4. Les xviie et xviiie siècles avec Dominique Paquet
Cette fois, il faut se fier aux apparences. A la cour de Louis XIV et de Louis XV, le beau n’est plus qu’artifice. Désormais, tout est maquillé : le visage, le corps, le langage, les émotions… Sous les vêtements empesés, la chair flasque est architecturée, corsetée, baleinée. Les joues sont recouvertes du blanc de l’innocence et du rouge de la concupiscence. Seuls comptent la représentation, le déguisement, l’illusion… Versailles est un théâtre dérisoire où des marionnettes arrogantes se contemplent dans le miroir. Comme le conte la philosophe Dominique Paquet, c’est l’Ancien Régime tout entier que ces corps travestis mettent en scène. Attention ! bientôt, les masques vont tomber…
La beauté est le dénominateur commun de ses multiples passions : le théâtre, la philosophie, l’histoire. Elevée dans le milieu de la télévision, où l’illusion est reine, Dominique Paquet fut tout de suite fascinée par le fard et ses outrances. Comédienne donc, mais aussi auteur dramatique et philosophe (voir Alchimies du maquillage, Chiron), elle n’a cessé de tourner autour de l’esthétique et de ses représentations. Elle lui a consacré un ouvrage unique en son genre, Miroir, mon beau miroir (Gallimard Découvertes), qui montre combien le beau s’est placé, depuis l’Antiquité, au c£ur de nos actions et de nos pensées.
On a l’impression que les siècles de l’Ancien Régime, et particulièrement le xviie et le xviiie siècle, sont ceux de l’artifice et de l’outrance. Le ton est donné à la cour par des personnages grotesques, corsetés, poudrés, peinturlurés à l’excès. C’est du moins l’image qu’on en retient.
E C’était une réalité. Dès la fin du xvie siècle, on entre dans une période baroque. Une nouvelle esthétique se répand dans les arts et la philosophie. Descartes voit le monde comme une mécanique, avec des poulies, des rouages, des cordes… On voyage encore en berline, fenêtres fermées, sans voir le paysage. On déteste les herbes folles, le désordre, on trouve les paysans repoussants. On ne supporte pas la nature, on en a peur, on ne la tolère qu’architecturée, mise en géométrie dans des jardins aux perspectives infinies et aux buissons sculptés, comme dans le film de Peter Greenaway Meurtre dans un jardin anglais… De la même manière, le corps entier est structuré, cadenassé. Les bustes sont serrés à l’extrême, le col est maintenu. On se cache, on se protège. L’artifice prévaut.
Et, avec lui, le fard.
E On revient, en effet, aux fards. Alors que la cour est de plus en plus tentée par la moralisation, l’usage de l’artifice prend une valeur émancipatrice : le courant précieux, dont Molière raillera les excès, exalte l’intelligence de l’esprit et le raffinement du corps. Le mot » maquillage » naît d’ailleurs à cette époque, mais dans un sens péjoratif : maquiller, c’est maquiller les cartes, c’est tromper.
Il s’agit donc de ne pas montrer son corps tel qu’il est.
E Oui. Depuis l’Antiquité grecque, on utilise la céruse, c’est-à-dire l’oxyde de plomb (produit extrêmement toxique), sur le visage, le cou, parfois les bras et la naissance de la gorge. Au début du xviie, les précieuses fabriquent elles-mêmes leurs fards avec de la graisse de mouton et des produits orientaux. » Bains d’eau de veau, onctions d’eau distillée de fleurs de lys, de nénuphar, de fleurs de fève, d’eau qui coule du cep de vigne quand la sève monte, jus de limon distillés au bain-marie et huile de talc « , telle est l’une des recettes pour avoir le teint blanc. Naïvement, on pense que les produits blancs donnent une peau blanche.
Mais pourquoi diable faut-il avoir le teint blanc ?
E Le blanc est destiné à provoquer un effet de statuaire et, souvenir du Moyen Age, à évoquer la virginité. Il donne l’illusion d’un visage pur, exempt de toutes taches, de toutes cicatrices, et il permet de dissimuler les rougeurs, les couperoses et les dermatoses provoquées par la nourriture très épicée et par les vins capiteux. Les précieuses se blanchissent et bannissent le hâle : lors des promenades, elles portent un masque qu’elles tiennent par un bouton entre les dents, ce qui d’ailleurs évite la conversation. » Pour farder une élégante, il faut une boutique entière « , écrit Fitelieu, en 1642. Quand une femme veut se mettre sur le marché de la séduction, elle ajoute du rouge : c’est ce que fait Arsinoé, dans Le Misanthrope. Dès 1673, toutes les femmes en portent, à l’exemple de la Montespan. Sous Louis XIV, le fard est le symbole de l’amour, de l’émancipation, mais aussi de l’adultère, de l’impudeur. Même si les grands seigneurs ne l’avouent pas, la société se sécularise petit à petit, l’athéisme se développe, le culte marial est délaissé, renvoyé chez les dévots. On en revient à l’ostentation, au culte de soi, et donc à la représentation.
