Vermeer, maître de son siècle
Le virtuose de Delft et ses confrères, fleurons de la Hollande, enluminent le Louvre de leurs raffinements aux parfums d’ailleurs. Une exposition grandiose, à Paris, comme un merveilleux hommage. Analyse.
Delft, au XVIIe siècle. Deux églises calligraphiées dans le ciel, l’ancienne et la nouvelle. Des maisons en guipure festonnent les nuages trop bas, toujours à barguigner entre bleu et tabac. La mer du Nord voisine décide des atours du jour. Le matin, la ouate soupirée par les canaux hante les rues tirées au cordeau. Des coches et des harenguiers glissent sur les eaux : le fief de Vermeer sent le poisson et le moisi. Mais aussi le gingembre de Sumatra, la cardamome de Java et le café de Moka. Ceux-là s’entassent parmi les porcelaines de Chine et les tapis turcs dans les entrepôts de la prospère Compagnie néerlandaise des Indes occidentales et orientales. Ses armadas de trois-mâts sarclent les horizons et en reviennent les cales bourrées d’exotisme hors de prix. C’est l’ère de l’opulence pour la Hollande des années 1600, la plus prestigieuse des Provinces-Unies. Désirs de faste par procuration : ses citoyens couvrent leurs murs de tableaux. Des fragments de vie idéalisée, chamarrés de tissus d’Orient, de compotiers Ming ou d’ébène de Bornéo, signés Johannes Vermeer, Gerard Dou, Frans Mieris l’ancien ou Jan Steen.
Ces maîtres du siècle d’or enchantent le Louvre jusqu’au 22 mai. Héros de l’exposition : Vermeer et les maîtres de la peinture de genre. Selon le commissaire Blaise Ducos, » l’exposition repose sur des groupements de tableaux. Pris dans leur ensemble, ils présentent les principales modalités des relations artistiques entre peintres « . Certains emprunts picturaux entre confrères ne sont que des hypothèses. Mais il y a aussi des évidences. Même Vermeer chapardait un tabouret ici, une joueuse de luth là. Des broutilles pour un magicien à la touche unique, que nul écrit ne glorifiait alors. Ses pairs étaient illustres, pas lui. La terre a tourné, les goûts ont évolué. Treize de ses sortilèges sont sur les cimaises parisiennes. Une dentellière penchée sur ses fuseaux, des musiciennes au clavier de leur virginal, une jeune fille au collier de perles, une peseuse d’or, ainsi que des érudits pensifs. La Laitière, invisible en France depuis 1966, les accompagne. Donc honneur à Vermeer et coups d’oeil sur quelques-uns de ses compères.
Un atelier, croisées ouvertes sur le marché. Clameurs des colporteurs, chanson des carillons. L’occupant, visage aujourd’hui inconnu, n’entend que le silence du sablier. Il cueille le temps de la pointe de son pinceau et le contemple, songeur. Que virevoltent les étoiles et la Lune, que l’hiver se fendille sur des promesses d’étés en herbe, Vermeer le sait à peine. Il peint, médite, efface, recommence, modifie sans cesse, s’obstine. La clarté de sa fenêtre, il la sème en rosée sur ses toiles. Un parasol chinois surplombe son chevalet. Il protège le tableau en cours de la cendre des saisons. Emergent de cette minutie deux à trois tableaux par an. Des instants suspendus en pleine lumière, figés par les laques et les pigments dans une éternité opalescente. Des femmes à l’intimité dérobée surtout, pâles et blondes. Diaphanes. Sauf la Laitière.
Façonnée en 1658-1659, s’inspire-t-elle lointainement de La Cuisinière hollandaise, de Gerard Dou ? Une seule fois, Vermeer a pris pour sujet une servante. Bras de paysanne à demi brunis et grâce de caryatide, elle fascine. Quels mots, quelles images traversent ce front baissé, menuisé par les corvées ? C’est une énigme brossée avec vigueur. Le mur s’écaille, des trous y bâillent. Le peintre y avait accroché une carte géographique, avant de l’escamoter. Les clous sont restés. Les matières et les tons s’entrechoquent. L’outremer du tablier, éclatant, est un lagon au soir tombant. Il est fait d’une poudre de ce lapis-lazuli transporté depuis l’empire persan. Son coût est exorbitant. Vermeer, héritier des dettes paternelles et panier percé, ne pourra jamais s’en passer.
