A boulets roses
Figure de proue du féminisme nouant ensemble les questions sociales, politiques et de genre, Margaret Harrison mitraille les structures patriarcales depuis plus de cinquante ans. Sortie de l’anonymat, son oeuvre opère de redoutables renversements.
La première exposition de Margaret Harrison (Wakefield, 1940) a failli être la dernière. Pour mieux comprendre, il faut enclencher la touche rewind du magnéto. Arrêt sur image en 1971, à Londres. Play. A l’époque, la capitale britannique résonne encore des vibrations underground des Swinging Sixties. La plasticienne, qui a alors 31 ans, s’improvise éponge, nourrissant son imaginaire de visions nouvelles, qu’elles surgissent au détour des pavés de Carnaby Street ou d’un écran de télévision. De ce kaléidoscope pop dont elle ne perd pas une miette, Harrison retient l’androgynie maniérée de Mick Jagger tel que l’a photographié cette année-là Jean-Marie Périer. Immortalisé à la façon d’une princesse ambiguë dans un fauteuil grenouille, le chanteur des Rolling Stones entretient la confusion des genres à coups de pantalon rose, singlet noir échancré et ras-du-cou à dorures. Inconsciemment, cette représentation inédite de la masculinité constitue pour l’artiste un feu vert pour engendrer une imagerie originale qu’elle aligne lors de son premier solo show à la Motif Edition Gallery.
Souligner les asymétries de conditions en donnant à voir les hommes parés d’attributs féminins.
En quoi consiste cet imagier? Plein d’ironie, celui-ci s’amuse à renverser les normes à la faveur d’un procédé de retournement qui deviendra sa marque de fabrique. La jeune militante s’applique à souligner les asymétries de conditions en donnant à voir les hommes parés d’attributs féminins. Avec une aquarelle comme Good Enough to Eat (1971), il est également question de femmes envisagées comme des produits comestibles, en phase en cela avec les chroniques radiophoniques d’un Jimmy Young (du nom de cet ancien animateur de la BBC versé dans les analogies graveleuses entre nourriture et anatomie féminine). Le clou du spectacle? Un dessin intitulé He’s Only a Bunny Boy but He’s Quite Nice Really (1971) dévoilant un Hugh Hefner en guêpière. Pipe au bec, l’homme qui désinhibait ses employées à la dextro- amphétamine est exhibé coiffé d’oreilles de lapin et affublé d’une tête de ce même rongeur en guise de cache-sexe. Shocking! Dans une petite vidéo diffusée à la fin du parcours que lui consacre le BPS22, Margaret Harrison raconte la genèse du crayonné: « J’étais frappée par l’écart énorme qui existait entre les costumes de Bunny Girls, projetant les seins en avant, que le fondateur de Playboy faisait porter aux femmes qui travaillaient dans ses clubs, et le fait qu’il apparaissait souvent dans de confortables robes de chambre. Sachant que je n’aurais jamais voulu d’une tenue aussi dévalorisante, je me suis amusée à la lui faire porter. »
Même si l’exposition londonienne est un succès, le retour à l’expéditeur passe mal. Il ne faut pas plus de 24 heures pour que la police boucle la galerie. Détail piquant, le soir du vernissage, le dessin de « Hef » en jarretelles et talons hauts est subtilisé. Jamais il ne sera retrouvé. Prise sous les feux croisés du puritanisme et de la domination masculine – le coup de génie du célèbre magazine étant sans nul doute d’avoir réussi à faire prendre les vessies de la marchandisation du corps de la femme pour les lanternes de la libération sexuelle – Harrison, qui se voit harcelée par des hordes de paparazzi en raison du « scandale », songe à mettre la clé sous la porte de sa carrière artistique. Comble de l’ironie, quand elle interroge sa galeriste sur ce qui a enflammé les bonnes consciences, elle se voit répondre: « Les images d’hommes! Ils ont pensé que les images des femmes étaient OK mais que celles des hommes étaient dégoûtantes. »
Enquêtes sociologiques
Plutôt que mettre un terme à sa pratique, Harrison va la réorienter en abandonnant progressivement la partie satirique de son oeuvre. En lieu et place, elle s’investit dans des enquêtes sociologiques qui vont lui permettre de nourrir sa vision du monde et son travail. En déroulant cinquante années de carrière, Danser sur les missiles (1) retrace le chemin sinueux emprunté par la plasticienne britannique. « Elle s’est engagée dans une réflexion sur les conditions de travail des classes populaires », commente la commissaire Fanny Gonella. La vaste salle Pierre Dupont du BPS 22 témoigne de cet engagement à la faveur de compositions qui pointent tant la perte des savoir-faire sous les coups de butoir de l’industrialisation que le travail précaire ( Homeworkers: Mrs. McGilvrey and the Hands of Law and Experience (1978-1980), un large panneau qui panache dessins de mains et photographies en noir et blanc autour de tâches administratives abrutissantes et invasives confiées aux femmes par le gouvernement) ou l’opposition citoyenne à la course à l’armement nucléaire (une installation comme Greenham Common montre une contestation joyeuse qui désérotise la phallocratie brutale des barbelés par l’accrochage de vêtements d’enfants et autres effets d’une innocence en sursis).
