Baptiste Morizot, philosophe-voyageur : « Il faut prendre la forêt au sérieux »
Philosophe admiré, voyageur impénitent et vaillant aventurier, Baptiste Morizot s’est immergé à Bialowieza, dernière forêt primaire d’Europe à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. De ce voyage philosophique est né son dernier ouvrage.
Dehors, dedans? Baptiste Morizot tient certainement du passeur d’entre deux mondes. Un pied ancré dans celui de l’université – il officie à celle d’Aix-Marseille –, un autre, errant et intrépide, qui l’attire vers des sentiers étrangers et inconfortables, bien loin des éthers ouatés du monde académique. On le soupçonne de trouver davantage de plaisir à danser sur ce deuxième pied. Son intérêt pour le concept rivalisant avec sa ferveur pour l’aventure, ce philosophe-voyageur au seuil de la quarantaine, fou du vivant, passionné de biologie, investit des friches et s’épuise à éclairer le vivant dans toute sa complexité. Dans sa bibliographie déjà abondante, on retiendra son remarquable essai de philosophie animale, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (éd. Wildproject, 2016), où il déconstruit l’imaginaire du «grand méchant loup» et appelle à nouer des relations «diplomatiques» avec les loups, et, à travers eux, avec le sauvage.
La forêt primaire européenne est notre environnement d’origine et pourtant, elle est plus ignorée que la forêt amazonienne.
Dans cet élan, il repasse, dans son livre Sur la piste animale (Actes Sud, 2018), sur les traces laissées par les ours du Yellowstone, les panthères des neiges du Kirghizistan ou encore les loups provençaux. Obstiné dans sa fascination pour le vivant, il récidive deux ans plus tard avec Pister les créatures fabuleuses, au confluent du fantastique et du philosophique, où les grizzlys et les ours polaires cohabitent avec les dragons et les yétis.
Baptiste Morizot s’est imposé comme le philosophe majeur du vivant, depuis un poste d’observation précis, mais panoptique ; il est le penseur d’une époque: la nôtre. D’une cause: l’écologie. D’une espèce: le vivant. D’un enjeu: trouver la juste place de l’homme dans la nature.
Sa dernière prouesse en date l’a mené à la frontière entre la Pologne et le Bélarus, dans la forêt de Bialowieza, la dernière forêt primaire d’Europe, épargnée pendant des millénaires de toute influence humaine. Il en narre l’expérience dans S’enforester (1), ouvrage joliment illustré par les photographies d’Andrea Olga Mantovani, son initiatrice dans ce lieu mythique. S’enforester est une ode au vivant autant qu’un appel à créer un nouveau récit, un nouveau mythe collectif, celui de la grande forêt primordiale d’Europe.
Comment avez-vous découvert la forêt primaire de Bialowieza et comment vous est venue l’idée d’y séjourner?
Tous les naturalistes la connaissent de réputation, c’est un endroit mythique pour ceux qui s’intéressent à la forêt et aux grands mammifères d’Europe. J’en avais entendu parler il y a des années, et j’avais vaguement l’idée d’y aller, je cherchais les bonnes conditions, le bon projet, parce que je ne fais plus de tourisme: j’ai besoin d’un projet d’enquête, d’une voie d’entrée dans un lieu qui permette de le rencontrer en profondeur, de parler avec les gens dans un contexte qui libère la parole et donne un vecteur de force à l’errance.
C’est à ce moment-là que vous avez rencontré la photographe Andrea Olga Mantovani, coautrice de l’ouvrage?
Andrea m’a appelé: elle avait passé six mois à Bialowieza, en tant que photographe pour le New York Times, d’abord pour couvrir la lutte du collectif qui s’était mobilisé contre les coupes de bois indues dans la forêt, et puis elle y est restée, envoûtée par cette dernière et par les gens, pour un travail plus artistique de photographe, puisqu’elle navigue entre les deux pratiques. Elle en avait tiré une série d’images magnifiques, et un éditeur lui a proposé d’en faire un livre, couplant photographie et essai de sciences sociales ; ils ont pensé à moi, elle m’a appelé, j’ai dit oui, à une condition, qu’elle m’amène sur place et me fasse rencontrer tout le monde, la forêt, les activistes, les bisons, les forestiers, les biologistes, les habitants. Nous y sommes allés ensemble pour un premier séjour de dix jours. C’était un voyage extraordinaire, parce les gens là-bas et l’endroit sont extraordinaires. Trois mois plus tard, nous devions y retourner pour quinze jours mais la forêt a été fermée à cause du conflit avec le Bélarus, tout proche. C’est de ce premier voyage que j’ai tiré le texte, qui ne prétend donc pas traiter de cette forêt en soi, car prétendre en parler exigerait bien plus de temps, mais de ma première rencontre avec une forêt primaire européenne.
D’une manière surprenante et inattendue, votre enquête sur Bialowieza commence par une recherche étymologique sur le mot puszcaya.
