Nathalie Loiseau : «Par leur ingérence, des régimes autoritaires veulent affaiblir la démocratie»
Présidente de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen, l’eurodéputée Nathalie Loiseau met en garde contre la guerre invisible que mènent les dirigeants autoritaires et salue le travail de la justice belge dans le Qatargate.
Les soupçons de corruption de la part du Qatar et du Maroc qu’une enquête de la justice belge a mis en lumière ébranlent le Parlement européen. Ils ne constituent pourtant qu’une partie des actes d’ingérence posés par des Etats au sein de l’Union européenne. L’eurodéputée française Nathalie Loiseau, élue de la liste Renaissance et ancienne ministre en charge des Affaires européennes, leur a consacré une somme titrée La Guerre qu’on ne voit pas venir (1). Son sous-titre, Cyber-attaques, vrais trolls, faux médias: et dire que vous croyez vivre en paix!, situe à la fois la multiplicité et la dangerosité de la menace, que le Qatargate accrédite encore un peu plus.
Comment expliquer la multiplication des actes d’ingérence?
Il existe deux types d’ingérence. L’ingérence des pays qui veulent améliorer leur image. C’est ce que font le Qatar et d’autres Etats à la fois par du lobbying ouvert et banal et, peut-être, par des moyens de corruption tout à fait inacceptables. Et il y a l’ingérence de régimes autoritaires qui veulent affaiblir et discréditer la démocratie. On trouve dans cette catégorie-là la Russie de Vladimir Poutine, la Chine de Xi Jinping et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Cette ingérence confirme que les démocraties en tant que telles dérangent des dirigeants autoritaires, qui affirment à leur population qu’elles sont inefficaces et dépassées. Souvent, ils voient leur influence contrecarrée par l’attrait des populations pour l’Union européenne. Le cas le plus emblématique est bien sûr l’Ukraine. Celle-ci a été confrontée à l’action violente de la Russie à partir de 2014. Pas parce qu’elle était en train d’entrer dans l’Otan – ce n’ était pas le cas – mais parce qu’elle se tournait vers l’Union européenne et vers la démocratie.
La Russie est-elle le principal Etat responsable de l’ingérence envers l’Union européenne?
C’est l’Etat qui la pratique depuis le plus longtemps et qui dispose de la palette la plus large en matière de moyens d’action. On l’a vu avec les médias d’Etat de propagande, Russia Today et Sputnik, qui, finalement, ont été suspendus. Ils sont décrits par leurs dirigeants eux-mêmes comme des instruments de la guerre de l’information aux mains du Kremlin. On le voit avec la galaxie d’Evgueni Prigojine (NDLR: le patron du groupe Wagner), spécialiste de la désinformation par les trolls, les influenceurs et les activistes. On le voit dans les cyberattaques répétées contre des infrastructures, des services publics, contre le Parlement européen… On le voit aussi à travers la fracture des élites dans toute l’Europe. Des partis politiques, souvent mais pas que d’extrême droite, ont tissé des liens forts avec le régime de Vladimir Poutine.
L’habileté du régime russe n’est-elle pas de profiter des faiblesses de l’Europe?
La Russie a essayé de le faire. Mais il est intéressant aussi de voir que la démocratie a une capacité de résistance plus forte qu’elle ne le croit elle-même. La désinformation russe a cherché, par exemple, à attiser les divisions internes au sein de nos démocraties. Cela fut manifeste au moment de la crise des gilets jaunes en France avec Russia Today, qui était très clairement derrière eux. Cette crise a été significative ; loin de moi l’idée de dire le contraire. Mais la Russie a tenté de mettre un maximum d’huile sur le feu. En définitive, le tissu politique français a surmonté cette crise. Quand elles ont conscience de ce à quoi elles sont exposées, nos démocraties résistent bien. On l’a observé également lors de la crise du Covid. Beaucoup de responsables politiques à l’extrême droite et à l’extrême gauche en Europe s’étonnaient que l’Union européenne n’a pas autorisé immédiatement les vaccins russe et chinois, considérant que cette position était motivée par de l’idéologie. On entendait même certains se demander si un pays autoritaire n’était pas mieux armé qu’une démocratie pour faire face à une crise sanitaire de cette ampleur. Mais le vent a tourné. Tout le monde a compris assez vite que ces vaccins n’étaient pas aussi efficaces qu’ils le prétendaient. Et qu’aussi bien le régime de Pékin que celui de Moscou cachaient beaucoup de choses sur leur gestion de la pandémie. Finalement, le continent ayant atteint le meilleur taux de vaccination et s’en étant le mieux sorti, c’est l’Europe. Cela signifie que si on part battu en se disant «c’est terrible, nous sommes attaqués», on rend service à ces régimes autoritaires. D’une part, on a besoin d’exposer ce qui se passe et d’en prendre la pleine mesure, et, d’autre part, de répondre à ces attaques avec les outils démocratiques, et sûrement pas avec les méthodes des pouvoirs autoritaires.
