Apollinaire – Sous le manteau du poète

Marianne Payot Journaliste

L’auteur du Pont Mirabeau a toujours célébré les femmes, mais aussi les corps… Son sulfureux roman, Les Onze Mille Verges, publié clandestinement en 1907, fait le tour de toutes les perversions sexuelles. Un must, dans le genre.

En 1911, quatre ans après avoir écrit Les Onze Mille Verges, Guillaume Apollinaire passe une petite semaine à la prison de la Santé pourà complicité dans l’affaire du vol de La Joconde au Louvre. Une méprise, bien sûr, née de l’attitude rocambolesque de son secrétaire belge, qui avait subtilisé deux statuettes phéniciennes du célèbre musée. Mais Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, fils naturel d’un officier italien et d’Angelica, issue de la noblesse polonaise, n’en mène pas large. Car il se sait passible des tribunaux pour son activité littéraire érotique.

Jamais le poète ne revendiquera la paternité de ses écrits les moins recommandables. A commencer par Les Onze Mille Verges, récit hallucinant des tribulations sexuelles d’un pseudo-prince. Trop dangereux ! Seuls quelques très proches seront dans la confidence, comme Pierre Mac Orlan et Picasso, à qui il dédicacera son livre sous la forme d’une délicieuse acrostiche. Grand amoureux devant l’Eternel, comme ses Lettres à Lou ou à Madeleine en témoignent, Apollinaire n’a jamais séparé les passions du c£ur de l’amour le plus charnel. De ce penchant il a fait un gagne-pain, éditant les livres érotiques dans sa collection Les Maîtres de l’amour et dressant même le catalogue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Sade, Baffo, L’Arétin, Nerciat, Mirabeauà Apollinaire s’active ferme en faveur des livres défendus, ces ouvrages licencieux à  » la franche gaîté « . Des travaux alimentaires, certes, mais pas seulement, comme l’a souvent martelé l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, s’insurgeant contre les apollinariens bien-pensants.

Dès 1907, jeune employé de banque, il publie donc, à 27 ans, chez un imprimeur d’ouvrages clandestins de Montrouge, Les Onze Mille Verges, qu’il signe de ses initiales, G. A.  » Avec ce roman, il se fait la plume et se fait plaisir, explique Laurence Campa, professeur à l’université Paris XII-Val-de-Marne et coauteur, entre autres ouvrages, de Passion Apollinaire (Textuel). On y retrouve son vocabulaire, son rythme, son humour et ses obsessions. C’est truculent, énorme, gaulois, follement libre. Dans le genre, c’est une réussite !  » Il est vrai que le poète aujourd’hui tant prisé des programmes scolaires ne s’est rien refusé. Homosexualité, pédophilie, zoophilie, gérontophilie, bestialité, nécrophilie, sadisme, masochisme, inceste, fascination pour la flagellationà Pas un plaisir des sens, pas une déviance ne manquent à l’appel dans ces Amours d’un hospodar (le sous-titre de son roman). Dans un subtil crescendo, l’ignominie et la barbarie s’installent. Même Apollinaire en convient, écrivant malicieusement qu’il s’agit là d’un  » spectacle immonde « . De quoi, a priori, soulever le c£ur des moins prudes. Et pourtant ! Par la grâce de l’écriture, par son humour omniprésent (du  » Sade accommodé à la sauce rabelaise « , disait Michel Décaudin, qui fut un spécialiste émérite d’Apollinaire), par sa cadence effrénée, par sa bouffonnerie même, ce roman fascine. D’autant qu’en prise avec son temps, de la conjuration de Bucarest au conflit russo-japonais, il bruit des folies du monde d’avant-guerre, de l’obscénité des puissants aussi bien que de la jouissance des corps.

 » Si je vous tenais dans un lit, vingt fois de suite, je vous prouverais ma passion. Que les onze mille vierges ou même onze mille verges me châtient si je mens !  » Funeste promesse ! Pour s’être imprudemment vanté auprès de Culculine d’Ancône, jeune Parisienne aux charmes bondissants, Mony Vibescu succombera sous les coups des 11 000 Japonais vainqueurs à Port-Arthur. Mais, avant le châtiment suprême, le noble roumain au vit fumant (le lecteur reste pantois devant la richesse du vocabulaire apollinarien en la matière), assouvira toutes ses passions, sans freins ni interdits, en compagnie du vil Cornab£ux, un colosse à l’outil énorme. Merde, sang et foutre : ce cocktail détonant scande les  » parties fines  » du duo, que même les trépidations de l’Orient-Express ne sauront endiguer.

Promu aujourd’hui grand classique de la littérature érotique du xxe siècle, le roman n’a cessé de captiver. Dans les années 1920, Aragon rend hommage à  » une conscience aussi claire des liens de la poésie et de la sexualité, une conscience de profanateur et de poète « à En 1975, le réalisateur Eric Lipmann en propose une adaptation fadasse. Georges Brassens, lui, y fait joliment référence dans Chansonnette à celle qui reste pucelle, tout comme Gainsbourg, apollinarien de toujours, dans Le Rocking-Chair, offert à Jane Birkin ( » Apollinaire en a aussi des sévères / et des pas mûres dans ses vers / dans ses vers / onze mille verges me sens à bout de nerfs « ). Les multiples éditions de ce petit livre trépidant de 130 pages seront vendues sous le manteau jusqu’en 1970, date de sa première édition normale, à L’Or du temps, par Régine Deforges. En 1993, consécration suprême : le roman pornographique fait son entrée dans la Pléiade, dûment salué par Michel Décaudin, pour qui l’auteur anonyme rejoint, par la force de son invention poétique, l’Apollinaire du Poète assassiné ou de La Femme assise.

 » Contrairement à Sade, plus théoricien et subversif, conclut Laurence Campa, Apollinaire, dont la logique est essentiellement esthétique, est un provocateur. Libre, moderne et généreux.  » Un vrai prince, somme toute.

Les Onze Mille Verges ou Les Amours d’un hospodar, par Guillaume Apollinaire, préface de Michel Décaudin. J’ai lu, 128 p.

Marianne Payot

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