Une part de mon engagement philosophique consiste à enrichir la gamme de nos relations au monde vivant pour lui faire justice. Or, quand on parle de forêt, ou de forêt primaire, on génère spontanément des clichés assez monolithiques dans la tête des gens: en enquêtant sur la pluralité de sens que le mot forêt (puszcaya en polonais) prend pour les habitants de Biolawieza, je voulais montrer la richesse potentielle des manières de voir et sentir la forêt, montrer que dans les mots «inquestionnés» qu’on utilise pour pointer les choses les plus simples, il y a de la philosophie repliée, des rapports au monde, des potentiels politiques.
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Le pari que vous faites dans votre récit est que la forêt peut changer notre rapport au vivant. Dans quelle mesure et de quelle manière peut-elle le faire?
Je crois que la forêt est un chemin privilégié pour changer de relation au vivant face à la crise écologique. L’ écosystème «forêt» est vieux de plusieurs dizaines de millions d’années. Dans sa trajectoire évolutive, la communauté vivante a inventé ici une architecture riche et mobile, qui crée des habitats pour tous, à tous les étages, depuis la canopée jusqu’aux alliances entre racines et champignons. Selon moi, la forêt est le milieu par excellence qui nous rappelle la condition souvent oubliée de notre être-au-monde: à savoir que nous ne sommes pas responsables de l’habitabilité de ce monde mais que c’est la biosphère, comme architecture vivante plus ancienne que nous, qui rend la Terre habitable pour nous humains, nous vivants.
Vous évoquez même de la possibilité d’une autre cosmologie.
En effet. La biosphère nous abrite, nous façonne, nous soigne, nous nourrit dans toutes nos dimensions. Comme la forêt, la biosphère est une altérité plurielle qui construit de l’habitabilité pour les diverses formes de vie, dont nous sommes. A la différence d’une ville, c’est un monde non fait de main humaine, mais un monde d’abord fait par le vivant, et dont nous recueillons les richesses, en négociant des modus vivendi. Prendre au sérieux la forêt, la pratiquer, la défendre, est une propédeutique pour une autre cosmologie, pour d’autres relations au vivant. Et c’est une part de ce qu’il faut apprendre pour faire face aux bouleversements écologiques qui vont secouer ce siècle. Le réapprentissage commence ici.
Apprendre à voir, ce n’est pas seulement regarder, c’est vivre dans un monde autrement pondéré dans ses enjeux.
Vous distinguez la forêt primaire de la forêt vierge. En quoi consiste la différence?
L’idée de forêt vierge charrie volontiers deux inconscients inacceptables: un inconscient dualiste, qui postule en creux que seule la forêt non touchée par les humains est pure, que le contact humain l’abîme nécessairement ; et un inconscient colonial, qui récuse l’existence des peuples qui ont toujours habité les forêts pour fantasmer un milieu sans humains. Or, une forêt peut être primaire tout en étant habitée, tout en ayant toujours été habitée: c’est le cas à Bialowieza d’ailleurs, car les humains sont arrivés en Europe avant que la forêt mésolithique ne s’implante après la dernière glaciation de Würm. Dès lors, la question est de savoir pourquoi elle est primaire.
Justement, dans quel sens l’est-elle?
Elle l’est au sens où tout le bouquet de dynamiques écologiques avec lequel elle a coévolué (vieillissement des arbres, grande faune, arbres morts au sol, chablis, semis spontanés…) est toujours présent: aucune de ces dynamiques n’a été amputée par une activité humaine d’exploitation massive qui aurait disrupté son fonctionnement écologique. Mais des humains y chassaient, cueillaient et récoltaient du bois depuis des millénaires. C’est l’échelle et le type de leur action qui fait qu’elle est restée primaire.
Vous parlez aussi d’une forêt mythique. La question du mythe, et de la mythologie, traversent votre récit et votre œuvre plus globalement. En quel sens faut-il entendre ces mots sous votre plume?
J’en fais plusieurs usages. Dans le cadre de la forêt, j’entends «lieu mythique» au sens d’un lieu qui occuperait le champ de l’attention collective d’une société, sous la forme d’un lieu d’importance, qui appelle la lutte, qui exige qu’on pense notre destin commun avec lui. Par exemple, la forêt amazonienne, qui part en flammes et en rondins, est aujourd’hui un lieu de cet ordre, même pour nous qui vivons si loin d’elle. Elle était absente de notre conscience collective dans d’autres moments culturels. Elle n’a émergé comme un mythe, au sens ici de lieu fondamental de notre imaginaire collectif, chargé d’importance et de sens, capable de s’imposer dans le champ de notre attention politique, que parce qu’on a façonné dans nos cultures tardives sa visibilité. Or, il me semble qu’il existe un milieu sur Terre qui est aujourd’hui dans une situation analogue, pour nous Européens de l’Ouest, à ce qu’était la forêt tropicale avant qu’elle ne pénètre nos imaginaires par le travail des anthropologues et des défenseurs de l’ Amazonie: c’est la grande forêt tempérée de plaine européenne, qui survit en Europe de l’Est dans un état d’extraordinaire vigueur, d’extraordinaire ancienneté, et de complétude dans ses dynamiques et fonctionnalités. Ce qui est fascinant, c’est que cette réalité écologique prodigieuse est notre voisine, elle est à nos portes, et même plus, elle est notre environnement d’origine, et pourtant elle est plus ignorée, plus délaissée, plus écartée de l’espace de l’attention collective que la forêt amazonienne. Il y des présidents, des militants, des myriades de citoyens et jusqu’aux enfants pour qui, même abstraitement, la forêt amazonienne existe, rayonne d’importance, et doit être défendue – alors que l’équivalent écologique existe en Europe, autour de nous, mais demeure massivement inconnu. Il n’a pas pénétré l’espace de notre conscience, et n’appelle pas de mobilisation politique. Nous n’avons pas encore créé le mythe de cet écosystème majeur, qui a les mêmes potentiels mythologiques que la jungle tropicale: la grande forêt primordiale d’Europe. Massivement détruite, mais toujours vivace en certains endroits, et toujours possible. En un sens, l’un des enjeux de notre livre, c’est de contribuer par une petite pierre à la création de ce mythe. Il doit servir ensuite, politiquement, à nous armer pour mieux comprendre et défendre les forêts autour de nous.