Vladimir Poutine n’a plus d’idéologie à proposer. Il s’invente une légitimité en se dressant comme le meilleur défenseur des valeurs traditionnelles.
L’Union européenne peut-elle être pionnière dans ce domaine?
Elle a vocation à être pionnière. Prenez la régulation d’Internet. Aux Etats-Unis, cela reste encore la loi de la jungle, d’autant plus maintenant qu’Elon Musk, avec Twitter, fait ce qu’il veut d’un «espace public privatisé». En Chine, c’est l’inverse, le contrôle social et la réglementation à outrance vont dans le sens de l’absence de libertés. Personne ne veut de ce «modèle». A l’échelle de l’Union européenne, on a pris le temps de réfléchir, de mettre en place une première réglementation, qui nécessitera sans doute des adaptations dans l’avenir, tout cela dans le cadre d’un débat démocratique pour déterminer ce que l’on veut vraiment, c’est-à-dire protéger la liberté d’expression, maintenir la capacité à débattre, et ne pas se laisser manipuler. L’Union européenne a une responsabilité à assumer fièrement et sans regarder ailleurs. On a trop longtemps négligé ces manipulations extérieures. Beaucoup de choses ont été entreprises aux Etats-Unis à propos de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016, ou au Royaume-Uni à propos de celle observée lors du référendum sur le Brexit. Des commissions d’enquête ont été mises en œuvre par le Congrès américain et par le Parlement britannique. Je me désole un peu que l’on n’a pas effectué un travail de fond comparable dans les Etats membres de l’Union européenne.
Sur les accusations d’ingérence russe dans l’élection présidentielle en France, par exemple?
Oui, ou en Italie. Des articles de presse sont parus sur les soupçons de collusion entre La Ligue de Matteo Salvini et la Russie. Une enquête a été ouverte. Mais on a le sentiment qu’elle s’est enlisée. Ce n’est pas le meilleur moyen d’entretenir la confiance envers la classe politique. A propos du Qatargate, je tire mon chapeau au juge Michel Claise et à l’efficacité d’une enquête qui, en quelques semaines et de manière parfaitement confidentielle, a réussi à mettre au jour un flagrant délit, ce qui est quand même assez spectaculaire. Je ne suis pas sûre d’avoir vu la même efficacité dans la justice d’autres Etats membres, s’agissant de soupçons de corruption venant du Qatar. On en parle beaucoup. On y fait beaucoup allusion. Mais on ne voit rien de tangible…
Croyez-vous en la capacité du Parlement européen à prendre de nouvelles mesures pour prévenir la répétition d’ingérences du type de celle du Qatargate?
J’en suis convaincue. Le propre de l’Union européenne – on peut le regretter, mais c’est comme cela – est qu’elle avance à travers les crises. Le Qatargate est la crise dont le Parlement européen avait besoin pour cesser de croire que l’autorégulation était suffisante. Evidemment, quand 99,9% des députés européens font les choses en fonction de leurs convictions et de leur éthique personnelle, on peut se dire qu’ils leur était difficile de se mettre à la place des 0,1%. Mais maintenant que l’on ne peut plus nier que quelque chose de gravissime s’est passé, on ne peut pas ne pas réagir. D’autant que toutes les pistes pour un meilleur encadrement de l’activité du Parlement européen sont sur la table depuis des années, qu’il s’agisse du caractère obligatoire du registre de transparence, de son élargissement aux représentants d’Etats étrangers, de la mise en place d’une commission d’éthique indépendante… Je débats de ces questions depuis des années avec les présidents successifs du Parlement européen. Je dois dire que la présidente actuelle, Roberta Metsola, est beaucoup plus réceptive que son prédécesseur, David Sassoli, paix à son âme. Depuis plusieurs mois, elle travaille au renforcement de la cybersécurité de notre Parlement. La voix à suivre est connue. Je pense que la volonté politique est là, du moins dans le chef de l’écrasante majorité des députés européens. A côté de cela, il y a ceux qui parlent et ne font rien. On les trouve à l’extrême droite et à l’extrême gauche. Je suis particulièrement frappée de voir que la résolution sur le Qatargate n’a pas été votée par une partie de l’extrême droite, alors qu’on a beaucoup entendu ses membres dénoncer un scandale.
Autre outil de l’ingérence: les pressions exercées sur les ressortissants originaires de pays étrangers dans les Etats européens d’accueil. On pense notamment à la Turquie. Comment y remédier?
