Amory Lovins : «La guerre de Poutine précipite la fin des énergies fossiles»
2022, l’année d’une nouvelle ère énergétique? Pour le «gourou» américain de l’énergie Amory Lovins, c’est en tout cas l’année de l’accélération de la transition, et plus rien ne peut l’arrêter.
Son surnom, «le Einstein du rendement énergétique», est éloquent. Pas seulement parce qu’autonome en énergie solaire, il cultive des bananes et entretient un jardin tropical à 2 000 mètres d’altitude dans sa célèbre maison parfaitement isolée de Snowmass, dans le Colorado, où les températures peuvent chuter très en dessous de zéro. Mais aussi parce que ce physicien descendant d’émigrés ukrainiens, cofondateur et président du Rocky Mountain Institute (RMI), le très influent centre de recherche sur l’énergie qui épaule les gouvernements américain mais aussi chinois et indien, est un génie de la transition énergétique et ce, depuis les années 1970. Il a écrit son premier article sur le réchauffement climatique pendant ses études à Oxford, en 1968.
Donald Trump n’a pas réussi à arrêter ou même à ralentir la transition. Il n’y parviendrait pas davantage s’il devait revenir.
Son vrai dada, outre les énergies renouvelables, est l’efficacité énergétique, ou tout ce qui permet d’éviter les pertes d’énergie. A l’origine du terme «négaWatt» (mesure de la puissance économisée), il défend résolument l’isolation de masse des bâtiments. La conception de sa maison lui permet d’économiser 90% d’électricité. Pour lui, on peut faire la même chose en construisant les voitures en fibre de carbone, à la fois plus légère et aussi résistante que le métal de carrosserie: outre leur consommation, cela réduirait d’un tiers l’investissement et de moitié l’énergie nécessaires pour leur production. Il est convaincu que l’efficacité et les énergies renouvelables sont en train de coiffer au poteau les ressources fossiles. Et ce n’est pas de l’optimisme.
Selon le rapport de l’agence internationale de l’énergie (AIE) sur les énergies renouvelables publié le 6 décembre, les prévisions de déploiement des énergies renouvelables augmentent de 30% dans le monde et de 25% en Europe. L’AIE se montre optimiste comme jamais. Partagez-vous cet optimisme?
C’est, en effet, la plus grande révision à la hausse jamais réalisée par l’AIE. Il ne s’agit pas d’optimisme mais simplement des réalités du marché. L’AIE a tout à fait raison: la guerre de Poutine précipite la fin de l’ère des combustibles fossiles sur lesquels s’appuie son pouvoir. Si l’Europe maintient son plan et sa détermination à hâter sa transition énergétique, alors les énormes souffrances de l’Ukraine n’auront peut-être pas été totalement vaines et la sécurité énergétique et climatique européenne s’en trouvera grandement améliorée. L’ AIE s’attend à ce que le monde développe à peu près autant d’énergie solaire et d’énergie éolienne au cours des cinq prochaines années qu’au cours des cinquante dernières. D’autres hausses suivront, car plus vous en développez, moins les énergies renouvelables sont chères. Comme d’autres agences et autorités, l’AIE tient judicieusement compte de ce principe dans ses modèles de prévision.
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Vous pensez donc que les prix de l’énergie baisseront bientôt, grâce au développement du renouvelable? A court terme, la transition ne risque-t-elle pas de créer de sérieuses difficultés économiques?
Les énergies renouvelables, tout comme l’efficacité énergétique, coûtent moins cher – souvent même beaucoup moins – que l’énergie fossile ou nucléaire, de sorte qu’elles font baisser plutôt qu’augmenter les prix de l’énergie. Les pays qui déploient des énergies renouvelables bénéficient déjà de prix modérés et stabilisés. Cependant, dans la plupart des pays, les prix de l’énergie sont encore dominés par les combustibles fossiles, de sorte qu’ils restent élevés et volatiles. Cela dit, bien qu’on ne puisse prévoir avec certitude l’évolution des prix des carburants, ceux-ci devraient baisser au cours des prochaines années, car les énergies renouvelables sont en train de chasser du marché les fossiles coûteux, peu sûrs et nocifs. Cela se produisait avant la guerre de Poutine, mais a été ensuite considérablement accéléré.
Lors des deux dernières COP, on a constaté l’échec du politique dans la lutte contre le réchauffement climatique. Doit-on faire davantage confiance au secteur privé qu’au secteur public pour assurer la transition énergétique?
Nous avons besoin des deux. Le secteur privé lui-même est un mix, avec des pionniers du solaire, de l’éolien et de l’efficacité énergétique, mais aussi des compagnies pétrolières, gazières et charbonnières qui gagnent des milliards d’euros chaque année grâce à leurs produits nuisibles pour le climat. Pendant un demi-siècle, j’ai travaillé principalement avec le secteur privé pour aider à faire évoluer la transition énergétique. Avec des résultats gratifiants dans de nombreux pays, pas partout. Dans certains, les intérêts fossiles et nucléaires continuent de dominer la politique, pour leurs propres avantages bien plus que pour le bien commun. Les citoyens peuvent aider à rétablir cet équilibre, par leurs choix de consommation et leurs votes.