La Cuisinière hollandaise de Dou a été achevée entre 1640 et 1650 à Leyde. Source lumineuse semblable et geste identique pour renverser la cruche. Les similitudes avec La Laitière s’arrêtent ici. La coquette a la prunelle directe et mutine, un je-ne-sais-quoi de grivois erre sur la composition. Mais que de détails vertigineux ! Apprenti du rugueux Rembrandt, Dou vire soudain virtuose de la manière fine, où le coup de pinceau se doit d’être lissé. Cinq jours pour peaufiner une main, trois paires de bésicles sur le nez. Ses modèles deviennent fous. Encore n’est-ce pas tout. Son biographe Arnold Houbraken : » Dou attendant que la poussière se déposât dans son atelier et eût atteint le bois de sa table avant de commencer à peindre. » A 26 ans, le rouquin maniaque est un nanti, célèbre jusqu’en Suède. Au même âge, Vermeer n’est réputé qu’à Delft, auprès de trois amateurs cossus. Et il court toujours après les florins. Sa riche belle-mère l’héberge avec femme et nourrissons. Il faut bien survivre.
Une section de l’exposition est dédiée aux perroquets, des raretés rapportées des confins du monde. Vermeer n’y figure pas. Il ne ripolinait pas d’animaux, à en croire ses 36 ou 37 tableaux existants. Mais combien ont disparu, où s’ébattaient peut-être des perruches ? Admirez plutôt la Femme au perroquet, de Caspar Netscher, datée de 1666. Sertie d’une arche de pierre à la tenture relevée, l’aguicheuse trône avec l’oiseau de paradis sur ses doigts. On se croirait dans une pièce de théâtre, attendant que le volatile s’envole et qu’un pirate de Robert Louis Stevenson enlève la péronnelle. C’est délicieux. L’historien d’art français d’Argenville : » Ce peintre peut passer pour l’un des meilleurs de son pays. Il joignait au talent d’imiter parfaitement les étoffes et le linge, une touche délicate et moelleuse, sans être apparente… » Ne pas se fier au menton mou et à la moustache de blanc-bec de son autoportrait, le prodige de La Haye est un ambitieux. Convenablement appâté, Guillaume III d’Orange devient son mécène attitré.
Au détour des salles, un miraculeux Jacob Ochtervelt, La Sérénade, avec sa grande dame à la robe couleur de temps échappée de Peau d’âne. Puis un Gabriel Metsu, Jeune homme écrivant une lettre. La missive est un thème prisé à l’époque. Cette version-ci a une douceur cristalline, une préciosité d’antichambre des sentiments. Le soleil dore les traits de l’épistolier, éclabousse de neige sa chemise. Vermeer y rôde, qui se plie cinq fois à ces histoires de courrier. Adepte de la manière fine, Metsu a trouvé fortune à Amsterdam. Il y habite une ruelle et élève des poulets. Une matrone lui cherche querelle, il déménage sur un quai. Dans le fracas des drisses et des oh hisse. Il s’en fiche. Campe un marché, un boulanger et des notables. Glane tous les styles pour inventer le sien. Une trentaine de commanditaires se bousculent. Enfin cousu d’écus, le caméléon trépasse. A 37 ans. Jean-Baptiste Descamps notera, dans La Vie des peintres flamands, allemands et hollandois (sic) : » Metsu fut sans contredit un des plus grands peintres de sa nation. » Toujours rien concernant Vermeer.
Que fait-il ? Des emprunts et 11 enfants. On le prétend secret, reclus. Mais il est élu trois fois à la tête de la guilde de Saint-Luc de Delft, une corporation d’artistes. Des diplomates le visitent. Et il est membre de la garde civile : rondes de nuit avec hallebardes et mousquets. En 1669, il polit un Géographe, émanation probable des astronomes de Gerard Dou. Dans un fouillis de cartes marines, globe terrestre, livres et astrolabe, un savant s’est pétrifié, compas à la main, s’inquiétant peut-être d’équateurs inexplorés et de tropiques oubliés. Des escarboucles tintent sur le tapis turc. Rehauts qui sont l’une des griffes du Delftois. Avec le flouté des contours et les perspectives étranges attribuées à l’usage d’une camera obscura, instrument optique pourtant trop onéreux pour sa bourse mitée.
La ruine le guette et le rattrape. La guerre de 1672 dans les Provinces-Unies creuse l’économie hollandaise. Crise cardiaque. Vermeer entre au royaume des ombres. Deux siècles plus tard, en extase, le critique d’art Thoré-Burger le sort de sa tombe. Théophile Gautier s’en éprend : » Vermeer peint au premier coup avec une force, une justesse et une intimité de ton incroyables. » Léon Daudet le porte aux nues. Tant et si bien que Proust, quasi agonisant, tient à découvrir la Vue de Delft et la Jeune fille à la perle au Jeu de Paume, à Paris, en 1921. Emerveillement. Voilà comment Vermeer murmure ses rêves de nacre dans A la recherche du temps perdu et La Prisonnière. Enfin immortel et plus légendaire que ses pairs.
Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, au musée du Louvre, à Paris (VIIIe), jusqu’au 22 mai.
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PAR SANDRA BENEDETTI
Des instants suspendus en pleine lumière, figés dans une éternité opalescente
Proust, quasi agonisant, tient à découvrir La Jeune Fille à la perle au Jeu de Paume. Emerveillement
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