3- Le cacao (Brésil) La fève magique

Une plante, un pays : c’est pour un tour du monde des arômes que Le Vif/L’Express vous embarque cet été. Car les saveurs de notre quotidien racontent aussi une histoire, un art de vivre qui ont fasciné tant d’aventuriers et qui valent une redécouverte. Cette semaine : le cacao, dont l’arbre pousse à l’état sauvage au cour de l’Amazonie. Sacralisé par les Indiens, il est adopté par les Brésiliens, qui se délectent de son fruit, se soignent avec son huile. et font de sa poudre le meilleur chocolat du monde l axel gyldén

A bord du coucou à six places qui, depuis deux heures, survole l’Amazonie, la vue est tout simplement sublime : un océan végétal s’étend à perte de vue. Et, pour ajouter au grandiose, le pilote a branché sa radio sur la FM. Une samba de carnaval retentit à pleins tubes à la verticale de la forêt vierge. L’ambiance, un tantinet surréaliste, ne semble guère émouvoir les trois passagers indiens, irrémédiablement impassibles… Ils ne s’inquiètent pas de voir l’aéroplane descendre en piqué vers un cours d’eau qui serpente au c£ur de la selva. C’est le rio Tarauaca, un affluent d’un affluent de l’Amazone, qui abrite dans un de ses méandres la cité d’Envira, une commune de 20 000 habitants perdue au c£ur de l’immensité verte. C’est peu dire que l’endroit est retiré du monde. Pourtant, on y trouve une mairie, un hôpital, plusieurs écoles, un poste de police, ou encore une représentation du ministère de l’Agriculture, environnés de dizaines de petits commerces et de 12 églises.

Inaccessible par la route, Envira ne compte que 50 automobiles. Dépourvue de réseau de téléphonie mobile et privée de connexion Internet, la ville, à 3 000 kilomètres de Rio de Janeiro et à 400 de la frontière péruvienne, n’est pas précisément un carrefour… Le courrier n’y arrive qu’une fois par semaine. Et pour se rendre à Manaus, la  » capitale de l’Amazonie « , célèbre pour son Opéra construit au temps du boom du caoutchouc, il faut compter un bon mois de navigation à travers la forêt vierge ! A moins, bien sûr, de faire partie des rares privilégiés – élus, fonctionnaires ou grands commerçants – capables de s’offrir, pour 150 euros environ, un billet à bord d’un des deux  » aérotaxis  » hebdomadaires qui emportent cinq passagers par rotation.

A seulement 3 kilomètres d’Envira, dans un village nommé Cacao, vivent les Kulina. C’est une tribu d’Indiens prolétarisés et acculturés au point qu’ils ne savent plus tisser des hamacs ni chasser à l’arc. Bordée par un ruisseau également nommé Cacao, la localité doit son nom aux innombrables cacaoyers qui y prolifèrent et dont les dimensions impressionnent. Minces et élancés, ils atteignent en effet 15 mètres à l’état sauvage, soit plus du double des cacaoyers qu’on peut voir habituellement dans les plantations de Côte d’Ivoire, du Ghana, d’Indonésie, du Brésil (dans l’Etat de Bahia) ou du Cameroun, principaux pays producteurs de cacao (respectivement 45, 10, 10, 5 et 5 % de la production mondiale).

 » L’origine du cacao est longtemps restée une énigme, explique d’emblée Valentine Tibère, coauteure avec le pâtissier Pierre Hermé du Larousse du chocolat. Les Européens ont longtemps cru qu’il venait du Mexique, car c’est là qu’ils l’ont découvert. Lors de la conquête de l’Empire aztèque, en 1519, Hernan Cortes fut en effet initié par l’empereur Moctezuma II aux délices du xocoatl (ou chocoatl), un breuvage à base de fèves de cacao aromatisé à la vanille, aux fleurs, aux graines de roucou, au poivre ou encore aux champignons hallucinogènes.  »

Cinq années après cette dégustation historique, Cortes expédia une première cargaison de fèves de cacao à l’empereur Charles Quint, instantanément séduit par cette boisson qui, plus tard, fascinera la cour de Louis XIV.  » Mais c’est seulement au début du xxie siècle, poursuit notre historienne du chocolat, que les recherches génétiques effectuées par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) de Montpellier ont permis de comprendre que toutes les variétés anciennes de cacao – criollo, forastero, nacional ecuatoriano – étaient originaires d’une seule et même  » pépinière « , située dans les régions chaudes et humides des bassins de l’Orénoque et de l’Amazone.  »

Pour les Aztèques, des fèves aussi précieuses que l’or

Dans la tribu des Kulina, le cacao célèbre les mânes des ancêtres.  » Autour du village, il y a plein de cacaoyers partout, confirme l’un des leaders du clan. Mais, à la vérité, nous consommons très peu de cacao. Nos aliments de base, ce sont la banane et le manioc « , s’excuse l’autochtone, revêtu d’un maillot de footballeur. La boisson chocolatée est réservée aux cérémonies rituelles – nouvel an ou nouvelle lune. Les Kulina, alors parés de plumes, équipés d’arcs et de flèches, ont sacralisé ce fruit tropical conformément à une tradition héritée de la nuit des temps. Ils boivent alors l’une de ces décoctions de cacao censées, selon eux, porter chance.  » En l’absorbant, nous invoquons nos divinités et leur demandons de continuer à nous procurer les aliments de la forêt. Ainsi, nous savons que nous ne manquerons de rien pour l’année à venir.  »