Vous avez soutenu par le passé que la crise écologique est aussi une crise du sensible. Cela ne risque-t-il pas de dépolitiser la question écologique? Ou pensez-vous, comme le philosophe Jacques Rancière, que l’esthétique et le politique sont intimement imbriqués?
La crise de la sensibilité est un concept très rancièrien en un sens: la sensibilité, c’est ce qui commande ce qui appartient ou pas au champ de l’attention collective, à ce qui est politiquement important pour une société ; c’est toujours comme ça que j’ai expliqué le concept, il a juste été mal interprété – on y a vu un appel à la sensiblerie. Le champ de la sensibilité, c’est celui de ce qu’on voit au sens fort et qui nous concerne, et qui tend à repousser des pans du monde qu’on ne veut pas voir ni laisser nous affecter, donc c’est un phénomène qui couple le perceptif, l’affectif, et le politique. Toute réalité politique est de cet ordre. Il a fallu faire entrer dans le champ de la sensibilité collective la question de l’égalité, comme la question de l’asservissement patriarcal des femmes. C’est toujours une lutte historique. Il a fallu apprendre à les voir et à se laisser affecter.
Et en quoi la question du sensible concerne-t-elle la forêt, particulièrement celle de Bialowieza?
Sous les frondaisons de la forêt de Bialowieza, on développe spontanément un style d’attention qui est aimanté par les arbres. Je trouve cela intéressant. On ne s’en rend pas compte sur le moment, mais cela devient explicite lorsqu’on arrive à Paris, et qu’on longe les arbres de l’avenue de Clichy, invisibles, absurdes, maltraités d’indifférence. On devient très concerné par l’état des massifs qu’on voit défiler à la fenêtre du TGV. Ce qui donne une autre importance collective à une forêt, c’est une culture qui nous pousserait à la voir. Or, apprendre à voir, sortir de la crise de la sensibilité, ce n’est pas seulement regarder, c’est vivre dans un monde autrement peuplé, autrement habité, autrement pondéré dans ses importances et ses enjeux, c’est-à-dire dans ses futurs possibles. Ce n’est pas seulement identifier les arbres à leurs feuilles, c’est changer de monde. L’enjeu est de réapprendre à considérer la forêt.
Comment cela peut-il se traduire concrètement?
Cela veut dire changer le fond de carte de la réalité collective: rouler le tapis moderne de la nature- décor peuplée de ressources inanimées, avec ses usines destructrices, ses forêts industrielles rangées et plantées, pour retrouver en dessous – et inventer dans le même geste, car les deux sont indissociables – le tissu-fleuve du vivant dans sa richesse créatrice, sa générosité amorale d’environnement donateur, son cosmopolitisme multiespèce, toujours à renégocier. Un enjeu majeur de notre société serait qu’on enseigne à chacun, aussi spontanément qu’il sait lire et compter, à distinguer une forêt d’une plantation, une rivière vivante et fonctionnelle d’un cours d’eau réorganisé, avec toutes les gradations, les nuances, les tensions, les avantages et les impasses de chaque approche. C’est une alphabétisation sylvestre. Une éducation populaire à la forêt.
Pour conclure: les photos occupent une position centrale dans le livre. En quoi complètent-elles votre récit?
Les photos d’Andrea font plus que compléter le livre, elles lui ont donné naissance, elles sont à l’origine du projet, et, en un sens, elles m’ont poussé à penser la forêt sous un certain horizon, dans une certaine tonalité, notamment la sensibilité à sa dimension mythologique. C’est de là que tout est parti.
Bio express
1983
Naissance, le 28 septembre, à Draguignan, dans le sud-est de la France.
2011
Soutient sa thèse de doctorat en philosophie à l’Ecole normale supérieure de Lyon.
2016
Publie son premier ouvrage à succès, Les Diplomates: cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant.
2017
Membre de l’Institut universitaire de France.
2022
Décoré Chevalier de l’ordre des arts et des lettres.
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