Qatargate: « Il suffit d’arroser un élu au poste stratégique » (analyse)
A seize mois des élections européennes, le scandale de corruption Panzeri, Kaili et consorts alimente le registre «tous pourris» et est pain bénit pour les forces politiques europhobes. Le Parlement européen parviendra-t-il à regagner la confiance des citoyens?
Une affaire digne d’un thriller d’espionnage, des liasses de billets de banque saisies lors de perquisitions, le couple glamour du Parlement européen et deux autres personnalités sous les verrous… Le Qatargate aurait tout pour amuser la galerie si ce scandale n’ éclaboussait pas l’institution qui incarne la légitimité démocratique de l’Union européenne et sa conscience morale.
Principal suspect dans l’enquête du parquet fédéral: Pier Antonio Panzeri, ex-membre du groupe des sociaux-démocrates (S&D) au Parlement européen. En septembre 2019, dans la foulée de son troisième mandat, il fonde l’asbl Fight Impunity. Selon les enquêteurs belges, l’ONG aurait servi de paravent à des pratiques de corruption à grande échelle en faveur du Qatar et du Maroc. La police a découvert 600 000 euros en espèces dans l’appartement schaerbeekois de Panzeri. Son épouse et sa fille, qui résident en Italie, ont été placées en résidence surveillée. Le juge d’instruction Michel Claise aurait les preuves qu’elles étaient au courant des activités illégales du lobbyiste et qu’elles y ont joué un rôle actif.
Les élus proeuropéens n’accablent pas trop leurs collègues socialistes, car c’est l’image de l’organe dans son ensemble qui est écornée.
Panzeri & Co
Depuis le 9 décembre, Panzeri est en détention préventive, inculpé pour «appartenance à une organisation criminelle, blanchiment d’argent et corruption», tout comme trois autres protagonistes de l’affaire: l’ancienne star du JT grec Eva Kaili, déchue, après son arrestation, de son poste de vice-présidente du Parlement européen et exclue de son parti, le Pasok ; son compagnon italien, Francesco Giorgi, assistant parlementaire de l’euro- député S&D Andrea Cozzolino, après avoir été celui de Pier Antonio Panzeri, en aveu de corruption et d’ingérence ; de même que Niccolo Figa-Talamanca, administrateur de l’association No Peace Without Justice, dont les locaux sont logés à la même adresse que Fight Impunity, 41 rue Ducale, à Bruxelles.
Interpellé lui aussi début décembre, puis libéré sous conditions, Luca Visentini, patron de la Confédération syndicale internationale (ITUC), a été suspendu de ses fonctions. Il a reconnu avoir touché près de 50 000 euros en liquide de Fight Impunity. Le père d’Eva Kaili, intercepté dans un hôtel du quartier européen en possession d’une valise remplie de billets, a effectué 48 heures de garde à vue, ont révélé nos confrères de Knack et du Soir. Sa fille, détenue à la prison de Haren (Bruxelles), admettra lui avoir demandé de dissimuler cet argent.
Le sommet de l’iceberg?
«Le choc est rude, reconnaît un haut fonctionnaire du Parlement européen. Non seulement pour le groupe de gauche S&D, dont font partie ou auquel ont appartenu les principaux protagonistes de l’affaire, mais aussi pour toutes les formations mainstream de l’hémicycle. Remarquez d’ailleurs que les élus proeuropéens, des conservateurs du PPE aux Verts en passant par les centristes de Renew, n’accablent pas trop leurs collègues socialistes, car c’est l’image de l’organe législatif dans son ensemble qui est écornée, voire celle de l’Union elle-même. Certains se demandent si les révélations sur l’enquête belge ne sont pas la pointe d’un iceberg, auquel cas d’autres élus ou anciens députés pourraient être tôt ou tard inquiétés.»
«Le Parlement européen est une enceinte ouverte à toutes les pressions, celles des entreprises, des gouvernements…, convient un autre responsable de l’institution. Un élu peut devenir le cheval de Troie d’un groupe d’intérêts.» De nombreux eurodéputés font partie de «friendship groups», cercles sans statut officiel qui ont pour but l’établissement de relations amicales avec des pays tiers. Les voyages des membres de ces «groupes d’amitié» sont souvent financés par des lobbyistes ou des gouvernements étrangers. «C’est la porte ouverte aux dérives, reconnaît notre source. Quand le pays en quête d’influence est un émirat qui croule sous les gazodollars, les “petits cadeaux” peuvent prendre la forme de valises remplies de billets!»
