La pratique ancienne du glanage collectif renaît en Wallonie, et c’est réjouissant à plus d’un titre. © DR

Le retour du glanage collectif: les bienfaits d’une formule anti-gaspi

Estelle Spoto Journaliste

Le ramassage de ce qui reste au sol après la récolte est une pratique ancestrale, tombée en désuétude après-guerre. A l’heure de l’anti-gaspi, le glanage reprend vie.

L’été. Tout a poussé. Le temps des récoltes est arrivé. Après le passage des machines, les champs sont à nouveau nus. Ou presque. Et voilà que pendant quelques heures, une journée ou un peu plus, les parcelles s’animent. Disséminées un peu partout, des dizaines de personnes, jeunes ou plus âgées, seules ou en famille, viennent s’y affairer pour ramasser ce que le calibrage et la standardisation généralisée ont rejeté ou ce qui est resté inaccessible à l’arrachage automatisé. Le glanage collectif renaît en Wallonie, et c’est réjouissant à plus d’un titre.

Immortalisée par Jean-François Millet dans son célèbre tableau Les Glaneuses (1857), la pratique est très ancienne. Concernant au départ la moisson du blé, elle est déjà mentionnée dans l’Ancien Testament et vise, à l’origine, à aider les plus démunis. Le premier à avoir renoué chez nous avec le glanage, c’est le GAL de Burdinale-Mehaigne: un «groupe de développement local» fédérant acteurs publics et privés autour de projets de développement socioéconomiques et regroupant, depuis 2003, les communes de Burdinne, Braives, Héron et Wanze, en province de Liège.

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«En 2018, l’idée de relancer le glanage collectif est venue de la rencontre de deux projets, détaille Fanny Dominique, coordinatrice à l’asbl Les amis du château féodal de Moha, à Wanze, partenaire du GAL. D’une part Up Citoyen, un projet de mise en réseau des initiatives citoyennes et sociales autour de la transition, qui menait une réflexion sur la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’accès pour tous à l’alimentation durable ; d’autre part, le projet «agriculture et biodiversité», qui vise notamment à renouer des liens entre les agriculteurs et les citoyens, pour que ceux-ci se rendent compte de ce qu’est le travail de la terre et redécouvrent les saisonnalités. On peut vraiment parler de mixité sociale sur ce projet: il y a des jeunes, des parents accompagnés de leurs enfants, des plus âgés qui glanent depuis l’enfance, des personnes qui le font par idéologie, d’autres à cause de difficultés financières. C’est ouvert à tout le monde et il y a une belle rencontre citoyenne autour de ça. Même si on a commencé le glanage il y a cinq ans, la liste des inscrits s’allonge toujours.»

C’est ouvert à tous et il y a une belle rencontre citoyenne autour de ça.

S’étalant chaque année entre les mois de mai et octobre, les glanages de Burdinale-Mehaigne ont rapidement inspiré d’autres territoires travaillant sur des projets liés à l’agriculture. En février 2022, une conférence en ligne a même été organisée pour partager les expériences et les bonnes pratiques.

Alerte aux petits pois

Le glanage d’autrefois s’allie aujourd’hui aux moyens de communication modernes. «J’avais appris que la commune disposerait d’un nouveau logiciel permettant de diffuser des informations par SMS aux gens qui s’inscrivent, témoigne Christine Collignon, échevine de Villers-le-Bouillet en charge de l’Agriculture. L’idée est venue d’organiser le glanage avec le système BE-Alert. Plutôt qu’un message pour prévenir de l’explosion de la centrale nucléaire toute proche, c’est une alerte pour dire qu’on peut aller glaner des petits pois, des oignons ou autre chose. C’est moins grave (rires)

«L’agriculteur nous contacte après la récolte, précise Julian Eliazar, coordinateur de l’Agence de développement local (ADL) de Villers-le-Bouillet, qui suit le projet de près, où sont impliqués pour l’instant trois agriculteurs. Nous allons d’abord voir sur place si la quantité à glaner est suffisante. Ensuite, nous envoyons un e-mail et un SMS à tous les inscrits – notre base de données réunit 750 personnes. Le message, qui précise l’adresse, l’horaire et ce qu’il y a à glaner, est envoyé à la dernière minute. En général le jour même.» But avoué: éviter que des indélicats se servent avant les heures autorisées et ne raflent tout.

«Le glanage est très bien organisé, ça se passe dans une ambiance bon enfant, témoigne Sylvie, 58 ans, habitante de Marneffe (Burdinne) qui a déjà glané haricots verts, échalotes, oignons, carottes, pommes de terre et choux de Bruxelles grâce à ce dispositif. Les gens sont bien répartis dans les champs, on n’est pas du tout en train de se bagarrer pour ramasser. Je dirais qu’il y a une trentaine de personnes en même temps, avec pas mal de va-et-vient. On arrive avec de bonnes intentions. J’ai donné un coup de main à un monsieur qui avait du mal. Je lui ai aussi donné un sac, parce qu’il n’avait plus de contenant. Il a été étonné. Je pars du principe qu’on est là pour s’entraider, pas pour se tirer dans les pattes et voir s’il y a en a un qui a plus que l’autre.»

