Vers la fin du capitalisme néolibéral en 2021?
En 2021, le coronavirus pourrait terrasser le capitalisme néolibéral, pourtant résilient à la crise bancaire de 2008. Vraiment? Et pour quel autre capitalisme, alors? Réflexions, sous le gui et par le livre, de brillants esprits.
Après le krach de 2008 déjà, ses funérailles avaient été annoncées en grande pompe. Cette crise bancaire systémique avait tout de même terrassé les fleurons du monde financier… « Le capitalisme est à l’agonie », écrivait alors l’anthropologue et essayiste belge Paul Jorion, qui, dès 2005, bien avant la plupart des observateurs les plus avisés, avait parfaitement prédit le séisme des subprimes, ces prêts hypothécaires pourris qui ont infecté les banques comme un virus. Son diagnostic d’après-crise était fondé, sauf que le capitalisme et le néolibéralisme, son corollaire idéologique, offrent une résilience incroyable. Les Etats, qui ont sauvé les banques du désastre, ont été remis au pas par le marché. La mondialisation a repris son cours, presque comme si de rien n’était.
On ne gère pas un état comme une entreprise, dans la dictature du temps.
Et voilà maintenant la crise de la Covid. Douze ans plus tard. Une crise planétaire, elle aussi, qui, bien que paralysant l’économie de manière asymétrique, fait plonger la croissance sous la barre du zéro dans tous les pays développés, sauf en Chine. Du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale, s’alarment les experts. Même le très libéral quotidien britannique Financial Times en a appelé, dans un édito insolite, à l’intervention de l’Etat, alléguant la « fragilité du contrat social », comme l’avait déjà fait The Wall Street Journal, en 2008, faisant fi des dogmes libéraux rendant l’Etat accessoire.
Eléphant triomphant
Avec l’appui des banques centrales, les gouvernements ont à nouveau mis la main à la poche. Généreusement. Inévitablement. Sinon, le système socio-économique risquerait de s’effondrer face au coronavirus. Un comble, en réalité: sans l’Etat, le capitalisme ne peut survivre aux crises. Mais les crises se succédant de plus en plus rapidement avec la mondialisation, ne faut-il pas revoir les paradigmes du capitalisme néolibéral qui, depuis quatre décennies, avance comme un éléphant triomphant, écrasant toute alternative sur son passage? « L’Etat n’est pas la solution de nos problèmes, il en est la cause »: cette maxime de Ronald Reagan, lancée, en 1981, lors de sa prise de fonction à la Maison-Blanche, n’est-elle plus qu’une vaste blague hypocrite? Ou bien va-t-on revivre le scénario de la remise au pas, comme après 2008?
Dans son livre Quoi qu’il en coûte! (Albin Michel), le journaliste économique français François Lenglet constate, en évoquant la crise actuelle: « Pour répondre à l’insatiable demande d’assistance, c’est l’Etat qui est en première ligne. […] L’Etat s’est instantanément substitué à tous les acteurs économiques du pays. Il est devenu l’économie. […] Même le Royaume-Uni, berceau du libéralisme moderne dans les années 1980, renationalise des lignes de chemin de fer et investit dans son système public de santé. C’est dire la mesure du retournement idéologique à l’oeuvre. » En effet, si elle était encore de ce monde, l’ancienne Première ministre Margaret Thatcher en avalerait son thé de travers.
Narcissisme financier
L’économiste Bruno Colmant, par ailleurs CEO de la banque Degroof, offre une analyse assez similaire, dans son dernier ouvrage sur l' »hypercapitalisme » (1): « Passagers clandestins depuis quarante ans de la vague néolibérale, nous réalisons que ce capitalisme n’est pas compatible avec les engagements sociaux promis par nos Etats providence. » Le constat est cinglant: « L’absence de financement des retraites et des soins de santé relève de la décision de privilégier le narcissisme financier immédiat au détriment du bien-être. » Et d’enfoncer le clou en évoquant les terrains non marchands: « Malgré ce que le postulat néolibéral s’évertue à affirmer, on ne gère pas un Etat comme une entreprise, dans la dictature du temps et sans conception du temps long. » C’est pourtant ce qu’ont fait la plupart de nos ministres successifs, même dans un domaine comme la justice à qui on a imposé une logique managériale inspirée du secteur privé.
Qu’un changement de cap soit inéluctable, la plupart des penseurs le disent. Pour le philosophe slovène Slavoj ´i¸ek, connu pour son non-conformisme, « nous voilà encore une fois sommés de choisir: la barbarie ou une forme ré- inventée de communisme ». Dans un court essai écrit pendant la pandémie (2), il annonce une autre forme de contagion, en se défendant de tout utopisme: « La crise actuelle démontre clairement à quel point une solidarité et une coopération mondiale conditionnent la survie de tous et de chacun. » A moins d’envisager les pandémies comme « une occasion pour l’humanité de se débarrasser des vieux, des faibles et des malades ». D’où sa vision communiste élargie.
