L’économie circulaire selon la coopérative DuCoop, à Gand: l’art de tout revaloriser, même… les excréments
Rien ne se perd dans le quartier résidentiel De Nieuwe Dokken à Gand. Eau du bain, déchets de cuisine, y compris les excréments produits localement, sont transformés en énergie et en nouvelles matières premières. » Ce projet d’habitation basé sur l’économie circulaire est unique en Europe « , explique Peter De Smet de la coopérative durable DuCoop.
Peter De Smet soupire: le broyeur refuse à nouveau de démarrer. Lorsqu’il ouvre la vanne, il comprend immédiatement où se situe le problème: au-dessus d’une montagne de déchets de cuisine fraîchement déposés se trouvent deux grosses pommes pourries. « Les déchets de cuisine doivent être découpés en petits morceaux », explique notre guide tandis qu’il sort la machine de son mode veille. « C’est encore un problème pour certains résidents, mais nous aurons de toute façon bientôt un nouveau broyeur, plus puissant. Celui-ci est en réalité un prototype, spécialement conçu pour DuCoop. »
La coopérative durable DuCoop est le fournisseur de chaleur et gestionnaire des déchets de De Nieuwe Dokken, un projet immobilier situé à un jet de pierre de la gare de Dampoort. A terme, il devrait accueillir 400 logements avec entre autres une école avec salle de sport et une crèche, un atelier de réparation de vélos et un cabinet médical. La phase 1 est terminée. Elle comprend une centaine d’appartements, répartis sur une tour de 13 étages et des bâtiments de faible hauteur, déjà habités. Dans l’école primaire Melopee, où la formation musicale occupe une place centrale, on entend des cris d’enfants. L’école est un chef-d’oeuvre architectural qui comprend des aires de jeu flottantes, où les escaliers ressemblent à des claviers de piano, et où les salles de classe sont reliées par des toboggans. Radicalement nouveau, mais la plus grande innovation de De Nieuwe Dokken se cache dans les caves situées sous la place centrale Kompas: ZAWENT (Zero AfvalWater met Energie- en Nutriëntenterugwinning ou Eau zéro déchet avec récupération d’énergie et de nutriments, ndlr) – c’est ainsi que s’appelle la technologie ayant fait de De Nieuwe Dokken le leader européen dans la course pour un habitat durable.
Recyclage
La circularité est le concept clé du projet, explique son créateur Peter De Smet pendant la visite. Le broyeur est par exemple relié à un système de canalisations qui achemine tous les déchets de cuisine vers une énorme installation de fermentation où ils sont mélangés avec un deuxième flux de nutriments organiques. « Toutes les toilettes sont des WC à dépression », ajoute De Smet. « Dans De Nieuwe Dokken, les étrons ne flottent pas sur l’eau, mais littéralement dans l’air, grâce à la dépression créée par le système de canalisations. Cela nous permet d’économiser 15.000 litres d’eau par famille, soit 6 millions de litres par an lorsque le projet sera terminé. Le peu d’eau utilisée est de l’eau de pluie ou de l’eau sanitaire purifiée, car aujourd’hui, il n’est plus concevable de nettoyer les toilettes avec de l’eau potable. »
Dans De Nieuwe Dokken, les étrons ne flottent pas sur l’eau, mais littéralement dans l’air, grâce à la dépression créée par le système de canalisations.
Rien ne se perd. Grâce à la fermentation, les eaux noires, c’est-à-dire les déchets de cuisine et les matières fécales, sont transformées en biogaz qui produit ensuite de la chaleur pour le quartier. Les seuls résidus sont de l’eau et de la truvite, un engrais phosphoré utilisé pour les zones vertes de De Nieuwe Dokken. De Smet nous emmène dans un sous-sol où se trouve un réservoir peint en bleu vif. « C’est le moteur de notre circuit d’eau noire », explique-t-il. « Il nous permet non seulement de produire la dépression dans l’ensemble du système de canalisations, mais aussi les nutriments pour les micro-organismes de notre installation de fermentation. C’est très important, car les colonies de bactéries meurent ou se développent en fonction de la quantité de matières organiques dont elles disposent. »
Aux plafonds sont fixés des tuyaux et des câbles de tous formats qui constituent le système circulatoire de ZAWENT, qui s’étend sur toute la superficie de la cave vers une demi-douzaine de locaux techniques. Un des conduits sous pression traverse le mur extérieur et mène directement à l’usine chimique Christeyns, située 500 m plus loin, sur Africalaan. L’eau sanitaire purifiée de DuCoop y est utilisée pour la production de produits de nettoyage. Il s’agit cependant d’une voie à double sens, car Christeyns renvoie l’eau de traitement chauffée via une canalisation en acier isolée. Ensemble, ces deux flux alimentent le réseau de chauffage auquel les résidents et les autres consommateurs de De Nieuwe Dokken sont raccordés. « Nous extrayons jusqu’à la dernière calorie », explique De Smet. « L’eau sanitaire – utilisée par exemple pour les douches et les lave-linge – est généralement évacuée à 35 ou 40°C. Nous la collectons et nous la traitons, et nous en extrayons ensuite les calories via un puissant échangeur de chaleur avant de l’envoyer à Christeyns à une température de 15°C. »
Cela nous permet de couvrir près d’un tiers de nos besoins en chauffage, le reste est extrait des processus de production de Christeyns. Cette collaboration est win-win: nous recevons de la chaleur bon marché et ils économisent sur leur facture d’eau potable.
