Agent littéraire
Avant de triompher sur grand écran, le célèbreespion britannique est un héros de papier. A l’occasion du centenaire de son créateur, Ian Fleming, 007 revit sous la plume d’un nouvel auteur. Non sans arrière-pensées : le mythe est aussi un business.
Les héros sont éternels, les zéros aussi : impossible d’en finir avec l’agent 007 ! C’est que les exploits du célèbre espion britannique, né sous la plume de Ian Fleming voilà un demi-siècle, représentent une sacrée manne financière : 200 millions de livres vendus et surtout 21 films dont la plupart sont devenus des blockbusters – Casino Royale, sorti en 2006, a dégagé 594 millions de dollars de recettes mondiales.
Autant dire qu’un tel filon aiguise bien des appétits, à commencer par celui des héritiers, les neveux et nièces de Ian Fleming – son fils unique, Caspar, s’est suicidé en 1975. Divisés par de féroces rivalités, ils n’en sont pas moins soucieux d’obtenir leur part d’un gâteau déjà bien entamé par Eon Productions, cette firme anglaise qui avait récupéré du vivant de Fleming la franchise James Bond pour les droits cinématographiques et les produits dérivés. Elle réussit encore aujourd’hui à en tirer le meilleur parti et vient de produire un nouveau film, Quantum of Solace, toujours avec Daniel Craig, dont la sortie est attendue le 5 novembre prochain.
Le centenaire de la naissance de Ian Fleming, le 28 mai, est donc l’occasion rêvée pour la famille de l’écrivain de reprendre l’avantage. D’abord, en apportant son concours à deux expositions qui viennent d’ouvrir leurs portes à Londres. La plus importante (quoique trop succincte) For Your Eyes Only, se tient au très pittoresque Imperial War Museum (1) et présente moult archives reconstituant minutieusement la carrière de Ian Fleming.
On y découvre un fils et petit-fils de banquier, né dans le très chic quartier londonien de Mayfair, élevé avec le gratin de l’aristocratie. Son père meurt quand il a 9 ans, mais lui laisse une confortable fortune. Le surdoué de la famille, c’est son frère aîné, Peter Fleming, écrivain voyageur fasciné par l’Asie, grand ami d’Ella Maillart et dont les livres deviendront cultissimes. Ian, lui, mène une scolarité laborieuse au prestigieux collège d’Eton. Au moins excelle-t-il dans la compétition sportive, comme en témoignent ses nombreux trophées.
Passage éclair à l’académie militaire de Sandhurst, études en Autriche et en Suisse, échec à l’examen d’entrée dans le corps diplomatique, etc. Grâce aux relations de sa mère, Ian Fleming devient le correspondant de l’agence Reuters à Moscou en 1933. Il y reviendra en 1939, officiellement comme envoyé du Times, en réalité pour informer le Foreign Office, avant de devenir l’assistant personnel de l’amiral John Godfrey, directeur du service de renseignement de la Royal Navy, qui aurait servi de modèle pour » M « , le patron de James Bond. A propos de ce nom-là, c’est tout bonnement celui d’un ornithologue, auteur de Birds of The West Indies, que Ian Fleming lisait et relisait depuis qu’il avait découvert la Jamaïque, en 1945 ! Il s’y était fait construire une splendide demeure, Goldeneye, où il passait l’hiver pour rédiger ses livres, tout en s’adonnant à ses vices : l’alcool et les femmes. L’exposition ne manque pas non plus d’évoquer, à grand renfort de reliques cinématographiques exotiques, les missions à haut risque de son personnage.