Solidarité, maître mot
Sans virer marxiste, Bruno Colmant est, lui aussi, persuadé que le coronavirus nous fait prendre conscience qu' »aucun système politique, économique, et donc aucune entreprise (privée ou publique), ne peut fonctionner dans l’interdépendance sans solidarité ni coopération« . Solidarité, le maître mot politiquement ressuscité par la crise de la Covid, après avoir été enterré par le capitalisme néo- libéral, s’avère d’autant plus crucial que les inégalités vont encore croître. Le bilan alarmant dressé récemment par Test Achats sur les dépenses quotidiennes des bas revenus belges, soit les ménages déjà fragiles avant le choc du coronavirus, le confirme. Ce n’est guère différent, voire pire chez nos voisins.
« Le véritable danger de la pandémie est un effondrement social« , avertit Branko Milanovic. Cet ancien économiste en chef à la Banque mondiale, dont l’ouvrage Inégalités mondiales (La Découverte) avait fait grand bruit il y a deux ans, vient de publier Le Capitalisme sans rival (3). En se basant sur la réalité américaine, il y explique, très scientifiquement, comment l’évolution du capitalisme qu’il qualifie de « méritocratique libéral » accroît dangereusement les inégalités, comment se reproduit surtout la classe dominante qui contrôle l’essentiel du capital financier (les 1% les plus riches détiennent 50% des actifs, les 10% les plus riches en détiennent 90%).
L’endogamie des riches
Ces nantis sont désormais les plus riches non seulement en revenus du capital mais aussi en revenus du travail, ce qui permet de légitimer leur réussite. Ils ont de plus en plus tendance à se marier entre eux et accordent beaucoup d’attention à l’éducation de leurs enfants pour s’assurer que leurs avantages leur soient bien transférés. Le coût élevé des écoles ou universités privées – particulièrement aux Etats-Unis – empêche quiconque de les concurrencer.
Ils contrôlent aussi le processus politique, notamment via le financement des partis, et ce des deux côtés de l’Atlantique. Voilà dix ans que le Greco, l’organe anticorruption du Conseil de l’Europe, dénonce en vain le contrôle très lacunaire du financement des partis. « La plupart des scandales récents en Europe (impliquant Helmut Kohl, Nicolas Sarkozy ou Silvio Berlusconi, par exemple) n’étaient pas liés à des scandales personnels, mais à une corruption politique », note Branko Milanovic. Une des conséquences de ce contrôle du politique: la taxation des hauts revenus reste limitée. Pour l’économiste serbo-américain, la boucle préservant la reproduction de cette caste supérieure est ainsi bouclée.
Ruissellement chimérique
La concentration endogamique des richesses interpelle aussi le professeur Colmant qui rappelle que la théorie néolibérale du ruissellement – selon laquelle les revenus des plus riches sont in fine réinjectés dans l’économie, par leur consommation ou leurs investissements, et contribuent ainsi à l’emploi dans le reste de la société – n’est qu’une chimère. Même les experts du FMI, qu’on ne peut soupçonner d’être antinéolibéraux, ont tordu le cou à cette théorie, en 2015. L’accaparement des richesses par une petite minorité grippe non seulement l’ascenseur social mais même, finalement, la machine économique.
Malgré tout, le capitalisme néolibéral a continué sa marche inexorable, « faute d’un concurrent sérieux », comme le notait déjà Paul Jorion il y a dix ans. Branko Milanovic se penche sur les raisons de la disparition du marxisme, ou plutôt du socialisme étatique, au profit du capitalisme, quasi partout dans le monde. Pour lui, « plus l’économie était sophistiquée, moins les systèmes économiques socialistes étaient efficaces ».
Une élite qui se reproduit
C’est ainsi qu’à côté du capitalisme libéral s’est développé le capitalisme politique, dont la Chine est l’emblème éclatant et qui se caractérise par une bureaucratie efficace, l’absence d’Etat de droit, un Etat autonome qui contrôle le secteur privé et une corruption endémique inhérente à la vie sociale qui ne peut qu’augmenter avec la mondialisation. Depuis trois décennies, le capitalisme est donc sans rival, partout dans le monde. Et dans les deux systèmes, le libéral comme le politique, la concentration des pouvoirs bénéficie à une élite qui tend de plus en plus à se reproduire. Le one percent chinois, ce sont les plus hauts cadres du parti unique.
