Alexander Saverys
Alexander Saverys: « Parfois, je ressens une certaine frustration. Nous savons tous quelle direction nous devons prendre, que nous devons réduire ces émissions à pratiquement zéro, mais il y a encore trop de gens qui disent: ça n’en vaut pas la peine pour ce qui me reste à vivre et cela ne me rapportera jamais rien. » © DR

Alexander Saverys (CMB): à la recherche du carburant vert

En misant sur l’hydrogène vert pour le transport maritime à courte distance et sur l’ammoniac vert pour les longues distances, l’armateur belge CMB (Compagnie Maritime Belge) souhaite bannir les émissions de carbone du transport maritime. « L’industrie a tendance à pousser sur la pédale de frein et à reporter la transition écologique. Nous voulons au contraire l’accélérer », déclare le CEO de la CMB, Alexandre Saverys.

C’est l’une des lois historiques inexplicables. La plupart des pionniers du transport maritime tombent en faillite. C’est la règle depuis 4.000 ans, c’est-à-dire depuis que les Phéniciens ont pris la mer pour faire escale dans les ports de la Méditerranée avec des navires remplis de murex épineux, des escargots de mer dont ils extrayaient la pourpre naturelle. « C’est à nous de faire exception à la règle », explique en souriant Alexander Saverys lorsque nous le rencontrons dans son bureau situé au dernier étage de la maison portuaire de la CMB à Anvers.

Nous vivons une période d’incertitudes et il constate autour de lui que des entreprises, des investisseurs et des secteurs entiers ont tendance à rentrer dans leur coquille et à s’accrocher à ce qu’ils connaissent au lieu de foncer. « A cause de la guerre en Ukraine, la quantité de charbon que nous acheminons en Europe a augmenté pour la première fois depuis longtemps, mais cela ne change rien à nos projets. En tant qu’entreprise et secteur, nous devons mettre fin à la fois au transport de carburants fossiles et à la navigation au moyen de combustible fossile. La cargaison et la propulsion doivent autant que possible s’affranchir de l’énergie fossile. »

Depuis que j’ai commencé à travailler sur le sujet, mon message n’a pas changé: les solutions existent, c’est une question de volonté et de moyens.

Alexander Saverys, CEO de CMB

Le transport maritime représente 3% des émissions mondiales de CO2.

Alexander Saverys: Entre 2,5 et 3%, soit un peu moins que le transport aérien.

Et, à l’instar du transport aérien, il n’est pas concerné par l’Accord de Paris sur le climat. Le secteur peut définir lui-même ses objectifs de réduction des émissions de carbone. Sept ans après Paris, rien n’a encore été décidé.

C’est frustrant. Je suis d’accord. Je n’ai rien contre le fait que l’on taxe les émissions du transport maritime, mais je préfèrerais que cela se fasse à l’échelle mondiale. Il n’existe encore aucun consensus au sein de l’Organisation Maritime Internationale (OMI), qui dépend des Nations Unies. Les pays européens souhaitent prendre l’initiative. La Russie, l’Arabie Saoudite, la Chine, mais aussi les Etats-Unis, freinent des deux pieds. Par conséquent, les seules initiatives prises sont des mesures régionales.

A partir de 2027, le transport maritime tombera sous le coup du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union Européenne. Est-ce une bonne chose pour une entreprise qui mise sur la transition écologique ?

Vous ne m’entendrez pas dire que je ne soutiens pas l’initiative européenne. Je continue à trouver dommage qu’on fasse du sur-place à l’échelle internationale. Il faut en effet que les choses bougent. Sinon, très peu sera fait alors que nous avons au contraire besoin de personnes qui misent sur la réduction des émissions et qui cherchent des solutions efficaces et concrètes. Si un cadre règlementaire voit le jour, ces initiatives auront le vent en poupe.

« Un enfant du trou de la couche d’ozone », c’est ainsi que Savery se décrit lui-même. Ce problème était sur toutes les lèvres lorsqu’il allait à l’école. « Si nous l’avons résolu, ne pouvons-nous pas aussi résoudre le problème climatique ? » Mais lorsqu’il a repris le flambeau de ses grands-parents en tant qu’héritier d’une lignée d’armateurs, il fut surtout surpris par l’absence de sentiment d’urgence. « Presque personne ne s’en préoccupait. Comme si le changement climatique n’existait pas. » Il a créé sa propre entreprise de transport par voie maritime entre les pays d’Europe de l’Est et l’Angleterre pour retirer les camions des routes. « Cela a permis de réduire les émissions de CO2, mais à ce moment-là s’est posée la question suivante: comment réduire les émissions des navires ? » Nous étions en 2006. « Nous nous sommes demandé quelles étaient les possibilités: des batteries ? de l’hydrogène ? des voiles ? Nous sommes allés frapper à la porte des universités et nous avons demandé aux professeurs de nous faire part de tout ce qui leur passait par la tête, y compris les idées les plus farfelues. Nous en avons tiré plusieurs leçons importantes. Il y a d’abord la force des lobbies d’entreprises qui font la même chose depuis des années et qui ne souhaitent pas changer. Ensuite, si vous voulez du changement, vous devez prouver que c’est possible en mettant au point des applications concrètes. On ne croit que ce que l’on voit. »

