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Les bienfaits des forêts anciennes en Wallonie: « Un arbre, c’est un investissement sur plusieurs décennies »

Estelle Spoto Journaliste

Comment les forêts wallonnes ont-elles été façonnées par l’homme au fil des siècles? Et quelles sont les priorités pour les préserver au mieux?

La nouvelle Stratégie régionale forestière, dévoilée fin mai dernier, comprend «74 résolutions pour une forêt multifonctionnelle dans le respect de son écosystème». Le fruit d’un long travail de concertation mené lors des «Assises de la forêt», entamées en 2022, et qui ont rassemblé une soixantaine de parties prenantes: propriétaires et gestionnaires de forêts, représentants de la filière bois, experts et scientifiques, usagers (de la Fédération des chasseurs au grand gibier à la Mountain Bikers Foundation) et associations pour l’environnement. But principal, exprimé dans l’axe 1 de la «Stratégie»: «Assurer la résilience de la forêt wallonne dans le contexte des changements globaux.» «Le fondement est d’assurer la survie des forêts dans les années à venir», affirme Michel Baillij, à la tête de la Direction des ressources forestières au département Nature et forêt de la Région wallonne, une des parties prenantes du processus, en charge de la rédaction de la Stratégie.

Mais pour savoir dans quelle direction on veut aller, encore faut-il savoir d’où l’on part. Alors que sont nos forêts wallonnes? Dans quel état se trouvent-elles? Et en quoi portent-elles la marque de notre histoire, de nos pratiques?

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du territoire wallon est actuellement occupé par le forêts, soit 560.000 hectares, contre moins de 300.000 hectares en 1850.

La révolution du charbon

D’abord, une bonne nouvelle. Les forêts wallonnes sont plus vastes aujourd’hui qu’en 1850, époque du «minimum forestier» où elles furent les plus grignotées par les activités humaines. Au milieu du XIXe siècle, les forêts occupaient en effet moins de 300.000 hectares, contre 560.000 hectares aujourd’hui (un tiers du territoire wallon). «A travers les siècles, la pression sur les forêts a été relativement constante, retrace Thierry Kervyn, spécialiste de la biologie de conservation, attaché au service public de Wallonie, qui a mené pendant une dizaine d’années un important travail de cartographie des forêts wallonnes. A une exception près: au XIVe siècle, celui de la grande peste, où la densité de population humaine s’est considérablement contractée et où la forêt a regagné du terrain. Mais en 1850, la forêt était réduite à sa portion la plus congrue.»

Qu’est-ce qui changé au milieu du XIXe siècle? Le charbon, élément incontournable de la métallurgie préindustrielle dont la Wallonie était à la pointe, connaît une petite révolution: le charbon de bois fait place au charbon de terre. «Depuis l’époque romaine, on a transformé le bois des forêts en charbon. On l’utilisait dans la métallurgie, la verrerie, la briqueterie et même pour la cuisson domestique quotidienne», retrace Thierry Kervyn. Avantages du charbon par rapport au bois brut: un pouvoir calorifique nettement plus important et une légèreté qui le rend facilement transportable.

Les aires de faulde, vestiges de la production de charbon de bois. © Duhamel du Monceau, 1770.
«A travers les siècles, la pression sur les forêts a été relativement constante.»

Au début du XIXe siècle, la production de charbon de bois avait pris une grande ampleur en Wallonie. «Un haut-fourneau produisant en moyenne à cette époque 500 à 550 tonnes de fonte par an, les besoins en charbon sont estimés à environ 1.600 tonnes par an et par fourneau, soit l’équivalent d’environ 20.000 stères de bois, précisent Brieuc Hardy et Joseph Dufey dans un article de la Revue forestière française paru en 2012. Avec une bonne septantaine de hauts-fourneaux actifs en Wallonie, les besoins en charbon de bois sont ainsi évalués à environ 115.000 tonnes par an, soit plus de 1.400.000 stères de bois.» En superficie, on estime que l’alimentation de chaque haut-fourneau réquisitionnait pas moins de 4.000 hectares de forêt. Soit 280.000 hectares au total.