Mais les héritiers Fleming tiennent surtout à remettre l’agent 007 sous les feux de l’actualité littéraire, avec la sortie mondiale, le 4 juin, d’un nouvel épisode de ses aventures : Le diable l’emporte, signé Sebastian Faulks (voir ci-contre). Un livre de commande, à l’instar des 22 autres romans publiés depuis la mort de Fleming, en 1964. » Sa disparition fut très soudaine, au moment même où le film Goldfinger battait des records de fréquentation, élevant James Bond au rang de vedette internationale « , explique le journaliste français Kevin Collette, grand spécialiste james-bondien. » Si Ian Fleming avait créé sa propre maison d’édition, Glidrose, qui est devenue ensuite la Ian Fleming Publications Ltd, dirigée aujourd’hui par sa nièce Lucy, il n’a pas eu le temps de laisser des instructions précises sur les suites de son £uvre. «
Les héritiers ont prestement tranché, proposant dès 1968 à Kingsley Amis, le père de Martin, de reprendre le flambeau, ce qu’il fera pour un seul livre sous le pseudo de Robert Markham. Suivront John Gardner puis Raymond Benson, pour une vingtaine d’épisodes supplémentaires et, il faut bien le dire, souvent superfétatoires. Pas très étonnant que les ventes aient piqué du nez. Selon le Wall Street Journal, le dernier James Bond en date, The Man with The Red Tattoo (non traduit en français), publié en 2002, s’est seulement vendu à 5 000 exemplaires en Grande-Bretagne et 13 000 aux Etats-Unis. What a pity !
» Bond a été une sorte de Viagra pour les Anglais «
En choisissant Sebastian Faulks, auteur anglais à succès, mais aussi reconnu pour ses talents de plume, les héritiers ont voulu ressusciter le James Bond » vintage » de Ian Fleming en le ramenant aux temps de la guerre froide, alors que les précédents avatars se situaient dans un contexte contemporain. Ce retour aux sources est-il pour autant un gage de succès ? Rien n’est moins sûr, malgré un budget marketing historique et des tirages ambitieux – 250 000 exemplaires aux Etats-Unis, 100 000 en Angleterre, 40 000 en France. Selon Kevin Collette, » James Bond est devenu essentiellement un héros de cinéma, les jeunes générations ne l’identifient pas autrement « . Sans doute en va-t-il autrement pour le public d’outre-Manche, où l’agent 007 – un double zéro lui conférant l’exceptionnelle permission de tuer en service actif – est d’abord un trésor national. » James Bond a été une sorte de Viagra pour les Anglais « , décrypte l’historien britannique Simon Winder, auteur d’un essai décalé et savoureux, James Bond. L’homme qui sauva l’Angleterre (Demopolis), qui vient de paraître en français, où il explore le background du viril espion.
» Après la guerre, explique-t-il, l’Angleterre n’a pas connu les Trente Glorieuses, elle a clairement vécu les Trente Affreuses : des années de pauvreté et d’humiliation, avec la perte de son empire et sa mise au ban du concert des nations. Les Etats-Unis nous prenaient pour des bouffons et la France ne voulait pas entendre parler de notre intégration à l’Europe. James Bond est alors apparu comme la force secrète d’un pays qui, en public, accumulait les déconvenues. » Ian Fleming, lui-même un peu loser sur les bords, a clairement conçu James Bond comme son double idéal : un respectable officier anglais au service de Sa Gracieuse Majesté Elisabeth II, génie de la diplomatie secrète et musclée, aimant le luxe, la bonne chère et les belles chairs ; fumant, buvant et draguant autant que son créateur. Bref, un fier macho anticommuniste, à l’opposé des traîtres marxistes et gays de Cambridge qui avaient discrédité le MI 6.
Un homme plutôt cynique et pince-sans-rire
» Fleming était snob, sexiste, raciste, rappelle Simon Winder. C’était un homme antipathique mais intéressant, qui renvoyait dans ses livres une image fidèle de son époque, bien que limitée à un milieu très privilégié. » Et si Fleming projetait ses lecteurs dans un futur possible, son James Bond ne disposait pas de la panoplie exponentielle de gadgets que lui a fourguée le cinéma, prompt à altérer le héros des origines : le » vrai » James est un homme plutôt cynique, très éloigné du bellâtre sympa joué par Sean Connery et beaucoup plus pince-sans-rire que le bouffon incarné par Roger Moore. Avec l’acteur Daniel Craig, la page est définitivement tournée : adieu le gentleman décrit par Ian Fleming, bonjour le castagneur des temps modernes. » James Bond est devenu un pur divertissement « , regrette Simon Winder. Raison de plus pour revenir aux textes fondateurs (2), 12 romans et 9 nouvelles, et retrouver un personnage complexe, plus proche de D’Artagnan et d’Arsène Lupin que d’Indiana Jonesà l
Delphine Peras
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