La caractéristique du capitalisme chinois réside dans ses performances économiques, que reflète son taux de croissance insolent. « C’est ce qui lui permet de rivaliser avec le capitalisme libéral pour être reconnu comme la meilleure façon d’organiser la société », analyse Branko Milanovic, qui avertit que « plus le pouvoir économique et le pouvoir politique sont liés dans le capitalisme libéral, plus ce dernier devient ploutocratique et se rapproche du capitalisme politique« . Bruno Colmant partage cette préoccupation: « Sommes-nous occupés à glisser vers des ploutocraties oligarchiques teintées d’un ordre consumériste avec le consentement non éclairé du peuple, consommateur et électeur? »
Démocratie en berne
Le Serbo-Américain, lui, va même jusqu’à considérer qu' »une transition vers le capitalisme politique pourrait être plus rapide si les jeunes se détournent des partis traditionnels ». Et de préciser: « L’objectif du capitalisme politique est de faire en sorte que les gens cessent de se soucier des affaires publiques, ce qui est plus facile lorsque la démocratie fait l’objet d’une désaffection et d’un manque d’intérêt de la part des citoyens. » François Lenglet, expert économiste français, le souligne aussi: dans nos démocraties libérales, « le désir de liberté s’affaiblit au profit du besoin de protection ».
Le succès du populisme est déjà un signe évident d’un glissement démocratique. Et, comme l’écrit Bruno Colmant, les leaders populistes s’attaquent non pas au capitalisme mais au premier acteur susceptible de les contrer, à savoir l’Etat qui n’a pas pu protéger les électeurs dépités et vengeurs qui votent pour ces leaders. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment Donald Trump a démantelé l’administration américaine. Mais le retour à l’avant-scène d’un Etat providentiel pour atténuer les effets désastreux de la crise sanitaire pourrait être une chance pour la démocratie. A condition de ne pas répéter le pitch de 2008, celui de l’abdication face à l’absolutisme du marché.
Une troisième voie
Bruno Colmant l’écrit et le répète désormais inlassablement: « A l’avenir, c’est le dialogue entre l’Etat et le marché qui sera la clé. » Un retour au keynésianisme? Pas tout à fait. Pour l’économiste, revenir à une économie planifiée serait nier les bienfaits du capitalisme. L’Etat planificateur d’après-guerre, alors que tout était à reconstruire, a été remplacé, trente ans plus tard, par un Etat arbitre. Contrairement à ce que Margaret Thatcher disait ( » there is no alternative« ), une troisième voie est envisageable: celle d’Etat stratège qui devra surtout guider la répartition de la prospérité engendrée par le capitalisme.
L’enjeu de la fiscalité se révélera capital (si l’on ose dire). « La plupart des Etats européens n’ont pas bien géré leurs orientations fiscales au cours des dernières décennies, tance l’économiste belge. Soutenir la thèse du financement des retraites par un prélèvement exclusif sur le travail était insensé. L’ordre social sera au coeur des débats politiques. Il faudra revoir le financement de l’Etat-providence, aujourd’hui essentiellement fondé sur un prélèvement sur le travail, alors que la part de celui-ci dans le PIB baisse structurellement. »
Revenu universel, enfin?
Ce sera d’autant plus indispensable si l’idée de revenu de base universel (RUB), censé réduire les inégalités et mettre fin aux incessants bricolages du système social, revient en force, dès 2021. On en reparle de plus en plus depuis la Covid. En Belgique, Ecolo a remis sur la table un projet destiné aux jeunes. En France, l’ancien ministre et candidat présidentiel du PS, Benoît Hamon, est sorti de son long silence en publiant un plaidoyer (4) sur le RUB dont il avait fait la pierre angulaire de son programme en 2017. Même s’il affirme ne pas avoir perdu l’élection d’il y a trois ans à cause du revenu universel, le tempo est, pour lui, néanmoins meilleur aujourd’hui.
Pas si simple, pour Branko Milanovic, qui souligne que différentes expériences de RBU ont été menées, en Mongolie, en Iran, en Finlande ou en Alaska, sans s’avérer très concluantes. De nombreuses questions (coût, impact sur l’emploi, remise en cause de la philosophie de l’Etat-providence) restent en suspens, sans que cela suffise, pour autant, à en écarter l’idée.
Pour conclure: si de nouveaux rapports de force semblent se dessiner, leur issue dépendra sans doute de l’ampleur finale de la crise sanitaire et de l’importance de l’intervention de l’Etat. Il n’y a encore ni gagnant ni perdant. Mais, dans les discours politiques, on entend déjà évoquer à nouveau la rigueur budgétaire, la règle du frein à l’endettement… Et le gouverneur de la Banque nationale de Belgique l’a dit, mi-décembre: Pierre Wunsch n’est pas convaincu par une relance keynésienne. La fin du capitalisme néolibéral? Pas si vite.
(1) Hypercapitalisme. Le coup d’éclat permanent, par Bruno Colmant, Renaissance du Livre, 140 p.
(2) Dans la tempête virale, par Slavoj ‘i,ek, Actes Sud, 160 p.
(3) Le Capitalisme, sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, par Branko Milanovic, La Découverte, 304 p.
(4) Ce qu’il faut de courage. Plaidoyer pour le revenu universel, par Benoît Hamon, Les Equateurs, 256 p.
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