Gaël Giraud: «Accélérer la transition énergétique est le seul moyen de préparer la paix» (entretien)
Il est urgent d’assurer la protection des biens communs globaux et de mettre des limites à la privatisation du monde, plaide l’économiste et prêtre jésuite. «Le christianisme offre des ressources spirituelles pour développer cette seconde modernité.»
Il est prêtre jésuite et économiste. Depuis une quinzaine d’années, il nourrit le débat public d’une critique argumentée de ce postlibéralisme qui conduit à une soumission du politique aux marchés financiers. Derrière cette dénonciation, il y a chez Gaël Giraud la volonté de combattre les inégalités sociales. Une volonté redoublée par la prise de conscience que l’urgence de la réponse à donner au défi climatique pourrait, si elle était mal pensée, accroître la fracture entre nantis et défavorisés. Dans cette perspective, restaurer la valeur des biens communs, dont l’importance nous a été rappelée lors de la crise sanitaire, et concevoir des institutions pour les protéger apparaît comme une mission prioritaire. C’est le thème du dernier livre de Gaël Giraud, Composer un monde en commun (1), le prolongement de la thèse de théologie qu’il a soutenue en septembre 2020 devant le Centre Sèvres, l’université jésuite de Paris. Sa publication a connu un faux départ en février de cette année. L’hebdomadaire L’Express avait identifié dans sa première version des indices de plagiat. Gaël Giraud et la maison d’édition Seuil ont plaidé un défaut de précaution dû à du «surmenage». Composer un monde en commun paraît donc dans une version adaptée. «Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage», l’expression correspond bien à ce touche-à-tout devenu une icône de la gauche en France.
Bio express
1970 Naissance, le 24 janvier, à Paris.
1999 Chargé de recherche en économie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
2013 Publie Illusion financière (éd. de l’Atelier).
2013 Ordonné prêtre.
2015-2019 Economiste en chef à l’Agence française du développement.
2020 Fonde et dirige le programme de justice environnementale à l’université de Georgetown, aux Etats-Unis.
Faut-il réhabiliter l’idée de communs et que recouvre pour vous cette notion?
Le commun est l’un des quatre schèmes institutionnels avec lesquels nous organisons nos sociétés depuis des millénaires. Les trois autres sont le privé, le public et le tribal. Le privé renvoie à la propriété privée. Le public à la gestion par l’Etat. Le tribal à toute forme d’organisation de nos rapports sociaux fondée sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Le commun est le schème le plus ancien et le plus moderne. C’est celui où une communauté décide de prendre soin des ressources, comme la pisciculture que l’ Agence française pour le développement (AFD) soutient en Guinée-Conakry. Au Moyen Age, on avait des «communaux» dans les villages de campagne, c’est-à-dire des terrains, des sentiers, des forêts, des champs partagés. Aujourd’hui, on a Wikipédia, les logiciels libres, le peer-to-peer… Dans le commun, la distribution de la ressource, du pouvoir, de la responsabilité s’opère au terme d’une délibération démocratique inscrite dans les règles mêmes d’usage de la ressource. Selon moi, l’essentiel de la crise écologique actuelle est dû à l’absolutisation de la propriété privée, à laquelle on ne met plus de limites. Si une entreprise pétrolière dégage plus de treize milliards de profits chaque année, il n’y a personne pour lui signifier que l’argent est généré en extrayant du pétrole, que le pétrole détruit le climat, et que la destruction du climat tue des gens, des animaux, des écosystèmes… A l’inverse, il peut aussi y avoir une absolutisation de la souveraineté de l’Etat. Quand le gouvernement du Brésil néglige de prendre soin de l’Amazonie alors qu’elle est le poumon de l’humanité, on considérera peut-être dans quelques années qu’il commet un écocide, voire un crime contre l’humanité. Or, aujourd’hui, dans le droit international, rien n’oblige le gouvernement du Brésil, Etat souverain, à prendre soin de ce commun global qu’est l’Amazonie. Nous pourrions réfléchir à la manière d’honorer le caractère de commun global de certaines ressources ou activités, et à imaginer des institutions pour en prendre soin. La santé est un commun global. On en a fait l’expérience avec la pandémie de Covid. Comment en prenons-nous soin?