Evoquer de façon très subtile la thématique de l’enfermement du féminin.
Toujours est-il que, dans les années 1990, un retour en grâce dû à l’engouement d’étudiants californiens permet à Margaret Harrison de renouer avec le succès et de reprendre, là où elle l’avait laissée, la veine de dessins railleurs marqués par le renversement des perspectives. Il y a Captain America II (1997) qui campe de façon superefficace le super-héros sur stilettos, mais aussi des oeuvres plus complexes juxtaposant personnages de comics et icônes de l’histoire de l’art, ainsi de What’s That Long Red… (2009) associant Lady Deathstrike, personnage culte de Marvel, avec la reproduction du Woman and Bicycle (1952) de Willem de Kooning. L’artiste ira jusqu’à redessiner, en 2011, le dessin d’Hefner volé en 1971, signe indubitable du retour à la confiance.
Enfin, il ne faut surtout pas passer à côté de The Last Gaze (2013), une oeuvre peinte et collée assortie de rétroviseurs, qui évoque de façon très subtile la thématique de l’enfermement du féminin par le reflet, un des rets courants du masculinisme. Idem – c’est d’ailleurs l’un des points d’orgue de l’exposition – pour la série Beautiful Ugly Violence, composée de vingt-quatre dessins et sept peintures métaphoriques. Il s’agit d’objets, marteau ou bouilloire électrique, présentés à la façon d’inoffensives natures mortes. Les glaçantes retranscriptions de violences conjugales qui les accompagnent disent une guerre larvée jusque sous l’anodin.
(1) Margaret Harrison. Danser sur les missiles : au BPS22, à Charleroi, jusqu’au 23 mai.
Partout des pionnières
L’histoire de l’art est à ce point écrite par les hommes que chaque femme qui y insère son nom peut prétendre au titre de pionnière. Petit trio révélateur et subjectif.
Longtemps ignorées, voire méprisées, par leurs homologues masculins, les femmes ont dû emprunter des sentiers escarpés pour accéder à l’expression plastique. Et, quand elles y sont parvenues, leur apport à l’histoire de l’art a souvent été négligé, voire omis. Heureusement, depuis quelques années, les institutions et même le circuit commercial revoient leur copie, pressés de réexaminer les canons.
Les exemples de programmation de musées récents ne manquent pas qui rectifient le tir. Ainsi, celui du Barbican Centre, à Londres, ayant consacré un éclairant accrochage à Lee Krasner (1908 – 1984), peintre qui a trop longtemps erré dans l’ombre de son époux Jackson Pollock. Cela même si, dans les faits, elle signait des toiles abstraites avant-gardistes au moins deux années avant que Pollock ne s’adonne au dripping. Ces expérimentations n’ont à l’époque pas trouvé la reconnaissance qui leur était due, ni auprès des critiques – des figures telles que Clement Greenberg et Harold Rosenberg, dont Krasner était pourtant proche, l’ont purement et simplement ignorée dans leurs articles – ni chez les marchands de son mari qui les ont snobées.
Le cas Krasner est emblématique d’une réalité incontournable pour les plasticiennes: outre le fait qu’elles doivent souvent tracer un sillon radicalement inédit, elles doivent se battre seules pour accéder à la reconnaissance. Du moins de leur vivant. La couronne de lauriers ultérieure dépend, quant à elle, de l’opiniâtreté des chercheurs et aussi, malheureusement, de l’oreille que veut bien y prêter l’air du temps. L’époque s’avérant plutôt réceptive, même des écrivains s’y sont collés, à la manière de Marie Darrieussecq exhumant dans un bel ouvrage, Etre ici est une splendeur (éd. P.O.L), l’oeuvre de Paula Modersohn-Becker (1876 – 1907), première femme de l’histoire à se peindre nue d’abord, puis nue et enceinte. Paula Becker fut aussi une des protoreprésentantes de l’expressionnisme en Allemagne. Le tout pour un travail de redécouverte suivi, en 2006, d’une exposition monographique au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Enfin, il ne faudrait pas passer à côté d’un cas très parlant, celui d’ Hilma af Klint, artiste suédoise (1862 – 1944). Aujourd’hui, peu nombreux sont ceux qui connaissent ce nom pourtant réhabilité à la faveur d’une rétrospective en 2019 au Guggenheim de New York. Après son décès, le nom d’af Klint a disparu des radars. Il a fallu attendre les années 1970 pour que des recherches mettent au jour le caractère puissant d’une oeuvre traversée de motifs biomorphiques et géométriques. A la clé? Une découverte qui laisse pantois: ces toiles sont probablement les premiers tâtonnements d’une abstraction, mouvement sans cesse à la recherche de ses origines, dont on avait jusqu’ici attribué la paternité à des pointures telles que Kandinsky, Malevitch ou Mondrian. Comme par hasard: désavouée de son vivant, af Klint avait elle-même anticipé la diffusion post-mortem de son oeuvre. Catalogue raisonné et notes explicatives à l’appui.
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