« La production de charbon de bois est une activité qui a été extrêmement présente en Wallonie, mais dont on a tout oublié, confirme Thierry Kervyn. Les traces historiques sont quasiment inexistantes. Mais aujourd’hui, grâce aux données Lidar, qui fournissent une information sur le microrelief du sol, on peut identifier les aires de faulde de façon systématique (NDLR: les emplacements où les charbonniers amassaient le bois sous forme de meule d’environ sept ou huit mètres de diamètre, avec une cheminée centrale et des aérations, pour réaliser une combustion lente, sans flamme).» On en compte à peu près 300.000 en Wallonie. «Très clairement, jusqu’en 1850, les forêts wallonnes étaient surexploitées. On en retrouve des traces dans certains documents historiques, de procès…» La forêt wallonne devra donc sa survie au début de l’extraction du charbon de terre –la houille– qui fera passer la sidérurgie wallonne à un stade supérieur. Si jusque-là, les activités humaines avaient rogné la forêt, à partir de la fin du XIXe siècle, elles changeront sa nature.

«La sylviculture du chêne risque vraiment de péricliter.»

Evolution de la forêt wallonne à travers les siècles. © SPW

Changement d’essences

En Belgique, seules deux essences de résineux indigènes existent: l’if et le genévrier. La forêt wallonne originelle est essentiellement composée de feuillus: chênes et hêtres principalement, mais aussi bouleaux, érables, merisiers, aulnes glutineux dans les zones humides, ormes, tilleuls… Le creusement des mines pour extraire la houille nécessite du bois pour étançonner les galeries. Dans les forêts éreintées de l’époque, mais aussi dans les landes et les tourbières «difficilement valorisables», on plantera alors du pin sylvestre, dont la particularité est de crisser avant de craquer. Une alerte sonore appréciable en cas de risque d’effondrement.

Une autre essence de résineux, venue des forêts boréales, connaîtra un grand succès et sera plantée massivement: l’épicéa. Ses atouts: une capacité à pousser rapidement, même sur des sols pauvres. «Le bois de l’épicéa est davantage gorgé d’eau que celui des feuillus, ce qui lui permet de produire un plus grand volume de bois, avec une densité plus faible, précise Thierry Kervyn. Quand on le fait sécher, il perd plus d’eau, mais il garde une bonne résistance mécanique. Et le fait qu’il ne soit pas trop dur est intéressant pour le secteur de la construction: pas besoin de préforer pour taper un clou.»

Sur les moins de 300.000 hectares de forêts restantes en 1850, plus de 110.000 passeront progressivement de feuillus en résineux. Avec les reboisements successifs (particulièrement en Ardenne), les résineux représentent aujourd’hui 43% des 560.000 hectares de forêts wallonnes. Ce changement d’essences a engendré un changement profond pour la biodiversité. D’abord parce que ces plantations sont des monocultures, mais aussi parce que «l’épicéa est une essence qui laisse très peu passer la lumière au sol, détaille le biologiste. Or, la flore caractéristique des forêts feuillues –comme l’anémone sylvie, la jacinthe des bois, les jonquilles, le muguet– a une floraison au printemps, avant que le feuillage des arbres ne se développe. Avec les épicéas, elle n’a plus assez de lumière et disparaît.»

Sur les surfaces où l’épicéa ne remplace pas directement le chêne, il le concurrencera indirectement. «Les épicéas présentent un feuillage coriace, qui n’est pas facilement consommé par des herbivores, poursuit le spécialiste. Donc ils pousseront mieux, sans être broutés par les chevreuils et les cerfs. Dans cette compétition, l’épicéa est imbattable. Il traverse les âges critiques des jeunes stades beaucoup mieux que les chênes. Les jeunes épicéas représentent aussi des refuges particulièrement opaques pour le gibier. On peut d’ailleurs dire que l’augmentation de gibier est en partie liée aux remises en résineux. Il y a actuellement un très gros déficit dans la régénération des chênes, qui est aussi une essence héliophile, qui a besoin de soleil. Au point que la sylviculture du chêne risque vraiment de péricliter. C’est aussi un retour de balancier: la surexploitation des forêts, qui les a réensoleillées, a été favorable au chêne, et maintenant ça se rétracte.»