C’est le roi lui-même qui donne le ton.
E L’influence personnelle de Louis XIV est immense : on sait qu’il a réglé l’opéra, la danse, le théâtre, le récitatif. Il était en somme le premier des ministres de la culture. Louis XIV fait de son règne une esthétique. Il danse fardé de rouge et de rose. Et les hommes l’imitent, se mettent des mouches, ces petits bouts de taffetas découpés en comètes, en étoiles ou en lunes. Tous les regards convergent vers le Soleil et, sous la lumière des bougies, les miroirs, qui ont remplacé à la Renaissance le papier huilé, reflètent à l’infini cette cour en représentation permanente.
Tout cela est violemment condamné par les dévots.
E L’artifice est condamné par l’Eglise, notamment par la Compagnie du Saint-Sacrement, qui prône la pudeur et la crasse. Qu’une femme soit gagnée par la dévotion ou qu’elle se remette d’un chagrin d’amour, et elle ne se farde plus. Elle se montre alors négligée, décoiffée, sale. Lorsqu’elle se couvrira à nouveau les joues de rouge, ce sera le signe de la renaissance de son désir. Dans L’Ecole des femmes, on trouve les maximes de cette jeune fille qui ne doit jamais se farder pour son mari, parce qu’elle est pure et vierge… Quand le roi épouse Mme de Maintenon, le parti dévot triomphe, on a moins recours aux artifices, il y a moins de fêtes… Mais, avec le Régent, de nouveau, les plaisirs reviennent. A la cour, le mode de vie est épuisant : la femme fait une première toilette, une deuxième toilette après le déjeuner, s’alanguit dans les fauteuils jusqu’au théâtre, soupe vers 2 heures, rejoint son amant, le quitte à 7 heures du matin. Et elle doit toujours être belle. On se farde donc davantage encore pour cacher les nuits de folies.
On imagine que, sous la couche de fards, l’hygiène est catastrophique.
E Jusqu’au début du xve siècle, on prenait le bain, on y recevait ses amis, on y dînait, on se caressait aussi… L’Eglise a mis le holà. Désormais, on se contente de se frotter avec un linge parfumé et de prendre, parfois, un bain de rivière, habillé évidemment. Pour cacher le manque d’hygiène, on utilise des parfums fleuris, des muscs. On se brosse les dents avec de la poudre de corail, très abrasive, de la poudre d’huîtres ou avec un peu de vin blanc… Les courtisans devaient avoir des bouches calamiteuses.
Quel idéal du corps professe-t-on alors ?
E La rupture avec le Moyen Age est consommée. L’idéal, ce n’est plus la nymphette à peine nubile, modèle nordique qui prévalait au xvie siècle, mais le modèle italien, déjà promu par Catherine de Médicis : la femme-femme, replète, avec des seins volumineux, exposés dans de profonds décolletés, des cuisses plus larges… La société progresse, on mange mieux, il y a moins de famines. On aime donc naturellement les femmes plus grasses, fécondes et plantureuses. Mais on préfère toujours les genoux fins et des petites fossettes sur les coudes. On garde quand même la taille serrée : la Montespan, déformée par tous ses accouchements, boit du vinaigre pour ne pas trop grossir, et se blondit les cheveux, car le blond reste à la mode. Les femmes ont des rondeurs dues à la contention, les seins jaillissent, le ventre gonfle, ce qui provoque une mauvaise circulation du sang. Tout est construit, arrangé, maquillé. Les corps comme la nature.
Comme dans un gigantesque théâtre. Cette comédie de l’apparence va encore s’accentuer au xviiie siècle.
E Oui. C’est la période baroque la plus radicale pour la beauté : on ne veut pas voir les muscles, qui évoquent l’effort. Alors, on se bride de partout, on se coiffe avec des constructions de bois, on se harnache si bien qu’on peut à peine bouger. Même les souliers, avec le talon médian, sont conçus pour accentuer l’ondulation de la démarche, mais ils provoquent un basculement vers l’avant. Les hommes mettent de fausses hanches, de faux mollets avec les bas, des attelles pour rectifier les épaules tombantes, des sachets de senteurs sous les bras… C’est un véritable échafaudage ! Le Casanova de Fellini en donne une idée, dans cette scène où le héros se déshabille et se découvre, harnaché, enveloppé de bandelettes. L’oisiveté, la duplicité, les orgies et les intrigues de la cour poussent l’art du trompe-l’£il à l’excès. Chacun arbore une perruque blanche, farinée avec de la poudre d’os, des racines d’iris û à la Révolution, certains diront que le peuple connaît la famine parce que la farine est accaparée par les nobles et les courtisans. On maquille tout : son visage, son corps, ses sentiments, son langage… Une couleur marque l’apogée de cette illusion : c’est le rouge, qui fait l’objet d’une véritable obsession.
Pourquoi cela ?