Consignes de vote
L’eurocrate complète: «Au Parlement européen, des textes controversés sont longuement débattus, revus et corrigés. Les amendements déposés sont souvent nombreux et complexes. Les députés, qui ne peuvent suivre tous les dossiers, font donc confiance à leurs collègues qui les traitent. La plupart des élus respectent la consigne de vote du groupe. Dès lors, il suffit d’arroser un ou quelques élus bénéficiant d’un poste stratégique dans leur famille politique pour orienter la position du groupe entier.» Cette attitude grégaire a conduit, le 21 novembre dernier, à l’entame de la Coupe du monde, le groupe S&D à rejeter, à 86%, un texte politique qui synthétisait la position de l’assemblée sur la situation des droits de l’homme au Qatar. La «ligne» du groupe semble avoir été définie par le député Andrea Cozzolino, responsable des «résolutions d’urgence». Suspecté par la suite d’avoir été corrompu par l’émirat, il a été suspendu du groupe. Sur demande des autorités judiciaires belges, le Parlement européen a lancé une procédure pour la levée de son immunité et de celle de l’élu socialiste belge Marc Tarabella, lui aussi suspendu des S&D, et cité par Panzeri comme l’un des destinataires des «cadeaux» qatariens.
Il y a de gros risques que le scandale se traduise par une montée de l’abstentionnisme et une fragmentation du paysage politique.
Plusieurs sources au sein des institutions européennes confient leur crainte que le séisme du Qatargate et ses répliques probables aient de lourdes conséquences sur les prochaines élections européennes, qui auront lieu dans seize mois. «Le taux de participation global au scrutin de 2019 était de 51%, en progression de huit points par rapport à 2014, relève l’un de nos informateurs. Après quarante ans d’érosion de la participation électorale, c’était un beau succès pour l’Union européenne. Mais il y a de gros risques que le scandale Panzeri, Kaili et consorts se traduise, au printemps 2024, par une montée de l’abstentionnisme et une poussée des forces politiques eurosceptiques, populistes et d’extrême droite.»
Risque de fragmentation
L’un de ses collègues confirme: «On s’attend à une plus grande fragmentation encore du paysage politique européen qu’en 2019, année qui a vu l’irruption d’une troisième force, Renew, au sein de la majorité.» Les centristes avaient bouleversé les règles du jeu, fixées jusque-là par les deux plus puissants groupes de l’assemblée, le PPE et les S&D. «Cette fois, l’émiettement politique sera tel, estime notre interlocuteur, qu’il sera sans doute plus compliqué que jamais d’arriver à conclure un accord de gouvernement entre grandes familles.»
Les élections européennes de 2024 sont déjà dans toutes les têtes, y compris dans celles des leaders nationalistes. En décembre, Viktor Orban, l’autocrate de Budapest, s’est moqué des déboires du Parlement européen, institution qui dénonce régulièrement les atteintes à l’Etat de droit en Hongrie. Et Marine Le Pen a jugé «déplacés» les compliments faits par Emmanuel Macron au Qatar pour l’organisation de la Coupe du monde, alors que l’émirat est visé par l’enquête belge sur des soupçons de corruption au Parlement européen. Toutefois, la députée du Rassemblement national, qui a siégé près de treize ans dans l’hémicycle, est mal placée pour faire la leçon à ses ex-collègues: elle est accusée par l’Office de lutte antifraude de l’Union (Olaf) d’avoir détourné de l’argent public pendant son mandat européen, entre 2004 et 2007. L’Olaf lui réclame le remboursement de 137 000 euros.
Des réformes de toute urgence
Pour l’heure, c’est la mobilisation générale au Parlement européen, avec pour objectif de rebâtir la confiance dans le processus de décision. Une enquête interne est chargée de faire la clarté sur les faits de corruption liés à l’institution. Outre Andrea Cozzolino et Marc Tarabella, l’eurodéputée socialiste belge Marie Arena, très proche de Pier Antonio Panzeri, est sur la sellette. Le média Politico a révélé, la semaine dernière, que l’élue du groupe des S&D s’était rendue en mai au Qatar, que ce voyage et l’hébergement ont été pris en charge par le gouvernement qatarien, cadeau non déclaré au registre de transparence du Parlement. Arena a démissionné de son poste de présidente de la sous-commission Droits de l’homme.
La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, affirme vouloir «aller vite» vers l’adoption de réformes destinées à renforcer l’intégrité de l’institution. La Maltaise a fait rédiger une note fixant quatorze objectifs: la régulation des conflits d’intérêts, l’interdiction des groupes d’amitié avec les pays tiers, le contrôle de l’ingérence étrangère… L’intention est de rendre plus transparente l’activité des députés, de surveiller plus étroitement les lobbyistes, de limiter le libre accès des anciens eurodéputés aux bâtiments de l’assemblée. «A la tête du Parlement depuis un an, Roberta Metsola est une femme méthodique, qui connaît bien ses dossiers, assure l’un des fonctionnaires du Parlement impliqués dans le processus de réforme. Elle ne ménage pas ses efforts pour qu’un agenda fasse consensus dans la majorité.» Une task force aura pour mission d’établir «une feuille de route et un plan de mise en œuvre». Ces initiatives seront-elles suffisantes pour remédier à la faiblesse des règles internes, qui ont permis les agissements rocambolesques de Panzeri et ses amis?
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