«Un arbre, c’est un investissement sur plusieurs décennies.»

Question de résilience

Le chêne n’est pas le seul à être en danger en Wallonie. «On constate que certaines essences autochtones, comme le hêtre, par exemple, souffrent beaucoup du réchauffement climatique, souligne Michel Baillij. L’épicéa peut encore pousser sur le plateau des Hautes-Fagnes, mais aujourd’hui il est complètement exclu de planter de l’épicéa dans le Hainaut; il ne tiendrait pas le coup. Pour les gens en contact au quotidien avec la forêt, qui la gèrent ou la possèdent, l’urgence du réchauffement climatique est vraiment là. Il y a beaucoup d’inquiétude à propos de ce que la forêt subira dans les prochaines décennies. Dans dix ans, s’il fait trop chaud pour telle culture agricole, on peut en changer, planter autre chose. Un arbre planté aujourd’hui sera encore jeune dans 40 ans et personne ne sait exactement comment le climat aura changé à ce moment-là. Un arbre, c’est un investissement sur plusieurs décennies.»

A propos de cette question fondamentale de la résilience, les forêts anciennes, c’est-à-dire celles dont on a pu établir qu’elles existent depuis au moins 250 ans (1), présentent de sérieux atouts. «D’une part, la diversité en essences feuillues y est plus importante, relève Thierry Kervyn. Par conséquent, si le chêne périclite, il y aura encore du hêtre, de l’érable ou du bouleau. Alors que dans les monoculture, évidemment, c’est différent. Par exemple quand les scolytes arrivent sur les épicéas, ils se font toute la parcelle d’un coup. Deuxième point: dans les forêts anciennes, les racines des arbres ont toujours été présentes dans le sol. Leurs systèmes racinaires ont déjà fouillé le sol et le sous-sol du mieux qu’ils pouvaient pour aller chercher profondément de l’eau mais aussi les ressources en nutriments. Ces arbres anciens seront donc plus résistants à la sécheresse. De plus, comme l’activité racinaire est à même de fractionner la roche sous-jacente, cela facilite le stockage de l’eau dans celle-ci, un autre point positif pour la résistance à la sécheresse. Donc a priori, si on doit décider quelles zones forestières seraient les plus résilientes, donner la priorité aux forêts anciennes est une bonne option. Aujourd’hui l’intérêt des forêts anciennes en matière de biodiversité n’est plus contesté, mais leur intérêt pour la résilience face au changement climatique n’est peut-être pas encore assez connu. L’ancienneté des forêts est un sujet très récent dans les publications scientifiques. Elle est appelée à être mieux mise en avant, tant dans la recherche scientifique que dans la vulgarisation à destination du grand public.»

(1) Avec pour référence la célèbre carte de Ferraris, établie entre 1770 et 1778 à la demande de Marie-Thérèse d’Autriche, dans un but de maîtrise du territoire, à une époque où la Wallonie faisait partie des Pays-Bas autrichiens.


Même s’il peut paraître jeune, un sceau-de-Salomon peut être âgé de plusieurs centaines d’années.

Des plantes centenaires

Les forêts anciennes recèlent d’organismes vivants à la longévité exceptionnelle appelés «longévifs». «J’ai découvert un sceau-de-Salomon vieux de probablement plusieurs siècles dans un petit bois de Hesbaye, s’enthousiasme Thierry Kervyn, spécialiste de la biologie de conservation au SPW. Cette plante rhizomateuse progresse de quelques centimètres par an. Beaucoup pensent qu’il s’agit de plantes différentes qui sortent de terre pendant un an, mais en réalité, il s’agit d’un même individu âgé de plusieurs siècles. Si face à la majestuosité du chêne ou du hêtre, on se dit qu’on leur doit le respect parce qu’ils sont plus anciens que nous, ça l’est moins pour ces petites plantes observées en sous-bois. Or, si on réfléchit bien, c’est la même chose, et on peut se sentir dépassé. Notre orgueil en prend un coup.»

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