E Le rouge est censé masquer la vieillesse et refléter la sensualité. On en met partout, jusque sur les joues des morts. Casanova le dit : » On le met pour faire plaisir aux yeux, qui voient les marques d’une ivresse qui leur promet des égarements et des fureurs enchanteresses. » Même au lit, les femmes s’enduisent d’un demi-rouge. Des publicités l’exaltent : il y a le rouge végétal de la Demoiselle Latour, » qui unit au parfum de la rose son coloris le plus brillant, sous toutes les nuances » (1788) ; » le fard merveilleux de Jacquelin, rue du Bac, cosmétique composé de deux liquides : le premier blanchit, le second donne l’incarnat le plus beau » (1742) ; le célèbre » Rouge de la Reine, chez le sieur Dubuisson, rue des Ciseaux » (1770). A la fin du xviiie, il se vendra un millier de pots de rouge pour la cour ! Lady Montagu décrira alors Versailles comme une assemblée de » moutons nouvellement écorchés « . On souligne aussi en bleu les veines du front, des tempes et de la gorge, pour bien montrer le sang bleu aristocratique.
C’est une société totalement obsédée par son apparence que vous décrivez.
E C’est aussi une société puérile : l’idéal, pour les hommes comme pour les femmes, c’est l’enfant, l’ingénu, avec son visage de poupée et ses bonnes joues rouges û les femmes ne dépassent pas 1,50 mètre, à l’époque. C’est une société qui se repaît de fantaisies, joue au bilboquet, à la toupie, aux charades ou à la versification. Voyez le film Ridicule. Qui passe son temps à médire, à plaisanter, à dîner, à souper et à faire l’amour. Et qui n’en finit pas de languir : serrées, déséquilibrées, les femmes sont sujettes aux évanouissements, aux phobies : elles se mettent à avoir peur des fleurs ou des homards. Il faudra le bon Dr Tronchin pour leur conseiller de prendre l’air du jardin, de marcher en jupes courtes et avec des talons plats. On appellera cela » tronchiner « .
Quelle audace ! On va donc renouer avec cette horrible nature ?
E Petit à petit… 1750 marque un tournant dans cette histoire. A leur tour, les Encyclopédistes dénoncent l’excès d’artifices. Diderot regarde le coucher de soleil en pleurant, et en tire sa théorie de l’émotion au théâtre. A partir de ce moment-là, on n’a plus besoin de se cacher autant derrière les fards (on n’y reviendra qu’à la Restauration, qui sera aussi celle du fard), on se laisse aller au spleen et à la mélancolie. » Je ne trouve en moi que le néant « , dit Mme Du Deffand (26 juin 1760). Est-ce l’aristocratie qui pressent la fin d’un temps ? En tout cas, on affirme sa connaissance de soi par la philosophie, l’art, le roman, la peinture. La psychologie naît, la volonté d’être soi s’esquisse. En 1752, Rousseau abandonne l’épée et la perruque, promeut le corps naturel et les sentiments vrais. Il exalte les seins généreux des nourrices valaisannes et les filles simples, girondes et joyeuses de la campagne…
Où, pendant tout ce temps-là, on a cultivé d’autres critères de beauté.
E L’important, pour les paysans, est d’être en bonne santé. Que dit l’abbé Prévost de Manon Lescaut ? Elle avait la taille la plus jolie du monde et un visage agréable, voilà tout. Une belle femme de la campagne est une femme saine, susceptible de procréer, avec des dents en bon état, et de grands yeux de génisse… Les bourgeoises, elles, ont imité les aristocrates, et se sont mis du rouge sur les lèvres, mais modérément : dans le commerce, on ne peut pas se permettre d’apparaître maquillé, il faut avoir l’air transparent.
L’artifice, le rouge, c’était donc vraiment la marque du pouvoir aristocratique. Mais les masques vont tomber.
E Le changement s’était déjà esquissé à la cour. Marie-Antoinette, blonde cendrée, beauté moins affétée, plus proche de celle de Rousseau, prônait les joies simples, la marche. Louis XVI, lui aussi, poussait dans ce sens. En fait, ce roi-là ne jouait pas le jeu… La Révolution arrache les perruques enfarinées et ôte le rouge des visages. Elle bannit le fard, symbole de l’Ancien Régime, sous lequel les nobles se cachaient pour trahir le peuple. Robespierre et Danton s’habillent comme des bourgeois, avec redingotes et petits pantalons û les gens du peuple ne portent pas la culotte. Le 14 juillet 1790, on donne la cocarde à Louis XVI, qui pleure de joie. C’est une autre forme de théâtre : le peuple se donne en spectacle à lui-même, dans une volonté de transparence absolue, un moment d’émotion collective. Puis le sang coule. Et, avec lui, le fard, celui des nobles. C’est alors tout un monde, celui de l’apparence, qui coule avec eux.
Dominique Simonnet
ôOn souligne les veines pour marquer le sang bleu »
ôLa Révolution arrachera les perruques, ôtera le rouge des visages »
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