Dans Réinventer le feu, vous décrivez la possibilité d’un monde sans réchauffement, plus sûr, plus riche, grâce à l’efficacité énergétique. Plus de dix ans après sa parution, pensez-vous que c’est encore possible? La sobriété fait-elle partie de la solution?
Dans Réinventer le feu, nos prévisions américaines pour une efficacité énergétique triplée et des énergies renouvelables quintuplées d’ici à 2050 se concrétisent plutôt bien, en grande partie parce que le secteur privé considère les 5 000 milliards de dollars d’économies – et donc de bénéfices – que cela peut représenter et aussi, plus récemment, parce que la politique nationale américaine se montre plus favorable. L’efficacité énergétique et les énergies renouvelables sont même devenues plus importantes et moins chères que nous ne le supposions, donc, si cette stratégie du best-buy-first continue de surmonter l’obstruction des fournisseurs de combustibles fossiles et nucléaires, un monde dans lequel les températures seront moins élevées, mais aussi un monde plus riche, plus juste et plus sûr est bel et bien à notre portée. Notre analyse ne prenait pas en compte les changements de comportement ou de mode de vie, mais si davantage de personnes décident d’utiliser l’énergie de manière plus consciente et sobre, la transition sera plus rapide encore.
Pourquoi avons-nous l’impression que les Etats-Unis ne sont pas aussi disposés que l’Europe à s’engager dans une réelle transition énergétique? Et, si Donald Trump revient au pouvoir, cette volonté ne risque-t-elle pas de disparaître?
Les Etats-Unis ont toujours des intérêts très puissants dans les énergies fossiles et le nucléaire, mais sur le terrain, la transition énergétique est vigoureuse et s’accélère un peu partout. Cela peut sembler moins évident de l’autre côté de l’Atlantique parce que les Etats-Unis réalisent ces changements davantage par le biais du secteur privé que du secteur public et que les structures politiques américaines sont complexes. Quant à Donald Trump, il n’a pas réussi à arrêter ou même à ralentir la transition. Il n’y parviendrait pas davantage s’il devait revenir – lui ou un allié – à la Maison-Blanche, car les forces du marché sont désormais trop fortes et diversifiées. Par contre, l’administration Biden s’avère être la puissance la plus pronucléaire de l’histoire des Etats-Unis, mais cela ne sauvera pas cette technologie de son échec annoncé sur le marché énergétique.
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Qu’en est-il de la Chine et de l’Inde? Etes-vous optimiste à l’égard de ces deux grands pays pollueurs?
Mes collègues du Rocky Mountain Institute sont très actifs pour aider les gouvernements chinois et indien à concrétiser leur transition énergétique. Leurs progrès impressionnants continueront probablement à s’accélérer, car c’est la voie la plus évidente vers un développement prospère et sain, comme c’est le cas pour l’Europe. La Chine est le leader mondial du déploiement des énergies renouvelables. L’Inde installe l’énergie solaire la moins chère du monde. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.
Beaucoup d’énergies renouvelables ne sont pas maîtrisables en raison de leur intermittence, qui constitue leur inconvénient majeur. Comment résoudre le problème de stockage? La technologie des batteries peut-elle être considérablement améliorée?
Seuls l’éolien et le photovoltaïque sont variables, mais cette variabilité est prévisible et facilement gérable par dix autres solutions «sans carbone» non intermittentes. Le stockage en gros de l’électricité est la plus coûteuse de ces solutions. Elle est donc souvent inutile, parce que les options meilleur marché sont suffisantes. Une utilisation efficace et rationnelle dans le temps de l’électricité a davantage fait ses preuves, bien davantage que prévu. Par ailleurs, le coût du maintien des grandes centrales thermiques est devenu élevé, notamment à cause de pannes occasionnelles, importantes, longues et imprévisibles, qui rendent cette technologie véritablement intermittente. La meilleure étude, réalisée par le gestionnaire belge Elia et sa filiale allemande 50Hertz, dont le réseau roule pour moitié au renouvelable, a conclu qu’un réseau européen fiable pourrait être alimenté à 100% par des sources renouvelables d’ici à 2050. Surmonter le fameux «dunkelflaute», ce moment de l’hiver où le soleil manque et le vent est moins au rendez-vous, ne nécessiterait qu’une ou deux semaines de stockage sous forme d’hydrogène ou d’ammoniac, fabriqués à partir de l’excédent d’électricité solaire et éolienne.
