ACW, le glas d’un pouvoir
La démission de Steven Vanackere reflète la terrible dureté du combat politique. Mais elle illustre aussi la marginalisation en Flandre du Mouvement ouvrier chrétien, ex-machine tentaculaire. Analyse.
Il a fini par craquer. Soumis depuis deux semaines à une pression de tous les instants, dans ce qui est devenu » l’affaire ACW-Belfius « , Steven Vanackere a démissionné le 5 mars. Fatigué, lessivé, le ministre des Finances et vice-Premier ministre CD&V n’en pouvait plus. Tout simplement.
Le voilà remplacé aux Finances par Koen Geens, ex-chef de cabinet du ministre-président flamand Kris Peeters. Quant à la place de vice-Premier, elle échoit au ministre de la Défense, Pieter De Crem. Un homme qui incarne la droite du CD&V, et même la droite dure. Lourd symbole.
De l’avis général, Steven Vanackere s’en était pourtant » bien tiré » le jeudi 28 février, en séance plénière à la Chambre, où il avait été soumis à un feu roulant de questions de la part des députés de l’opposition, mais aussi de la majorité. L’espace de quelques heures, la baudruche a paru se dégonfler, l’odeur du scandale s’éloigner. Ce n’était qu’un répit. Dès la fin du week-end, les attaques fusaient de nouveau. Et le mardi matin, le ministre rendait les armes. » Le climat de méfiance créé par cette affaire me gêne dans mon travail et porte atteinte à l’intérêt du pays, a-t-il communiqué. Cela dépasse ce que, personnellement, je peux encaisser. »
Décrit comme sensible, intègre, fragile, Vanackere n’était peut-être pas fait pour exercer une fonction politique de premier plan. Ses loisirs ? Un peu de bénévolat dans sa paroisse (à Neder-over-Hembeek, au nord de Bruxelles), des promenades en forêt de Soignes avec son chien Penny, et l’écriture d’un essai sur les » sept péchés capitaux de la politique « , qu’il aura à présent le loisir de parachever. Longtemps, l’homme s’est contenté d’un statut d’apparatchik, tapis dans l’ombre. Engagé à 24 ans comme conseiller au Cepess, le centre d’études social-chrétien, alors cornaqué par Herman Van Rompuy, il a ensuite rebondi au cabinet du ministre Jos Chabert, tout en devenant directeur général du Port de Bruxelles, puis directeur adjoint de la Stib. Promu ministre fédéral en 2008, il ne s’est jamais imposé comme un leader du gouvernement. Ses relations avec le vice-Premier ministre MR, Didier Reynders, en particulier, ont régulièrement été orageuses. Ces derniers mois, Steven Vanackere avait manifesté l’envie de retourner à une fonction moins exposée : le poste de gouverneur de Flandre occidentale, par exemple, ou un siège au Parlement européen.
La N-VA, qui a déclenché les hostilités dans cette affaire, avec l’appui discret du MR, peut savourer sa victoire. Elle vient d’obtenir le scalp du vice-Premier ministre. Mais son impitoyable acharnement contre un homme aux abois pourrait lui valoir la réprobation de l’opinion publique flamande. Jan Jambon, chef de groupe N-VA à la Chambre, a senti le danger. » La N-VA n’a jamais demandé la démission du ministre Vanackere, ou suggéré qu’il aurait fait quelque chose qui doive entraîner sa démission « , s’est-il dédouané.
Déstabilisation
La chute de Steven Vanackere, ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme poussé dans ses derniers retranchements. C’est aussi, surtout, la défaite d’une organisation : l’Algemeen Christelijk Werknemersverbond (ACW). L’équivalent flamand du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) exerce un rôle de coupole, chargée de chapeauter la CSC, les Mutualités chrétiennes, le groupe financier Arco et une myriade d’associations satellites. » L’ACW, comme le MOC, c’est plus que la somme de ses composantes. C’est une valeur ajoutée fondée sur l’action commune des composantes « , résume Thierry Jacques, le président du MOC. A cette nuance près : contrairement au MOC, qui n’exerce qu’une influence marginale sur la politique francophone, l’ACW reste une machine puissante, solidement ancrée dans la société flamande. Ses cadres, comme ses détracteurs, l’appellent De Beweging, » le Mouvement « .
Steven Vanackere était, jusqu’à mardi, le plus important des mandataires politiques issus du terreau ACW. Pour cette raison même, il figurait, depuis longtemps, dans le viseur de la N-VA. » Nous n’avons pas oublié qu’en 2010, l’ACW a appelé à ne pas voter pour nous « , a déclaré le député nationaliste Peter Dedecker, la dent dure, dans une interview au magazine Knack. » Jamais je n’ai vu une tentative aussi brutale et mensongère de déstabilisation d’un adversaire « , a répliqué Patrick Develtere, le président de l’ACW. Entre le parti indépendantiste et l’organisation chrétienne, une lutte à mort s’est engagée. Pas étonnant. L’ACW condense tout ce que Bart De Wever déteste : la gauche associative, la persistance des » piliers « , l’attachement à la Belgique fédérale, la défense d’un régime de chômage parmi les plus favorables d’Europe, etc.