Le mouvement postlibéral a resacralisé le pouvoir politique en mettant à la place du roi les marchés financiers.
L’intérêt commun doit-il, dans certains cas, prévaloir sur la souveraineté d’un Etat?
Après 1945, nous nous sommes imaginé que nous pouvions organiser la communauté internationale par le dialogue entre les gouvernements des Etats souverains. Mais lors de la pandémie, on s’est aperçu que le Conseil de sécurité des Nations unies n’avait pas rédigé un seul communiqué sur ce thème: il est resté muet face à ce drame mondial. Et l’Organisation mondiale de la santé, qui est l’institution onusienne en charge de la question de la santé au niveau mondial, n’a pas été écoutée. Cela faisait pourtant des années qu’elle prévoyait d’autres pandémies du type Sars. Aujourd’hui, le Conseil de sécurité est paralysé face à la guerre en Ukraine… Ces insuffisances signalent non pas que les Nations unies sont inutiles mais qu’elles ne suffisent plus, et qu’il faut renouveler le cadre international de manière à ce qu’une coopération obligatoire soit mise en place entre les Etats pour prendre soin de nos communs globaux, la santé, l’Amazonie, le climat, la biodiversité, le fond de nos océans…
Des limites doivent-elles être fixées à l’extension du domaine de la propriété privée?
L’absolutisation de la propriété privée n’est pas compatible avec le relèvement du défi écologique. Aux Etats-Unis, en tant que propriétaire d’un jardin, vous êtes aussi propriétaire de son sous-sol. S’il se trouve qu’il recèle du pétrole, personne ne peut vous empêcher de l’extraire et de détruire le climat. De la même manière, si on privatise la forêt du Congo, on détruit le deuxième plus grand poumon de la planète au motif que les sociétés veulent faire du business avec du bois. C’est dramatique. Il faut fixer des interdictions à la privatisation d’un certain nombre de ressources. Naples a été au centre d’une énorme bataille en 2011 au moment où la Commission européenne voulait y privatiser l’eau. Les Napolitains sont descendus dans la rue, s’y sont opposés et ont obtenu la remunicipalisation de l’eau. Un grand juriste italien, Stefano Rodotà, décédé aujourd’hui, avait proposé d’inscrire l’eau comme bien commun dans la Constitution. On pourrait décider que le corps des femmes, les organes humains, la vie humaine… ne peuvent pas être privatisés.
Vous écrivez que la modernité européenne s’est bâtie sur la délibération démocratique, sur la protection des droits humains mais aussi sur la propriété privée. Cette dernière dimension l’affaiblit-elle?
Je crois que l’on peut caractériser la modernité européenne à travers ces trois piliers. On a coupé la tête du roi ; on a laissé le trône du pouvoir vide de manière à l’occuper par la délibération démocratique. C’est la désacralisation du pouvoir. Deuxièmement, on a institué l’Etat de droit. C’est Montesquieu et De l’esprit des lois, c’est-à-dire l’égalité de tous devant la loi et la séparation des pouvoirs. Troisièmement, on a institué la propriété privée en droit sacré et inviolable. C’est le cas dans la Déclaration des droits de l’homme. Depuis une quarantaine d’années, nous sommes pris dans la folie d’un mouvement que j’appelle postlibéral. Il n’est pas ultralibéral, ce qui supposerait qu’il soit le prolongement du libéralisme du XVIIIe siècle. Il en est le fossoyeur. Ce mouvement postlibéral a resacralisé le pouvoir politique en mettant à la place du roi les marchés financiers. Les marchés financiers peuvent dicter aux Etats leur politique publique. Ils sont réputés omnipotents, omniscients, bienveillants. Ce sont les attributs de Dieu dans la théologie chrétienne. Ils sont dans la position de Dieu. Deuxièmement, l’Etat de droit et l’égalité devant la loi sont aujourd’hui complètement bafoués. Le droit est détourné en faveur de la défense des intérêts privés de quelques-uns. L’ évasion fiscale, par exemple, est pratiquée de manière massive par un certain nombre de grands groupes internationaux. Troisièmement, la propriété privée est absolutisée. Tout peut être transformé en marchandise, depuis le corps humain jusqu’au cerveau en passant pas la culture, la forêt, la biodiversité, les rivières, le climat… La crise que nous traversons est la crise de ce post-libéralisme. L’immense tâche intellectuelle, philosophique, spirituelle, politique qui est la nôtre est de relancer la modernité, de mettre en œuvre une modernité 2.0 qui consisterait à désacraliser à nouveau le pouvoir – cela passe par la réglementation financière –, à réinstaurer l’égalité de tous devant la loi – cela passe par la fin de l’évasion fiscale – et à faire la promotion des communs à la place de la propriété privée. Il ne s’agit pas de supprimer la propriété privée mais d’y mettre des limites, comme à la propriété de l’Etat d’ailleurs.
