Alain Winants » Le salafisme politique est plus grave qu’un attentat «
Dans son bureau du North Gate, à Bruxelles, des lions, tantôt au repos, tantôt rugissant, témoignent du signe zodiacal de son occupant. Le Limbourgeois Alain Winants a d’abord fait carrière dans la magistrature avant de diriger la Sûreté de l’Etat, où il sollicite un nouveau mandat de cinq ans. Un service dont il entrouvre les portes pour améliorer une » culture du renseignement » qu’il juge déficitaire en Belgique. Au nombre des périls qui menacent notre ordre démocratique, il pointe le » salafisme politique » qui incite certains musulmans à se replier sur eux-mêmes, ce qui, en retour, stimule la radicalisation d’une autre frange de la population. Internet est le théâtre de cet affrontement, comme il a été le grand stimulateur des révoltes arabes, que les services de renseignement n’ont pas vu venir.
Le Vif/L’Express : La Sûreté de l’Etat avait-elle anticipé les révoltes arabes ? Le cadre conceptuel dans lequel vous travaillez doit-il être modifié ?
Alain Winants : En tant que service défensif, notre activité se limite en principe au territoire belge. Mais il serait illusoire de croire que, dans un monde globalisé, ce qui se passe à l’extérieur n’a pas de répercussions chez nous. C’est la raison pour laquelle la Sûreté de l’Etat a toujours travaillé sur une base thématique (extrémisme, terrorisme, espionnage, prolifération, sectes…) et sur une base géographique, en ciblant certaines régions. Le Proche-Orient où se déroule le conflit israélo-palestinien ; les pays dont la Belgique héberge une colonie relativement importante ; ceux avec lesquels nous avons des liens historiques (Afrique centrale, Congo), etc. Maintenant, vous dire qu’on a anticipé les révoltes arabes… Certes, nous connaissions les problèmes socio-économiques de cette région, l’existence de régimes peu démocratiques, voire dictatoriaux, mais personne n’aurait pu prévoir la manière et la rapidité avec lesquelles la situation a explosé. L’élément dont il faudra tenir compte à l’avenir, c’est Facebook, et l’Internet en général. Mais il ne faudrait pas que cette nouvelle donne occulte le risque sécuritaire lié à l’extrémisme islamique. La Sûreté de l’Etat n’a pas pour ambition de devenir un service offensif comme la CIA américaine ou le SIS britannique. Mais il n’est pas réaliste de se calfeutrer sur le territoire belge, alors que beaucoup de menaces proviennent de l’étranger. Dans cette perspective, il serait sans doute indiqué que des agents de la Sûreté de l’Etat soient détachés dans certains pays – par exemple, le Maroc, le Proche-Orient -, comme c’est d’ailleurs le cas pour d’autres services belges. Un renseignement relayé par une personne connaissant les centres d’intérêt de la Sûreté de l’Etat sera d’une qualité supérieure à celui que nous pourrions récolter par des voies indirectes.
La Sûreté de l’Etat a souvent fourni des renseignements décisifs à la justice pour démanteler des filières terroristes. Mais on l’attend aussi sur des analyses à plus long terme…
Le fait que nous collaborions avec les autorités judiciaires et policières n’exclut pas que nous menions une analyse en profondeur. Notre travail consiste, en effet, à détecter les personnes qui se radicalisent et qui sont susceptibles de passer du radicalisme à l’extrémisme, puis de l’extrémisme au terrorisme. Mais lorsque nous obtenons des renseignements qui pourraient permettre de démanteler des réseaux dangereux, nous les communiquons à la police et à la justice.
Certains leaders communautaires, comme celui de Sharia4Belgium, tiennent des propos très agressifs. Est-ce un motif suffisant pour que la Sûreté de l’Etat s’y intéresse ?
Nous ne sommes pas une police des idées, une police politique. Quand la liberté d’expression ne s’accompagne pas de violence, à première vue, la Sûreté de l’Etat ne s’y intéresse pas. S’agissant de Sharia4Belgium, l’expression verbale peut être de nature à constituer une infraction et dissimuler un discours plus radical pouvant inciter à l’extrémisme ou à d’autres comportements inquiétants.