La pratique a été immortalisée par Jean-François Millet dans son célèbre tableau Les Glaneuses (1857).
La pratique a été immortalisée par Jean-François Millet dans son célèbre tableau Les Glaneuses (1857). © GETTY IMAGES

Cette entraide et cette confiance mutuelle se traduisent aussi en «glanages solidaires», où les glaneurs sont invités à céder une partie de leur récolte à une œuvre caritative comme Les Restos du cœur. Et pour certains glaneurs, les quelques kilos ramenés à la maison mettent un peu de «beurre dans les épinards». «Je ne suis pas du genre à quantifier, poursuit Sylvie, mais quand on voit que 500 grammes d’échalotes coûtent maintenant quasiment cinq euros, ça fait quand même une différence. J’ai eu une vie assez compliquée, tourmentée, ça n’a jamais été facile question finances, donc faire du glanage, ça m’aide.»

Sylvie n’est pas une novice en matière de glanage. On peut même dire que c’est une glaneuse régulière, et autonome. Cette petite-fille de vignerons français, habituée au rapport à la terre, a commencé à ramasser des patates il y a une vingtaine d’années, en voyant tout ce qui était resté sur un champ. «Franchement, je n’ai jamais demandé d’autorisation et je n’ai jamais eu le moindre problème. Je pense que c’est autorisé», dit-elle.

Sur ce point, tout le monde n’est pas d’accord. Ceux qui affirment que le glanage individuel est légal, comme Pascal Lejeune, avocat qui conseille la Fédération wallonne de l’agriculture, font référence à l’article 11 du code rural datant de 1886 et à ses formulations d’un autre âge: le glanage peut être pratiqué uniquement «par les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants âgés de moins de 12 ans et seulement sur le territoire de leur commune, dans les champs non clos, entièrement dépouillés et vidés de leurs récoltes, et à partir du lever jusqu’au coucher du soleil» et ne peut se faire «qu’à la main».

« Le positif, c’est qu’on a à nouveau des contacts avec la population. »

D’autres spécialistes du droit des biens, comme Pascale Lecocq, professeure à l’ULiège, avancent que le glanage est une violation de la propriété privée, ce qui est puni pénalement. «Légalement, vous ne pouvez évidemment pas entrer sur la propriété d’autrui, affirme-t-elle. Chacun a des pouvoirs exclusifs sur son fonds et tout ce qui y est produit. C’est la base du Code civil. Avec quelques tolérances, comme le fait de pouvoir récupérer son ballon, ou son chien qui se serait égaré sur la propriété voisine, mentionnées dans l’article 3.67 du Code civil remanié en 2020, et dans lesquelles le glanage n’existe pas.» C’est aussi l’avis de Nicolas Bernard, professeur de droit des biens à l’université Saint-Louis: «Le droit de glanage a disparu avec la réforme du Code civil en 2020. Les nouveaux articles n’en font plus état.»

Si les opinions divergent et qu’en droit, «il n’y a pas de vérité unique», le système de glanage collectif organisé avec l’accord de l’agriculteur offre un cadre rassurant pour toutes les parties. «Le gros avantage, c’est qu’il y a une personne sur place pour contrôler que tout est fait dans les règles de l’art», confirme notamment Baudouin De Wulf, agriculteur depuis 1985 à Geer, au cœur de la Hesbaye, et qui, sollicité par l’ADL (agence de développement local) de Berloz-Donceel-Faimes-Geer, autorise l’organisation du glanage sur ses parcelles depuis 2022. «Le positif, c’est qu’on a à nouveau des contacts avec la population, se réjouit-il. Souvent, je passe pendant le glanage, je donne une petite explication sur la culture qu’ils sont en train de glaner, je réponds à leurs questions. Les gens ne savent plus comment on cultive.» L’initiative fait des petits un peu partout en Wallonie. La relève des Glaneuses de Millet semble assurée.

Glanage, patates et gaspillage

Selon la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), la Belgique figure à la peu enviable deuxième place des plus gros gaspilleurs européens, avec 345 kilos de nourriture gaspillée par an par habitant. Et cette gabegie commence dans les champs. «La récolte mécanique n’est jamais parfaite, souligne Baudouin De Wulf, agriculteur à Geer. Il y a toujours 1% ou 2% de la production qui restent sur la parcelle.»

Intervient aussi la question du calibrage, en particulier pour les pommes de terre. Agnès Varda y consacre plusieurs séquences de son documentaires Les Glaneurs et la glaneuse (2000), dans lequel elle élargit la notion de glanage en l’étendant notamment aux huîtres éparpillées après les grandes marées, au grappillage des vignes, à la chasse au trésor dans les restes du marché et dans les encombrants déposés devant les maisons. Côté patates, dans les champs que la réalisatrice française a sillonnés, n’étaient notamment pas retenues celles en forme de cœur, pour lesquelles elle a développé une affection particulière.

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