En quoi la pensée chrétienne serait-elle bien placée pour favoriser l’avènement de cette deuxième modernité?
J’explique dans mon livre que le christianisme est historiquement une des matrices des Lumières au XVIIIe siècle. Cela en surprendra peut-être certains. Mais un grand exégète allemand, Gerhard von Rad (NDLR: 1901 – 1971), l’avait déjà remarqué. En France, Marcel Gauchet a thématisé le christianisme comme religion de «sortie de la religion», qui aura contribué à la sécularisation occidentale. Ce que je suggère premièrement, c’est que le récit de l’Ascension, au début du livre des Actes des apôtres dans le Nouveau Testament, est celui d’un messie qui refuse de s’asseoir sur le trône du roi. Il le laisse délibérément vide. Il participe lui-même à la désacralisation du pouvoir. Deuxièmement, l’histoire de l’Eglise est celle d’une institution qui, avec la réforme grégorienne au XIe siècle, a restauré le public et le droit en Europe pour la première fois après l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle. Typiquement, l’Etat de droit moderne est aussi un héritage du christianisme. Et puis, troisièmement, les communs. Revenons aux Actes des apôtres. On entend le narrateur nous dire que la première communauté chrétienne, l’Eglise dite «primitive», mettait tout en commun. Personne n’avait l’idée que quoi que ce soit puisse être sa propriété privée. Les traditions chrétiennes honorent les trois piliers de cette modernité 2.0: la désacralisation du pouvoir, l’Etat de droit, les communs. Donc, oui, le christianisme – il n’est sans doute pas le seul – offre des ressources spirituelles pour développer cette seconde modernité.
Celui qui s’approprie l’Ukraine fait main basse sur un trésor.
Face aux urgences climatiques et sociales, craignez-vous réellement que l’on s’écarte de la démocratie et que l’on fasse émerger une «dictature verte»?
La menace me paraît réelle, malheureusement. On assiste, depuis plusieurs années déjà, à une fascination de certaines élites pour la Chine, qui tend heureusement à se modérer un peu ces derniers mois. Jusqu’à l’an dernier, des hauts fonctionnaires et des ingénieurs se disaient qu’on n’aurait pas d’autre solution que d’en passer par la violence pour imposer la bifurcation écologique. Ils imaginaient donc une «bonne dictature verte». A mon avis, c’est exactement le contraire de ce qu’il faut faire. Une dictature à la chinoise n’est certainement pas le bon moyen de relever le défi écologique. On a vu comment le régime a réagi face à la pandémie: sa gestion a été catastrophique. En réalité, nous ne sommes jamais plus intelligents, nous les humains, que lorsque nous mettons en commun notre intelligence dans un effort collectif. La meilleure illustration de cela est Wikipédia, qui est aujourd’hui beaucoup plus vaste et recèle moins d’erreurs que l’Encyclopedia Britannica, l’exemple même de la somme de savoirs dirigée par le public.