Cette structure autrefois tentaculaire voit cependant son pouvoir s’éroder de plus en plus. La démission de Vanackere n’est que le énième symptôme d’un déclin entamé en 1999. Cette année-là, la famille sociale-chrétienne valse dans l’opposition, pour la première fois depuis quarante ans. Le libéral Guy Verhofstadt devient Premier ministre. Sa philosophie politique le conduit à privilégier un lien direct entre l’Etat et les citoyens. Il s’attache à affaiblir les structures intermédiaires, les » lobbys » de la société civile, et singulièrement les associations du monde chrétien, perçues comme des annexes du CD&V.
Se sentant menacée, l’ACW cherche alors des points d’appui au sein du gouvernement. Elle se rapproche des socialistes du SP.A et des écologistes d’Agalev. Du même coup, les liens traditionnels qui l’unissaient au CD&V se distendent.
Cette période-charnière, où les chrétiens-démocrates siègent sur les bancs de l’opposition, entraîne une autre conséquence : l’aile gauche du CD&V perd tout accès aux cabinets ministériels, qui constituaient son habituel réservoir de talents. Le cabinet de Jean-Luc Dehaene, un autre homme venu de l’ACW, a ainsi permis, dans les années 1980 et 1990, de » sortir » plusieurs dizaines d’éminences, devenus ministres, députés, bourgmestres, ou grands commis de l’Etat. Ce réseau-là fondait la puissance de l’ACW. Huit ans d’opposition au fédéral, de 1999 à 2007, ont largement contribué à son étiolement.
C’est au cours de ces années de vaches maigres, en 2003, qu’Yves Leterme – encore un produit de l’ACW – accède à la présidence du CD&V. Un an plus tard, les chrétiens-démocrates reprennent pied au gouvernement flamand. En 2007, Leterme triomphe aux élections fédérales et devient » Monsieur 800 000 voix « . Prêt à tout pour ramener les siens au pouvoir, cet Ouest-Flandrien têtu a auparavant scellé un cartel électoral avec un micro-parti nationaliste, la N-VA. Sans le savoir, il a du même coup enclenché une bombe à retardement. Car à partir de ce moment-là, la N-VA ne cessera plus jamais de grandir, jusqu’à frôler aujourd’hui les 40 % d’intentions de vote. Terrible paradoxe : c’est un homme de l’ACW, tel Frankenstein, qui a » créé » la N-VA, dont la force de frappe menace aujourd’hui d’engloutir l’ACW.
En décembre 2008, l’affaire Fortis contraint Yves Leterme à la démission. Dans sa chute, le Premier ministre entraine deux autres ministres CD&V, Jo Vandeurzen et Inge Vervotte, l’un comme l’autre proches de la gauche du parti.
Vieux jeu
Des liens distendus entre l’ACW et le CD&V, une source de recrutement tarie, les » stars » de l’aile gauche emportées par l’affaire Fortis : la voie est libre pour la tendance la plus à droite du parti chrétien-démocrate. Kris Peeters et Marianne Thyssen, tous deux issus de l’Unizo (l’Union flamande des classes moyennes), s’imposent comme les nouveaux chefs. Le premier, ministre-président du gouvernement flamand, consolide son statut de personnalité politique la plus populaire au nord du pays, juste derrière De Wever. La seconde préside le CD&V de 2008 à 2010, avant de passer le témoin à Wouter Beke, lui aussi ancré à droite.
L’ACW n’a pas disparu du terrain politique. Les ACW’ers, comme on les appelle, restent même majoritaires au sein du groupe CD&V à la Chambre. Parmi eux : les députés Sonia Becq, Nahima Lanjri, Jef Van den Bergh, Stefaan Vercamer… Le secrétaire d’Etat Servais Verherstraeten représente lui aussi cette sensibilité-là, tout comme les ministres régionales Joke Schauvliege et Hilde Crevits. » On a encore de bons joueurs de D1, observe un élu de la tendance ACW. Malheureusement, on n’a plus personne capable de s’illustrer en Champion’s League. Avant, on pouvait compter sur Leterme, Vervotte et Vandeurzen, du temps où ce dernier pesait encore quelque chose. Mais Joke Schauvliege, elle ne pèse rien. Croyez-vous qu’elle déplace le moindre orteil sans l’accord de Peeters ? »
Plus fondamental : l’ACW paraît en décalage avec l’évolution de la société flamande. » Son message, basé sur la solidarité avec les plus faibles, ne porte plus, indique un observateur. Le discours de l’Unizo passe beaucoup mieux : vous travaillez dur, chers Flamands, et on vous pique vos sous. » L’ACW souffre de sa communication vieux jeu, ajoutent plusieurs analystes. Harcelés par la N-VA, Patrick Develtere et Steven Vanackere se sont défendus de façon maladroite. » Vanackere, commente un élu, c’est le même problème d’intégrité que Vervotte quand elle a démissionné, avec une justification du type : j’en ai marre de fonctionner dans ce monde-là. Cela reflète tout le problème d’une organisation programmée pour s’adresser à un arrière-ban de fidèles, mais incapable de se faire comprendre dans une société où l’associatif et la coopération ne sont plus des idées à la mode. L’ACW devrait tout reprendre à zéro. »
FRANÇOIS BRABANT
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