Les civilisations indiennes d’Amazonie et de Méso-Amérique ont toujours attribué au cacao des vertus magiques. Au xiiie siècle avant Jésus-Christ, déjà, les Olmèques cultivaient les cacaoyers. Et il est prouvé que la consommation de chocolat chaud remonte au moins à six siècles avant l’ère chrétienne. Car un pot contenant des traces de cacao a très récemment été découvert au Belize. A Tenochtitlan (Mexico), Cortes avait, lui aussi, observé que les Aztèques vénéraient cet élixir fortifiant dont Bernal Diaz del Castillo, son compagnon de route, chantait les vertus :  » Lorsqu’on l’a bu, on peut voyager toute la journée sans fatigue et sans avoir besoin de nourriture.  » Pour les Aztèques, le cacao était plus précieux que l’or, et l’empereur Moctezuma II avait imposé qu’on l’utilise comme monnaie. Si l’on en croit Cortes, 1 000 fèves valaient 3 ducats. Plus au sud, chez les Mayas de la péninsule du Yucatan, la boisson de cacao était également à l’honneur. Sa dégustation accompagnait les tractations préliminaires au mariage. De plus, la fève de cacao faisait partie du rite funéraire. Son glyphe – un joli dessin signifiant kakaw, en langue maya – a été retrouvé sur de nombreux vases funéraires déposés dans les sépultures des rois. Né des abîmes du monde et considéré comme un symbole de résurrection, le cacao accompagnait les défunts dans leur voyage vers l’au-delà.

Au village de Cacao, pourtant, c’est vers une tout autre boisson que se tournent les Kulina : le thé ayahuasca. Fabriqué à partir d’une liane hallucinogène, ce breuvage couleur de boue leur permet d’entrer en contact avec le cosmos et de parler aux étoiles. Le nectar de liane fait planer haut et sourire bêtement pendant quatre bonnes heures. Mais il est, semble-t-il, sans danger pour la santé.

Encore plus problématique est, pour les Amérindiens, la consommation d’alcool. Introduites en Amazonie voilà plus d’un siècle, lors du boom du caoutchouc, la bière et la cachaça, l’alcool de canne à sucre, ruinent le fragile équilibre de presque toutes les sociétés indigènes. Cacao, hélas, n’est pas épargnée. Au reste, dans les rues d’Envira, où ils se rendent tous les jours, les Kulina sont méprisés, voire raillés.  » On nous traite de bêbados [pochetrons] et de voleurs. Les gens disent que nous sommes sales. Et, si nous quémandons de l’eau, il est fréquent qu’on nous la refuse « , confie l’un d’eux, triste et honteux.

Des vertus cicatrisantes et… aphrodisiaques

Au bout du compte, c’est encore comme médicament que les Kulina utilisent le plus le cacao. Pour combattre les gerçures et soigner les plaies, les habitants des rives du Tarauaca utilisent son huile, qu’ils obtiennent en plongeant les fèves dans de l’eau bouillante, où elles libèrent leur matière grasse.  » L’huile de cacao est un excellent cicatrisant. Les anciens disaient même qu’elle était indiquée pour combattre la lèpre « , raconte Rodrigo, le propriétaire du seul hôtel d’Envira, qui sait de quoi il parle : l’année dernière, il s’est vilainement écorché la peau en chutant, torse nu, de sa moto.  » Regardez, je n’ai pas une trace, pas une cicatrice, rien !  » dit fièrement ce quadragénaire en montrant son buste intact. Son secret de beauté ?  » J’ai passé mon temps à m’enduire le corps d’huile de cacao. Et voilà le résultat !  »

En définitive, les principaux consommateurs de cacao  » alimentaire  » ne sont pas les Indiens, mais bien les ribeirinhos (littéralement, riverains). Ces Brésiliens établis sur les berges de l’Amazone et de ses affluents, dans les villes comme Envira ou dans les hameaux sur pilotis, n’ont guère besoin de s’aventurer très loin pour en trouver. Dans ce jardin d’Eden qu’est l’Amazonie, le cacaoyer abonde au point que l’idée de le cultiver n’a jamais effleuré quiconque. Après deux heures de navigation sur le Tarauaca, rio peuplé de dauphins roses et survolé par des papillons jaunes, le capitaine de la Jagua, une modeste embarcation, coupe le moteur et accoste au détour d’un méandre.  » Ici, c’est le meilleur coin à cacaoyers du secteur « , lance-t-il à la manière d’un cueilleur de champignons en forêt de Saint-Hubert. Mais, aussitôt, il ajoute :  » Surtout, ne me demandez pas pourquoi il y a par ici des cacaoyers tous les 3 mètres : le mot « logique » n’appartient pas à l’écosystème amazonien. Ainsi, personne n’a jamais compris pourquoi le cacao de la rive droite du Tarauaca mûrissait deux mois plus tôt que celui de la rive gauche…  » Les mystères de la forêt, comme la forêt elle-même, sont impénétrables…

