AU NOM DES » PEUPLES « , DISENT-ILS
Les peuples doivent se méfier de ceux qui parlent d’eux à tort et à travers. C’est le cas, aujourd’hui, en Europe. La pensée unique du moment, qui rassemble, une fois de plus, l’extrême droite et l’extrême gauche, au point d’intimider gauche et droite confondues, organise en effet tout son discours autour d’un usage illimité du mot » peuple « , présenté comme une masse unanime, innocente victime des élus, des élites et des marchés : les » peuples » seraient, enfin, en train de se rebeller, en se fermant les uns aux autres. Pour ma part, je n’ai pas attendu ce discours pour dénoncer, depuis des décennies, la globalisation des marchés sans globalisation de l’état de droit. Et pour annoncer qu’à la dictature de l’argent et de l’égoïsme individuel qu’implique le marché va répondre une menace tout aussi terrible : la dictature du populisme et de l’égoïsme des nations.
L’Union européenne, en particulier, n’est que le lieu du triomphe du droit de la concurrence, au bénéfice du seul marché mondial. Et si, en réponse, les peuples européens deviennent, comme le prônent ceux qui prétendent aujourd’hui parler en leur nom, des entités closes, ne faisant confiance à aucune classe intermédiaire, déniant toute légitimité à la démocratie représentative et ne s’exprimant que par référendums, ils ne seront bientôt plus qu’une juxtaposition de nains gouvernés par des dictateurs, s’entre-tuant pour quelques miettes d’une nouvelle abondance, pensée et produite par les autres continents.
Pour éviter cela, il nous faut oser penser les peuples comme des entités ouvertes, ayant intérêt, pour préserver leur identité, à s’unir. Selon moi, la meilleure définition d’un peuple reste celle donnée en 1484 par Philippe Pot, sénéchal de la Bourgogne nouvellement ralliée à la France, en ouverture des états généraux : » l’universalité des habitants du royaume « . Qui oserait dire cela aujourd’hui ? Et la meilleure attitude d’un peuple consiste à penser qu’il a intérêt au bonheur de ses voisins et à renforcer les procédures démocratiques de leur collaboration.
L’Europe n’est pas un peuple, elle est une construction réfléchie entre des populations qui ont appris de l’histoire qu’il leur faut être ouvertes et irréversiblement unies pour vivre en paix et en prospérité. Aussi, aujourd’hui, les peuples européens, au grand dam de ceux qui tentent d’usurper, par intimidation, le droit de parler en leur nom, ont intérêt à se rapprocher pour mieux vivre, en réfléchissant, en se protégeant et en osant ensemble.
La démocratie directe, à laquelle nous poussent les réseaux sociaux, ne peut que conduire à des décisions irréfléchies d’un soi-disant » peuple « , influencé par des rumeurs ou des mensonges, totalement concentré sur les intérêts immédiats les plus égoïstes. Alors que la démocratie représentative, qui constitue un grand progrès dans nos sociétés, doit permettre à ceux qui en ont la charge de penser d’abord à l’intérêt des générations suivantes.
De cela découle un projet très clair : promouvoir l’altruisme, contre les deux formes de l’égoïsme, à savoir la concurrence et le populisme. Pour cela, les Européens doivent se mêler et s’associer autant qu’ils peuvent. Il faut notamment ouvrir Erasmus à tous les jeunes et pas seulement aux étudiants, et mettre en place une défense commune aux frontières, financée par un budget partagé et promouvant une industrie militaire continentale.
C’est ainsi, et ainsi seulement, que les peuples d’Europe préserveront leurs identités, en s’enrichissant.
Jacques Attali
La démocratie directe ne peut que conduire à des décisions irréfléchies
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