En 2017, la CMB a lancé l’Hydroville, un ferry fonctionnant à l’hydrogène. Saverys le considère comme leur « moonshot ». « Ce fut un exercice interne pour prouver que c’était possible, que cela fonctionnait et que c’était sûr. »

Entre-temps, l’Hydroville ne navigue plus entre Kruibeke et Anvers. « C’est notre navire d’exposition. Il ne nous a pas rapporté le moindre euro, mais il a transporté de nombreuses personnes et leur a fait comprendre qu’il était possible de rendre le transport maritime plus vert. Des écoles et étudiants aux ministres et patrons d’entreprises: l’Hydroville est notre meilleure publicité. Pour la CMB, ce fut le début d’une belle histoire. Les navires fonctionnant à l’hydrogène que nous lançons aujourd’hui sont destinés à la navigation commerciale. A Ostende, nous avons notre bateau qui fait la navette vers les parcs éoliens et nous aurons bientôt notre remorqueur et notre ferry au Japon. »

Le secteur a commencé par exiger une exception dans l’Accord sur le climat, pour ensuite tergiverser pendant des années à propos des réductions des émissions. Le secteur maritime veut-il vraiment devenir plus écologique ?

La grande majorité des armateurs sont d’accord pour dire qu’il faut faire quelque chose, mais préfèrent aussi être des early followers que des pionniers. Pour la raison que je viens d’expliquer. La plupart des pionniers font faillite. Et il faut tenir compte des 10 à 20% de sociétés conservatrices qui nous observent et pensent que nous sommes des imbéciles. Mais cela aussi est intéressant. Cela incite à rester vigilant.

L’hydrogène vert est-il la meilleure option pour le transport maritime ?

Saverys: « Oui, c’est le meilleur choix pour les petits navires. Pour les grands, nous préférons l’ammoniac vert. Du moins, c’est ainsi que nous voyons les choses. Certaines personnes estiment qu’il est possible d’utiliser des voiles et des batteries et de nombreux armateurs préfèrent le GNL et le méthanol vert. Nous avons également analysé ces options. Mais le GNL est un carburant fossile. Pourquoi investir pendant 20 ans dans quelque chose qui est voué à disparaître ? Et l’utilisation du méthanol vert dans le transport maritime revient simplement à différer les émissions. »

« L’Hydroville est notre meilleure publicité. Pour la CMB, ce fut début d’une belle histoire. » © GF

Il n’empêche qu’ArcelorMittal à Gand reçoit de nombreux subsides publics pour réduire ses émissions de CO2 en optant pour le méthanol vert.

Pour comprendre pourquoi ils considèrent le méthanol comme une solution, il faut voir les choses de leur point de vue. Le méthanol vert est une molécule d’hydrogène vert combiné au CO2. Et d’où vient ce CO2 ? Soit de la biomasse, mais celle-ci n’est pas produite en quantité suffisante pour fournir du méthanol à toute l’industrie. Soit vous le captez dans l’air selon une technique appelée Direct Air Capture. C’est beau en théorie, mais il faut savoir que l’air comprend 78% d’azote, 21% d’oxygène et 0,04% de CO2. Il faut donc tellement d’énergie pour extraire une aussi petite quantité de CO2 que ce n’est tout simplement pas efficace. Il reste donc la possibilité d’extraire le CO2 des cheminées des aciéries ou des centrales électriques au charbon. Mais si vous utilisez le méthanol comme carburant pour un navire, il est brûlé et le CO2 se retrouve à nouveau dans l’air. Qu’avez-vous gagné ? Pour fabriquer de l’ammoniac vert, il faut combiner de l’hydrogène vert avec de l’azote (N2), on obtient du NH3 qui, lorsqu’on le brûle, ne libère aucune molécule de CO2. »

La CMB possède une flotte de 147 navires

C’est exact. Plus ou moins 150 unités.

Pouvez-vous les transformer ou faut-il attendre qu’ils arrivent en fin de vie pour les remplacer ?

En théorie, tout est convertible. Nous pouvons transformer les petits navires. Pour les grands, cela coûte trop cher. Le coût de la transformation d’un navire de 15 ans d’âge est aussi élevé que sa valeur. Aujourd’hui, nous devons faire en sorte que chaque nouveau navire construit soit prêt à utiliser les carburants alternatifs. Nous avons besoin de deux ou trois années supplémentaires pour les moteurs à l’ammoniac.

Nous sommes convaincus que le XXIe siècle sera celui de l’Afrique

Alexander Saverys, CEO de CMB

Quand pensez-vous que votre flotte sera 100% verte ?

