Alain Mathot, «main invisible» du Cristal Park
Un e-mail montre qu’un non-élu – l’ancien bourgmestre de Seraing, Alain Mathot – semble tirer les ficelles politiques dans le dossier immobilier Cristal Park. Plusieurs membres de la majorité étaient au courant, d’autres l’ignoraient.
Mon cher Francis, voici le premier jet du dossier Val Saint Lambert. Celui-ci est évidemment amendable et/ou transformable. J’attends ton feu vert pour l’envoyer à Alain Decerf, Salvatore Todaro, Pierre Grivegnée, Caroline Deschamps et Bruno Adam.» C’est ainsi que débute l’e-mail qu’ Alain Mathot adresse, le 31 mai 2021, à son successeur à la tête de la Ville de Seraing, Francis Bekaert. L’ échevine Laura Crapanzano, très proche d’Alain Mathot, figure en copie.
Ce courriel et ses six annexes détaillent de manière très précise un plan stratégique destiné à sortir le projet Cristal Park de l’ornière. L’ ancien bourgmestre de Seraing couche par écrit ses solutions pour résoudre trois problèmes qui minent alors le projet immobilier: l’opposition citoyenne et politique à la construction de 442 logements dans les bois du Val Saint Lambert, les conflits d’intérêts de la cheville ouvrière du projet, Pierre Grivegnée, et le besoin de relancer l’activité événementielle et le musée du cristal logés au sein du château du Val Saint Lambert.
Alain Mathot ne fait pas que proposer des idées générales. Non, alors qu’il n’a plus aucun mandat politique, il engage la Ville de Seraing pour 8,85 millions d’euros ; il propose de remplacer l’administrateur délégué d’Immoval, la société privée qui porte le projet Cristal Park, par une employée de l’intercommunale Ecetia ; il suggère de nommer un de ses proches, avec lequel il a négocié le salaire, à la tête d’une des sociétés du projet ; il croit savoir que le fonds d’investissement Noshaq (ex-Meusinvest) peut prêter deux millions d’euros à cette même société, et demande que la Ville garantisse ce prêt.
Pour réaliser ce plan stratégique, Alain Mathot fournit même une feuille de route dans laquelle il détaille, semaine par semaine, mois par mois, la «liste des actions à mener avec des dates de réalisation». Nominations d’administrateurs, négociations à mener, signature d’une convention, achats, ventes, remboursements, prêts…: tout est minutieusement planifié et orchestré par l’ancien maïeur de la Cité du fer et du cristal.
Deux perroquets dans La Meuse
En décembre 2020, le collège des bourgmestre et échevins s’était opposé «fermement» à la création de lotissements dans les bois. Evidemment, pour Pierre Grivegnée, à la tête d’Immoval, cette décision était désastreuse pour la rentabilité du projet. Dans son e-mail, Mathot vole au secours de Grivegnée en proposant de «sortir ce problème afin qu’il n’empêche pas le dossier global de se finaliser». La solution? L’ Immobilière publique – intercommunale de logements créée en 2010 par Mathot – achètera les trois zones boisées destinées au lotissement pour 5,35 millions d’euros. Mais il ajoute: «Il faut noter que L’immobilière publique devra réaliser quatre-vingts logements, ceux-ci étant le nombre minimal nécessaire afin de rentabiliser la centrale énergétique.» Donc quatre-vingts logements… dans les bois!
A-t-il un intérêt personnel à ce que le projet Cristal Park aboutisse?
Un mois et demi après cet e-mail d’Alain Mathot, le bourgmestre Francis Bekaert et son échevine des Finances, Laura Crapanzano, présentent leur plan pour sauver Cristal Park dans La Meuse. Ils annoncent que «Seraing va céder les trois zones de logements à son Immobilière Publique» (Bekaert) et que «le permis était prévu pour 442 logements mais nous n’en construirons que 80, qui est le minimum pour que la centrale d’énergie […] soit viable» (Crapanzano). Ils reprennent donc entièrement à leur compte les «solutions» d’ Alain Mathot. Et retournent leur veste. «J’ai tout fait valider par le collège avant de m’exprimer», précise l’échevine.