Non loin de la rive, dans l’inextricable sous-bois, où les cacaoyers poussent effectivement comme de la mauvaise herbe, José Gomez da Silva, l’un des nos accompagnateurs, grimpe en haut d’un arbre. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il a déjà cueilli une vingtaine de cabosses. Tiré du mot caboce (tête, en vieux français), le nom du fruit du cacaoyer, de 15 à 20 centimètres de longueur, lui a été donné en raison de sa forme rappelant les têtes allongées des dignitaires mayas, telles qu’elles apparaissent, par exemple, sur les fresques du site archéologique de Palenque, au Mexique.  » Goûtez !  » invite-t-il, une fois redescendu au sol, en ouvrant une de ces cabosses, dont chacune contient une quarantaine de fèves, lesquelles sont enveloppées d’une chair blanche, acidulée, florale et succulente.

Véritable bonbon naturel, cette pulpe fait les délices des enfants amazoniens, mais également celles des citadins. A Rio de Janeiro ou à São Paulo, des marchands de sucos (jus) exotiques commercialisent du jus de cacao fabriqué à partir de cette chair blanche qui rappelle un peu celle des litchis. A ne pas confondre avec la boisson chocolatée produite à partir des fèves de cacao, ce jus naturel serait, comme les autres jus de fruits hypervitaminés importés d’Amazonie (acai, acerola, cupuaçu, buriti), aphrodisiaque. L’essentiel étant d’y croire…

Une production artisanale et familiale

La Jagua et son équipage poursuivent ensuite leur descente du rio Tarauaca au rythme indolent qu’impose l’Amazone et au son monotone du moteur à teuf-teuf. Nouvelle escale : l’embarcation s’arrête chez les de Souza, des descendants de seringueros (cultivateurs d’hévéas) établis dans un hameau adossé à la jungle. Comme tous les habitants des environs, la famille de Souza vit en symbiose avec la nature. Ses 30 membres y puisent la quasi-totalité de leurs ressources vitales. Ils s’y procurent des aliments (fruits, poisson ou singe), mais également du bois pour fabriquer des pirogues, ou encore de la bave de crapaud, ce vaccin surpuissant qui renforce les anticorps. En  » saignant  » les hévéas, ils récoltent aussi du latex, permettant de confectionner des chaussures en caoutchouc naturel, indispensables pour se protéger des morsures mortelles du jarara, un serpent dont le nom, en Amazonie, est, accessoirement, le surnom que l’on donne aux belles-mères ! Quant au cacao, conformément à la tradition régionale, il sert tout simplement à fabriquer du chocolat.

La visite d’un photographe étranger constitue l’événement du jour, si ce n’est de l’année. Maria Teresa, la maîtresse de maison, se propose de préparer, sous nos yeux et en moins d’une heure, quelques kilos de chocolat. Lavées dans la rivière voilà dix jours et séchées au soleil depuis lors, les fèves de cacao sont justement prêtes à être torréfiées. Maria Teresa allume donc un petit feu de bois. Et, comme elle le ferait avec des châtaignes, les fait rôtir dans une boîte en fer-blanc pendant dix minutes. Ensuite, assistée par sa progéniture – une joyeuse ribambelle – elle les décortique et ôte la fine pellicule brunâtre, désormais chaude et friable. Reste à broyer les fèves à l’aide d’un moulin. Les enfants s’acquittent de cette mission avec enthousiasme. Pour finir, la masse de cacao moulu, presque liquide, est placée dans un sac en plastique. Une heure plus tard, revenu à température ambiante, ce  » pain de cacao « , devenu dur comme du bois, est prêt à la consommation. Râpé, ce chocolat 100 % naturel est dilué dans de l’eau bouillante et, surtout, sucré (pour compenser l’amertume du cacao). Aucun doute : au c£ur de l’Amazonie, ce chocolat chaud servi dans une boîte de conserve qui fait office de verre est le meilleur du monde.

Sous ces latitudes, tout le monde ou presque consomme ainsi du chocolat chaud  » fait maison « .  » Avec 1 kilo de chocolat, j’ai de quoi nous régaler pendant deux mois tous les matins « , confirme Maria Dilma da Silva, une habitante d’Envira qui reçoit, en famille, au petit déjeuner. En versant une tasse de chocolat chaud, cette mère de trois enfants avoue qu’elle n’a jamais entendu parler de M. Van Houten, inventeur du chocolat en poudre en 1826, ni d’Henri Nestlé, créateur du chocolat au lait dans les années 1870, et encore moins de Rodolphe Lindt, concepteur, à la même époque, des premières plaques de chocolat. A Cacao, personne ne sait que grâce à ces simples fèves des fortunes immenses ont vu le jour en Europe. Comment serait-ce possible à partir de cet arbre qui pousse partout autour du village ?

l A. G.

A.G.

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