Vous suivez également les Frères musulmans et le salafisme…
Parce qu’ils prônent une certaine vision de l’islam qui peut avoir des effets importants en Belgique… Je crois que le salafisme politique est quelque chose qui, dans le long terme, constitue un plus grand danger que le salafisme à tendance terroriste. Ses effets déstabilisateurs se font déjà sentir maintenant : des femmes se font cracher dessus parce qu’elles ne portent pas le voile en public ; une enseignante reçoit des coups de pied d’un enfant de 10 ans parce qu’elle donne une leçon sur la théorie de l’évolution et les parents prennent la défense de l’enfant ; des commerçants sont menacés parce qu’ils vendent de l’alcool… Dans certains milieux ou quartiers, on mène une vie totalement cloisonnée, avec des écoles, un système bancaire, des mariages, des magasins, des médias séparés… De plus, cet extrémisme peut en engendrer un autre.
Avez-vous des indices d’un raidissement de la société ?
Les deux dernières années, nous avons constaté une recrudescence de l’activité des groupes protestant contre l’ » islamisation » de l’Occident et qui généralisent les critiques à l’islam et à la communauté musulmane. En janvier 2008 est apparu le projet » Villes contre l’islamisation « , avec une charte signée notamment par le Vlaams Belang, le FPE en Autriche, etc. Début 2010 sont apparues sur Internet, en réaction à Sharia4Belgium, une Flemish Defence League et une Belgian Defence League, calquées sur le modèle britannique, qui attire des supporters de football violents… C’est assez difficile de dire quelle va être leur évolution mais, ici aussi, l’usage de l’Internet est très important.
L’ambassadeur du Maroc a fait des offres de service pour aider la Belgique à lutter contre le radicalisme. Ingérence ? Main tendue ?
Cela va de soi : la lutte contre l’extrémisme religieux nécessite une collaboration internationale. Je peux concevoir qu’un pays qui a beaucoup d’expatriés puisse s’y intéresser, pour éviter que des dangers soient exportés vers le pays d’origine. Mais, un, la réalité belge n’est pas celle du pays d’origine. Et deux, il faut mettre des balises pour éviter l’ingérence directe dans la lutte contre l’extrémisme en Belgique ou l’organisation du culte musulman. C’est un exercice de haute voltige mais, après la crise que nous avons connue, nous avons repris des contacts très poussés avec les services marocains qui opèrent dans notre pays. Notre but est d’arriver à une cogestion de certains problèmes, tout en évitant les actions clandestines sur notre territoire. Le fait que nous disposions enfin des » méthodes de recueil des données » nous permet de mener nous-mêmes des actions, dont les écoutes téléphoniques, l’intrusion dans des services informatiques ou l’observation et l’inspection dans des domiciles privés, sans dépendre d’autres services. C’est un énorme progrès.
L’Exécutif des musulmans de Belgique est-il surveillé par la Sûreté de l’Etat ?
Cela fait partie des missions de la Sûreté de l’Etat. Notre souci : éviter que des éléments extrémistes s’infiltrent dans les institutions musulmanes ou que celles-ci soient influencées par des pays étrangers. Il y a toujours eu, au sein de l’EMB, un certain conflit entre les composantes turque et marocaine…
Vos missions portent-elles également sur l’extrême droite flamande et/ou les courants séparatistes ?
Comme notre loi le stipule clairement, nous étudions l’extrémisme, qu’il soit de gauche ou de droite.
L’anarchisme est-il un phénomène dont il faut vraiment s’inquiéter ?
Depuis deux ans, nous constatons une recrudescence de l’activité des groupes anarchistes, avec une tendance à rechercher la confrontation avec les forces de l’ordre et avec les groupes d’extrême droite qui s’y opposent. Mais ce n’est pas comparable avec la situation en Italie, en Espagne et, surtout, en Grèce. L’idéologie de ces mouvements est, certes, identique, mais pas les moyens d’action. Dans un premier temps, ces mouvements se focalisaient sur ce qu’ils nomment les » instruments répressifs de l’Etat « , essentiellement les prisons et les centres fermés, avec du vandalisme simple. Mais, ces dernières années, nous avons relevé des incidents plus violents et des destructions plus importantes, comme lors du dernier No Border Camp, en 2010.
Vos analyses sont-elles toujours bien accueillies par les autorités ? N’y a-t-il pas encore un soupçon de manipulation ?