L’ ex-bourgmestre pointe qu’«il existe clairement un conflit d’intérêts» dans le chef de Pierre Grivegnée. Il est «le patron de toutes les structures [du projet Cristal Park] (Speci, Valinvest, Immoval et Cristal Discovery). Toutes ces casquettes l’empêchent de se concentrer sur son véritable objectif, à savoir la réalisation du pôle commercial.» Grivegnée est en effet le chef d’orchestre du projet (via Immoval), mais également le soliste censé réaliser le centre commercial (via Valinvest).
«Nous souhaitons»
Alain Mathot s’exprime ensuite en «nous», comme s’il se rangeait parmi ceux qui décident réellement à Seraing: «Nous souhaitons que deux personnes reprennent rapidement la direction d’Immoval et celle de Cristal Discovery.» Pour relancer l’activité événementielle et le musée, Alain Mathot propose de nommer un de ses vieux amis à la tête de Cristal Discovery. Pascal Japsenne «a remis une note sur le devenir de Cristal Discovery», écrit Mathot. «Il est prêt à travailler comme indépendant pour 36 000 euros par an, plus un pourcentage sur les recettes supérieures à un million d’euros.» Un pourcentage de 15%, apprend-on dans un projet de budget.
La feuille de route du «plan Mathot» prévoit de changer le conseil d’administration d’Immoval. Il faut y placer l’échevine Crapanzano en remplacement de Déborah Géradon, démissionnaire en mai 2021. Cela a été fait en décembre 2021. Le point suivant propose de nommer un nouvel administrateur délégué à la tête d’Immoval, ce qui a été fait. Ensuite, il s’agit de négocier avec le promoteur immobilier Eloy, ce qui a été fait. Puis de négocier avec l’Immobilière publique, ce qui a été fait. Puis d’obtenir une avance de 500 000 euros d’Eloy, ce qui ne s’est pas concrétisé. Sans ces fonds, la suite du plan Mathot – remboursement des dettes et du capital d’Immoval, notamment – s’est effondrée comme un château de cartes.
Bref, le contenu de ce courriel fait plus que suggérer qu’ Alain Mathot est la «main invisible» qui tire les ficelles politiques du projet Cristal Park. Et que le bourgmestre Francis Bekaert et l’échevine des Finances Laura Crapanzano ne sont en réalité que ses relais au sein du collège. Alain Mathot a-t-il pondu seul son plan stratégique? Des documents émanant de Pierre Grivegnée montrent qu’il tient exactement le même discours qu’ Alain Mathot, au mot près. Comme si ces deux non-élus s’étaient concertés et que Pierre Grivegnée avait mis en forme les propositions politiques d’Alain Mathot.
Le bourgmestre manipulé?
Ce dernier a-t-il été rémunéré pour ses conseils stratégiques par un acteur impliqué dans Cristal Park? Pourquoi l’ancien bourgmestre s’immisce-t-il de façon aussi forte dans un dossier immobilier pour lequel il n’a plus aucune responsabilité politique directe? A-t-il un intérêt personnel à ce que le projet Cristal Park aboutisse? Contacté par Le Vif et la RTBF, Alain Mathot ne souhaite faire aucun commentaire. Depuis son retrait de la politique, il s’est reconverti dans l’immobilier en créant la société ConsultAm. Une entreprise qui a notamment pour activités le conseil pour les affaires et la vente de biens immobiliers.
Quant au bourgmestre Francis Bekaert, il se dit «triste» de la tournure que prend le dossier Cristal Park. «S’il s’avère qu’il y a eu des malversations réalisées avec de l’argent public, ou que j’ai été manipulé et qu’on a abusé de ma naïveté, je quitterai mes fonctions. Parce que je mérite mieux.»
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