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Allons-nous pouvoir découvrir la batterie du quartier ? Nous découvrons un monstre de 240 kWh, alimenté par un impressionnant parc de panneaux solaires installés sur les toits. L’électricité produite est envoyée aussi bien vers les installations ZAWENT que vers les bornes de recharge pour les véhicules électriques. Plus discrets, mais tout aussi importants: les racks remplis d’ordinateurs et d’écrans. « Nous avons mis au point un système de gestion avec la start-up gantoise OpenMotics« , poursuit De Smet. « Chaque étape est digitalisée, le plus petit incident est immédiatement signalé sur le tableau de bord. Lorsque tout sera terminé, nous pourrons ainsi faire fonctionner DuCoop avec un seul technicien et un seul employé administratif. » Des systèmes de contrôle intelligents permettent de réduire la facture d’électricité. Les surplus de production des panneaux solaires sont de préférence utilisés par les pompes à chaleur – très énergivores – ou les bornes de recharge. La batterie est rechargée pendant les périodes creuses, où l’électricité est moins chère. « ZAWENT est un mix de haute technologie et de technologies existantes, facilement disponibles, que nous utilisons de manière innovante », poursuit De Smet avec enthousiasme. « Par exemple, la marine utilise les toilettes à dépression depuis déjà 200 ans. Les réseaux de chaleur ont également une longue histoire. Je suis allé un jour à Moscou pour les découvrir. Gigantesques mais rudimentaires: les appartements n’avaient pas de thermostat et les habitants devaient ouvrir les fenêtres lorsqu’ils avaient trop chaud. Chez nous, c’est différent. Grâce au chauffage par le sol, les résidents peuvent parfaitement régler la température souhaitée, aussi bien en hiver qu’en été. L’habitat durable n’exige pas que l’on sacrifie le confort. »
L’habitat durable n’exige pas que l’on sacrifie le confort.
De Smet n’est pas ingénieur et on peut s’en étonner en l’écoutant. En plus des aspects techniques du projet, il en maîtrise à la perfection toutes les subtilités financières, commerciales et même contractuelles. Cet ancien directeur de Greenpeace Belgium a créé en 2009 son propre véhicule d’investissement, Clean Energy Invest (CEI), avec le soutien de la famille Colruyt, qui participe également au projet DuCoop via trois fonds d’investissement différents. De Smet n’accepte le titre honorifique d' »optimiste climatique » qu’après que nous lui en ayons fait une description précise. Nous ne devons surtout pas donner l’impression qu’il voit le réchauffement climatique d’un bon oeil. Mais si nous voulons dire qu’il n’abandonne jamais, cette étiquette lui va comme un gant. Avec Clean Energy Invest, il recherche des opportunités d’investissement dans les énergies renouvelables qui apportent une contribution tangible à la lutte contre le réchauffement climatique. « C’est de loin mon projet le plus ambitieux », explique-t-il. « Le quartier De Nieuwe Dokken est unique en Europe. On trouve des projets comparables en Suède et aux Pays-Bas, certes, mais la plupart n’utilisent qu’une seule technologie et la boucle n’est pas bouclée. Certains se concentrent sur l’eau, sur la chaleur, voire sur les déchets, mais aucun autre projet n’applique une approche globale comme ici. Autre différence: De Nieuwe Dokken est une initiative 100% privée. Dans les autres pays, ces innovations sont souvent portées par des acteurs du secteur public. ». Cela ne signifie pas que les pouvoirs publics ne jouent aucun rôle dans le projet. En 2011, lorsque la Ville de Gand, propriétaire du terrain, a décidé de développer ce site fortement contaminé, elle l’a assorti d’exigences strictes en matière de durabilité. Ce sont ces critères qui ont convaincu le promoteur ayant remporté l’adjudication – un consortium de deux grands entrepreneurs – de se lancer avec De Smet dans l’expérience ZAWENT.