L’alternative à la «dictature verte» peut-elle être développée en Europe?
Oui. Je crois que l’Europe peut devenir l’exemple d’une alternative à la «dictature verte». Cette alternative, c’est quoi? Un exécutif stratège qui planifie la transition écologique. L’Institut Rousseau, un think tank français, a publié en mars 2022 un rapport intitulé « 2% pour 2°C » qui décrit un chemin de décarbonation de la société française entre aujourd’hui et 2050, de manière à viser la neutralité carbone nette en 2050. Il est en train d’y travailler à l’échelle européenne. Il le fera également pour la Belgique. L’Europe peut tout à fait devenir le cadre dans lequel un véritable Green New Deal ou un Plan Marshall vert pourraient être mis en œuvre. En 2019, nous avons, pour la première fois, emprunté de la dette communautaire européenne, dont j’espère qu’elle sera remboursée avec des nouvelles recettes fiscales du type d’une taxe carbone aux frontières de la zone euro. C’est un embryon de budget européen. Qui dit budget européen, dit à terme un ministère de l’Economie et des Finances européen. Qui dit ministre de l’Economie et des Finances, dit exécutif européen. Cela me semble extrêmement positif. Autre signe encourageant, la Commission européenne réfléchit à plafonner les prix de l’énergie. Cela témoigne quand même d’un atterrissage dans le monde réel d’une institution qui, petit à petit, est en train de se libérer de certains dogmes postlibéraux, notamment sur le contrôle des prix. Il faut remettre des règles dans le jeu. Il y a cependant d’autres éléments qui ne vont pas dans le bon sens. Par exemple, l’absence de contrôle démocratique de la Banque centrale européenne par un exécutif élu. Cela n’augure guère d’une conversion démocratique et juste des institutions européennes à la bifurcation écologique.
La défense de l’Ukraine face à la Russie relève-t-elle de la guerre juste?
Que les Ukrainiens se défendent me semble une défense légitime. Le gros danger de la guerre en Ukraine est que ce n’est probablement pas la dernière guerre d’appropriation de ressources naturelles. L’Ukraine est un eldorado agricole. Elle pourrait nourrir jusqu’à 600 millions de personnes. L’Ukraine est aussi un eldorado minier avec du fer, de l’uranium… Celui qui s’approprie l’Ukraine fait main basse sur un trésor. Je constate que les routes de la soie, le projet chinois voulu par Xi Jinping, traversent l’Ukraine. A présent, l’invasion russe est en grande partie un échec. Le prix à payer de tout ceci, ce sont des souffrances incommensurables et la destruction de toute une partie de l’Ukraine. On va mettre des décennies à reconstruire. Heureusement, il y a des plans intéressants de reconstruction verte de l’Ukraine. La Fondation européenne pour le climat, dirigée par Laurence Tubiana, s’est emparée d’un projet en ce sens, que je trouve très prometteur. L’université jésuite de Cordoue travaille également sur la reconstruction verte de l’Ukraine. Cela nous renvoie, nous Européens, à la question de la bifurcation écologique. Aujourd’hui, notre dépendance aux énergies fossiles nous rend complices de la guerre menée par la Russie. A chaque fois que nous achetons un baril de pétrole ou un m3 de gaz à la Russie, nous finançons partiellement l’armée russe en Ukraine. C’est difficilement tenable d’un point de vue moral. En plus, nous subissons de plein fouet l’inflation qui est essentiellement provoquée par l’explosion du prix des énergies fossiles et des matières premières. Le seul moyen de nous protéger, de préparer la paix, c’est d’accélérer la transition énergétique vers les énergies renouvelables.
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Derrière le soutien massif des Etats-Unis, y a-t-il d’autres objectifs que la défense de l’Ukraine?
Il y a beaucoup d’intérêts mélangés, dont celui de saisir l’occasion de cette invasion ratée pour affaiblir la Russie.
(1) Composer un monde en commun – Une théologie politique de l’anthropocène, par Gaël Giraud, Seuil, 816 p.
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