de la Libye pourraient laisser libre cours aux fractures et rancoeurs qui déchirent les pays sahéliens. Rappelons que le Soudan a connu une scission totale en deux pays en 2011: le Soudan du Nord, à majorité arabe et musulmane, et le Soudan du Sud, peuplé de chrétiens et d’animistes africains.
Dans chacun des pays du Sahel, le rapport entre le nord et le sud est différent mais il pourrait, sous la pression de l’émancipation des populations et des majorités démocratiques, se renverser. Ainsi en Mauritanie, où les esclaves et affranchis forment le groupe majoritaire des quatre millions d’habitants du pays. Si la Mauritanie a longtemps attiré les regards en raison d’une persistance ouverte et visible de l’esclavage pratiqué par les maîtres maures sur les populations noires, le pays apparaît aujourd’hui comme ayant développé un arsenal juridique plus radical que ses voisins. Cette évolution s’est faite sous la pression d’un mouvement de contestation endogène unique dans l’histoire de l’esclavage en terre d’islam. Et la lutte contre l’esclavage y est devenue hautement politique.
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