De lourds investissements ont été réalisés dans les infrastructures GNL (gaz liquéfié). Pour les rentabiliser sur le long terme, le lobby gazier ne risque-t-il pas de vouloir retarder le développement des renouvelables?
L’industrie gazière souhaite certainement perpétuer ses profits en verrouillant des contrats long terme à prix fixe, en particulier les contrats «take-or-pay», payables même si le GNL n’est plus nécessaire. Les substituts temporaires au gaz russe auraient dû et devraient faire l’objet de contrats à court terme, qui ne verrouillent pas les risques climatiques ni ne détruisent la flexibilité nécessaire à la transition énergétique. Certes, ces contrats mieux structurés feraient peser le risque de marché sur les fournisseurs et non sur les clients et les prix seraient sans doute plus élevés pendant un temps, mais cela éviterait de prolonger la dépendance aux combustibles fossiles, tout en assurant l’hiver prochain et ceux qui suivront.
Dans Réinventer le feu, vous proposez un monde sans guerres pétrolières. Les énergies renouvelables ne peuvent-elles pas, elles aussi, devenir une source de concurrence, voire de guerres, à cause des matériaux rares qu’elles nécessitent?
L’objectif d’un monde sans guerre et sans gaspillage peut être soutenu par les énergies renouvelables, pourvu que celles-ci soient bien conçues, avec des besoins modestes en matériaux rares – besoins souvent exagérés. Exemple: l’AIE considère qu’une voiture électrique nécessite 139% de cuivre en plus qu’une voiture à essence, mais si on améliore l’efficacité de cette voiture – à la fois plus légère et plus sûre et équipée de meilleurs pneus – il ne faudrait plus que 13% de cuivre supplémentaires et on utiliserait de plus petites batteries, donc moins de métaux rares. La BMW i3 que je conduis et qui consomme en énergie l’équivalent de 1,7 litre d’essence/100 km, nécessite moins de batteries grâce à sa carrosserie carbone légère et néanmoins résistante aux chocs. Les voitures solaires sont plus prometteuses encore. La néerlandaise Lightyear (cinq places) et l’américaine Aptera (deux places), en production, consomment respectivement l’équivalent de 0,9 et 0,7 litre/100 km, bien mieux qu’une Tesla. Bref, à l’exception de quelques endroits où les cours d’eau transfrontaliers et l’hydroélectricité peuvent devenir des points chauds, le renouvelable nous promet un monde plus apaisé et plus juste.
Dans certains pays, l’opposition aux éoliennes grandit. Comment l’expliquer?
Ces mouvements d’opposition ne sont pas toujours spontanés. Au Royaume-Uni, le lobbyiste nucléaire en chef s’est vanté d’avoir personnellement fomenté les deux tiers des conflits liés à l’implantation d’éoliennes dans le pays. L’opposition non téléguidée, quant à elle, peut être basée sur de mauvaises informations ou un manque de participation des citoyens, y compris dans les bénéfices économiques. De telles oppositions sont rares au Danemark, où la plus grande partie de l’énergie éolienne appartient à des citoyens, des coopératives et des municipalités. Ce sont eux qui ont pris les décisions et chaque rotation des pales leur rapporte de l’argent.
Avec la crise énergétique, le nucléaire revient en force. Vous y êtes opposé, mais n’est-il pas incontournable?
Non, cela rend la transition plus coûteuse, plus lente, moins sûre. Chaque euro dépensé pour une nouvelle centrale ou le maintien d’une ancienne ne l’est pas dans le renouvelable. Cela aggrave donc le changement climatique. Sept des dix plus grandes économies mondiales sont dirigées par des pro- nucléaires. Ceux-ci contrôlent la politique énergétique en France, au Japon, en Grande-Bretagne, moins en Allemagne, où la sortie du nucléaire prévue pour la fin 2022 n’a été retardée que de trois mois, mais ils sont tout de même puissants dans des régions telles que la Bavière. Quant à des pays habituellement sensibles à la question nucléaire, comme la Suède et les Pays-Bas, leur changement de cap récent semble avoir peu de chances de survivre à la réalité économique. La crise due aux coupures de gaz russe est en train de passer. Certains gouvernements pourraient se rendre compte que cela a moins entravé l’approvisionnement électrique européen que… des dysfonctionnements inattendus dans la production nucléaire, en particulier en France où plus de la moitié des centrales ont été fermées suite à la découverte de fissures ou à des retards dans les opérations de maintenance.
Bio express
1947 Naissance à Washington, le 13 novembre.
1964 à 1971 Etudie les sciences physiques à Harvard et à Oxford.
1982 Cofonde, avec son épouse Hunter Lovins et d’autres experts, l’influent Rocky Mountain Institute.
1989 Invente le concept de «négaWatt», pour mesurer la puissance d’énergie économisée.
2011 Publie Réinventer le feu (parution en français en 2013, aux éd. Rue de l’échiquier).
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