Nous avons des contacts suivis à plusieurs niveaux : le ministre de la Justice, qui est notre ministre de tutelle, les ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères, le Palais royal, le Comité ministériel pour la sécurité et le renseignement, le Service général de renseignement et de sécurité de l’armée, le parquet fédéral, les Communautés et Régions… Nous produisons énormément de notes. Le courant d’échange est particulièrement intense avec les Affaires étrangères. Dans le cadre d’une évaluation interne, nous avons l’intention de vérifier le degré de satisfaction de nos » clients « . Mais je crois pouvoir dire qu’en termes de quantité (40 000 notes brèves par an pour les procédures d’acquisition de la nationalité) et de qualité (des notes plus étoffées pour d’autres destinataires), nous faisons du bon boulot. Quant à savoir si elles sont bien accueillies… Un service de renseignement vient rarement avec de bonnes nouvelles…
Les séances d’information que la Sûreté de l’Etat a organisées pour les communes francophones et néerlandophones ont rencontré un succès plus vif auprès des secondes. Est-ce l’indice d’une culture du renseignement plus développée dans le nord du pays ?
Non, il n’y a pas une différence d’approche Nord/Sud, tout au plus une mauvaise compréhension et un malentendu quant à la manière dont l’invitation a été répercutée. Notre but n’était ni de recruter des informateurs – cela aurait témoigné d’un manque de professionnalisme flagrant – ni d’inciter à la délation. Juste expliquer ce que fait la Sûreté de l’Etat, ce dont elle a besoin, ce qu’elle peut elle-même fournir comme services, les dispositions légales qui encadrent son travail, les renseignements que d’autres sont obligés de lui donner… C’est dans l’intérêt du service et du public. Etant dans la maison depuis cinq ans, je peux témoigner du nombre assez élevé d’idées fausses qui circulent sur le métier…
Par exemple ?
Que nous faisons des opérations comme la CIA ou le SIS, genre James Bond, que nous travaillons dans la plus complète illégalité…
Les deux principaux dirigeants de la Sûreté de l’Etat (analyse et services extérieurs) sont, comme vous, du même rôle linguistique. Peut-on parler d’une flamandisation ?
Je n’aime pas beaucoup le fait qu’en Belgique tout problème, quel qu’il soit, est communautarisé. Il faut voir la Sûreté de l’Etat comme une entité. Nous avons un cadre d’analystes qui, pris globalement, est pratiquement à 50/50 francophones/néerlandophones, comme l’a constaté la Commission pour le contrôle linguistique. Du côté des services extérieurs [NDLR : les agents sur le terrain], c’est pratiquement la même chose, sauf qu’il faut prendre en compte le fait que, pour des raisons indépendantes de notre volonté, c’est-à-dire l’absence de gouvernement de plein exercice, plusieurs fonctions sont occupées à titre intérimaire. Nous essayons d’arriver à une répartition qui respecte, dans la mesure du possible, le 50/50. Mais, je touche du bois, en interne, nous sommes encore assez épargnés par ce genre de débat. D’ailleurs, le renseignement n’a pas de régime linguistique…
Comment avez-vous vécu le passage de la magistrature à un métier plus délicat en matière de privacy ?
Je n’y vois aucun paradoxe. En tant que magistrat, je participais à la protection de la société. Ici aussi… Je crois d’ailleurs que ce n’est pas un hasard si l’on a mis un magistrat à la tête de la Sûreté de l’Etat. Mon service travaille dans la plus stricte légalité. Nous avons des contrôles à tous les niveaux, y compris par le Parlement. La loi a essayé d’établir des règles strictes et elle est parvenue, selon moi, à un équilibre satisfaisant entre les impératifs de sécurité et le respect de la vie privée.
ENTRETIEN : MARIE-CÉCILE ROYEN PHOTOS : FRÉDÉRIC PAUWELS/LUNA POUR LE VIF/L’EXPRESS
» JE SOUHAITE QUE DES AGENTS SOIENT DÉTACHÉS AU CONGO, AU PROCHE-ORIENT, AU MAROC, EN TURQUIE, ÉVENTUELLEMENT «
» UN SERVICE DE RENSEIGNEMENT VIENT RAREMENT AVEC DE BONNES NOUVELLES… «
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