Selon De Smet, le concept pourrait être étendu à des projets de plus grande envergure. Les études de faisabilité pour De Nieuwe Dokken portaient sur 1.200 logements. « Plus le projet est grand, plus il est efficace, car les frais fixes restent en grande partie identiques », explique-t-il. Cet upscaling se fera peut-être. La porte de DuCoop est ouverte aux visiteurs intéressés. Des professeurs et étudiants en architecture et en ingénierie, mais surtout des promoteurs immobiliers et des entrepreneurs. « Je trouve ce dernier point très encourageant », ajoute-t-il. « Le secteur de la construction est traditionnellement assez conservateur. L’intérêt pour ce concept n’est pas nécessairement lié à une prise de conscience écologique, mais le secteur a compris qu’un changement de cap était nécessaire. Les normes de construction flamandes sont de plus en plus strictes, à juste titre au vu des objectifs climatiques européens. Ces bâtiments ont encore été construits selon la norme E45. La deuxième phase est actuellement construite selon la norme E30. Pour la phase trois, la barre est placée encore plus haut, avec la norme BEN (Bijna Energie Neutraal ou presque neutre en énergie, ndlr). C’est ce qui explique l’intérêt pour notre réseau de chaleur. Pour ce type de projet, il est interdit d’installer le chauffage au gaz. » Entre-temps, De Smet a mis sur pied la spin-off Circular pour commercialiser le concept ZAWENT. A l’heure actuelle, une étude de faisabilité est en cours pour l’ancien site Bekaert à Hemiksem, avec pour objectif de construire un deuxième quartier ZAWENT de 625 logements.
Pendant la durée des travaux, DuCoop a trouvé refuge dans un appartement au neuvième étage. Orienté sud, avec une vue imprenable sur Gand. Qui n’aimerait pas y vivre, quasiment les pieds dans l’eau, dans un quartier en train de se transformer à vitesse Grand V en paradis pour les promeneurs et les cyclistes ? Les prix sont conformes au marché. Donc, pas bon marché, mais l’intérêt est là, malgré tout. « Certains acheteurs recherchent à dessein la durabilité », explique De Smet. « D’autres y voient surtout un investissement intéressant. Lors de la remise des clés, nous organisons un petit atelier pour expliquer aux nouveaux occupants comment les installations fonctionnent et ce que ZAWENT représente. L’enthousiasme des investisseurs ne fait qu’augmenter, c’est certain. « Le projet est réellement ‘futureproof‘ », a récemment déclaré un propriétaire, « nous avons reçu plus que ce que nous pensions pour notre argent. » Les acheteurs deviennent automatiquement actionnaires de la coopérative et obtiennent le droit de vote lors des assemblées générales. « Les locataires sont également invités, mais sans droit de vote », poursuit De Smet, « Il ne s’agit pas d’un projet élitiste. Dans la deuxième phase, nous avons prévu des logements à budget modéré et des logements sociaux. DuCoop ne considère pas comme des vaches à lait les sept investisseurs ayant fourni le capital de départ. Dans certaines coopératives agréées, le dividende versé aux investisseurs est taxé à un taux réduit de 6%. Si la coopérative réalise malgré tout davantage de bénéfices (combien ? quelle est la règle ?), ils seront redistribués à tous les résidents, y compris les locataires, sous forme de réduction sur la facture de chauffage. »
De Nieuwe Dokken n’est qu’une partie d’un projet de rénovation urbaine beaucoup plus vaste, baptisé à tort De Oude Dokken. Pendant des décennies, ce quartier délabré et isolé, situé de l’autre côté du vieux port, fut le biotope des bateliers et des dockers. Aujourd’hui, piétons et cyclistes font la navette entre le centre-ville et le nouveau quartier en passant par le magnifique pont Batavia. La construction d’un deuxième pont est déjà prévue. Du balcon, nous voyons le soleil se coucher sur Gand. Peter De Smet n’y voit pas seulement un joli panorama, mais surtout des opportunités. Un peu plus loin, à proximité du Houtdok, un nouveau quartier de pas moins de 2.000 logements devrait sortir de terre. Les discussions entre la Ville de Gand et le promoteur immobilier Ghelamco sont dans la dernière ligne droite. « Nous espérons avoir l’occasion de collaborer », confie De Smet. « Ce serait bien s’ils construisaient un réseau de chaleur surdimensionné auquel De Nieuwe Dokken pourrait se connecter. Nous disposerions ainsi d’un back-up pour notre propre réseau de chaleur ou d’autres possibilités d’agrandissement. » Le besoin de disposer d’un tel back-up est compréhensible. Car que se passerait-il si Christeyns, une des dernières usines chimiques dans cette partie du port, se restructurait ou décidait de déménager ? Ce scénario est peu probable, car la collaboration avec De Nieuwe Dokken est un atout pour Christeyns si les permis environnementaux doivent être reconduits. « Il existe d’autres possibilités d’agrandissement », poursuit De Smet. « Derrière nous, dans le nouveau port, se trouve au moins un térawatt de chaleur produite non utilisée. Qu’attendons-nous pour la récupérer ? Pour ce faire, il faut bien entendu que Fluvius installe des canalisations, la colonne vertébrale d’un réseau de chaleur urbain de grande envergure. Cela coûte de l’argent – il faut compter 1 million d’euros par kilomètre. Je peux comprendre que Fluvius attende. C’est à la Flandre d’intervenir. Le potentiel est important et l’urgence est là. Nous n’avons pas le choix. »
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