Si la technologie suit et que les molécules sont disponibles, rien ne nous empêchera d’atteindre cet objectif d’ici 2030 et, cinq ans plus tard, de disposer d’une flotte utilisant uniquement de l’ammoniac et de l’hydrogène. Et si c’est possible d’ici 2028, je n’attendrai pas. En fait, nous avons besoin de deux choses: le prix des carburants fossiles doit augmenter et le prix des énergies renouvelables et de l’hydrogène doit baisser. Plus vite cela arrivera, plus vite nous pourrons franchir le pas. Pour cela, il faut investir. Selon une étude de Tristan Smith du University College of London, il faut 50 milliards d’euros par an pour ‘verdir’ l’ensemble du secteur maritime. Cela peut sembler beaucoup, mais ce n’est rien comparé aux 800 à 900 milliards d’euros investis chaque année dans l’extraction de carburants fossiles.

Entre-temps, ces mêmes sociétés pétrolières ont déjà engrangé des bénéfices de 100 milliards d’euros cette année et leur budget marketing est souvent plus élevé que celui des énergies renouvelables. Et tandis que vous voulez accélérer, la plupart d’entre elles freinent.

Je n’ai aucun conseil à donner aux grandes sociétés pétrolières mais, si elles veulent survivre, elles devront investir une partie plus importante de leurs bénéfices dans la véritable transition énergétique. Cela crée de la valeur à long terme, beaucoup plus que le paiement d’un dividende à court terme. Si elles investissaient la moitié de leurs 100 milliards d’euros de bénéfices dans l’hydrogène vert, nous ferions véritablement un grand pas en avant. Investir 1, 2 ou 3% dans les énergies renouvelables n’est pas suffisant. Il faut injecter 20, 30 ou 50%. Mais apparemment, on trouve encore des personnes qui préfèrent engranger des bénéfices à court terme plutôt que de songer à la véritable prospérité de leur entreprise et de la société. Car quelles seront les activités les plus rentables à l’avenir ? Ce seront celles qui misent à fond sur la transition énergétique. Les prochaines Arabie Saoudite et Russie seront les pays qui misent sur la transition énergétique. L’Europe pourra tout au plus transformer 30% de son énergie renouvelable en hydrogène. Cela devra venir d’ailleurs. 

D’où pensez-vous que le changement viendra ?

D’Afrique. Nous sommes convaincus que le XXIe siècle sera celui de l’Afrique. 

Est-ce pour cela que vous avez décidé d’installer un hub pour l’hydrogène vert à Walvis Bay en Namibie ?

En effet. Le concept est simple. Nous installons un parc solaire, nous transformons l’électricité produite en hydrogène par électrolyse et nous produisons ensuite de l’ammoniac en combinant l’hydrogène avec l’azote. Cet ammoniac peut être utilisé comme carburant pour les navires ou être exporté, par exemple à Anvers, pour le secteur chimique, ou transformé en engrais. Un des côtés intéressants de l’Afrique est que les gens ont compris qu’ils devaient sauter une révolution industrielle. Pourquoi encore produire de l’électricité de manière centralisée alors qu’avec le soleil et le vent il est possible de la décentraliser ? Pourquoi encore tirer des câbles pour la téléphonie puisqu’il existe des antennes et des satellites ? Les Africains seront en mesure de pérenniser leur économie de manière beaucoup plus efficace que nous. Pour vous donner une idée: 8% de la superficie de la Namibie suffit pour verdir l’ensemble du transport maritime.

Ne risque-t-on pas de voir ce projet taxé de néo-colonialiste ? La CMB a pu se développer en transportant du minerai du Congo vers Anvers. Aujourd’hui, les molécules ont-elles remplacé le minerai ?

Soyons clairs. Je ne nie pas que de nombreux pays européens partagent un passé douloureux avec l’Afrique. Il faut connaître le passé, certes, mais il faut se tourner vers l’avenir. La génération qui arrive aujourd’hui au pouvoir l’a bien compris. Après la période de colonisation par l’Occident, elle a connu la colonisation chinoise. Et là aussi, ils ont vécu de mauvaises expériences. Ils disent: ‘C’est assez ! Nous devons faire des affaires sur la base du respect et de l’égalité’. Il est important qu’ils obtiennent leur indépendance énergétique, qu’ils développent eux-mêmes des centres dédiés aux nouvelles technologies et nous pouvons les y aider. Nous disposons d’un certain know-how. Nous sommes en train d’y construire une ‘hydrogen academy’, précisément pour permettre un échange de connaissances.

Au début de notre entretien, vous avez reconnu que de nombreux entrepreneurs hésitaient encore à cause des prix élevés de l’énergie et de l’absence de cadre clair. N’avez-vous jamais hésité ?

Parfois, je ressens une certaine frustration. Nous savons tous quelle direction nous devons prendre, que nous devons réduire ces émissions à pratiquement zéro, mais il y a encore trop de gens qui disent: ça n’en vaut pas la peine pour ce qui me reste à vivre et cela ne me rapportera jamais rien. Avec les prix actuels de l’électricité, la production d’hydrogène coûte trop cher. Mais cela ne devrait pas durer. Depuis que je m’occupe de ce problème, mon message n’a pas changé: nous avons la solution. C’est une question d’argent et de volonté. C’est notre mission de faire ce que nous pouvons et de tirer la charrette. Pour nous, c’est une opportunité qui peut créer la prospérité du XXIe siècle.

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