C’est le cas aussi de la Chine. D’abord, il faut être très lucide. Il n’y a aucune raison d’accepter que la Chine a développé des postes de police clandestins dans plusieurs pays de l’UE pour poursuivre de sa vindicte d’éventuels opposants. C’est un mépris de la souveraineté européenne. C’est inacceptable. On a vécu la même chose avec l’Azerbaïdjan et avec la Turquie. En 2013, trois opposantes kurdes ont été assassinées à Paris. Des membres des Loups gris turcs (NDLR: mouvement ultranationaliste fondé en 1968) ont tabassé des Arméniens, des Kurdes. Les Etats européens doivent arrêter de laisser faire. Ils doivent prendre des mesures drastiques. La dissolution des Loups gris, décidée dans quelques Etats européens, en est une. Il n’y a pas de raison non plus d’accepter que des consignes de vote pour ou contre un homme politique européen soient données par le parti au pouvoir en Turquie. Plusieurs actions peuvent être menées: exposer les faits au grand jour, être beaucoup plus exigeant sur la transparence du financement de certaines associations, s’interroger sur le modèle d’islam pour l’Europe. La France, par exemple, s’accommode d’un islam consulaire: les mosquées sont financées par des pays étrangers. Alors que l’on a connu plusieurs générations successives de musulmans français, on peut se demander si ce modèle n’est pas archaïque. Il faut aussi que la Commission européenne s’abstienne de financer des associations religieuses, quelle que soit la religion. Le Forum des organisations européennes musulmanes de jeunes et d’étudiants (Femyso), qui a pignon sur rue auprès des institutions européennes, est un organisme islamiste radical. Des évangélistes chrétiens américains font campagne au Parlement européen contre le droit à l’avortement, c’est une structure religieuse radicale. Les institutions européennes n’ont pas à financer le fait religieux.
Je tire mon chapeau au juge Michel Claise. […] Je ne suis pas sûre d’avoir vu la même efficacité dans la justice d’autres états membres, s’agissant de soupçons de corruption venant du Qatar.
Vous écrivez que «chaque fois qu’un pays étranger s’adonne à une activité d’ingérence, les droits des femmes et ceux des minorités sont dans le viseur». Est-ce parce qu’ils sont les signes de la modernité démocratique?
Lorsqu’au congrès mondial des familles, à Varsovie, vous trouvez côte à côte des évangélistes américains pro-Trump, des Polonais proches du gouvernement actuel et des Russes supporters de Vladimir Poutine, c’est quand même assez troublant. Qu’ont-ils en commun? De lutter contre les droits des femmes, notamment le droit à l’avortement, et contre les droits des minorités. Je pense que les régimes autoritaires n’ont plus d’idéologie à proposer. Aujourd’hui, Vladimir Poutine est l’héritier de l’autoritarisme soviétique mais sans l’idéologie communiste. Il s’invente une légitimité en se dressant comme le meilleur défenseur des valeurs traditionnelles. Même chose chez Recep Tayyip Erdogan, qui travaille à la fois sur la nostalgie d’une société plus musulmane et d’une Turquie plus proche de l’Empire ottoman. A défaut d’idéologie crédible, ces dictateurs adoptent des postures morales très réactionnaires. Et c’est systématiquement les femmes et les minorités qui trinquent.
Le secteur des universités et de la recherche est aussi la cible d’actes d’ingérence. Comment s’en prémunir?
C’est un très gros sujet de préoccupation. La Chine multiplie les coopérations scientifiques et universitaires. A priori, on trouve sympathique que des étudiants et des chercheurs puissent échanger leur savoir. Mais on constate depuis des années que la stratégie de Pékin est systématiquement de privilégier les partenariats dans des domaines proches des intérêts de l’armée chinoise, et qu’une partie des personnes envoyées dans nos universités et nos centres de recherche fait du renseignement. Parallèlement, en finançant des instituts Confucius (NDLR: établissements culturels publics implantés par la Chine à travers le monde) ou en envoyant des étudiants chinois qui paient plus cher que les autres leurs frais d’inscription, la Chine s’offre un droit de regard sur ce que le monde universitaire occidental dit et écrit sur elle. On a péché par une immense naïveté. Il est nécessaire d’agir, pour qu’on ne pille pas notre savoir-faire, nos chercheurs, et pour ne pas se faire imposer notre façon de réfléchir sur ce qu’est la Chine aujourd’hui.
L’Union européenne est-elle véritablement prête à s’armer pour lutter contre les formes d’ingérence contemporaines?
Elle doit s’armer. Sinon, elle finira pas payer très cher le prix de ces attaques systématiques et incessantes contre ce qu’elle défend. Nos démocraties ne doivent pas hésiter à assumer clairement ce qu’elles sont, ce qu’elles portent, ce qu’elles veulent. Elles doivent tout simplement oser ce combat politique sans s’excuser de défendre leurs valeurs. Mais le défi le plus grand, pour moi, concerne ce que l’on appelle le «Sud global». Vous avez là des pays où le niveau d’éducation n’est pas toujours aussi élevé qu’on le souhaiterait, et où l’indépendance de la presse et son pluralisme sont souvent encore très incomplets. Dans ce contexte, les populations sont ballottées au gré des campagnes de propagande. Sur cette question en particulier, l’Europe est mal armée parce que la propagande n’est pas notre manière de faire, la désinformation non plus et heureusement, et parce que notre communication institutionnelle est très archaïque. On a intérêt, là, à se réinventer rapidement pour dire ce que l’on a à dire, sans imposer nos vues, mais pour participer à la conversation…
Bio express
1964 Naissance, à Neuilly-sur-Seine, le 1er juin.
1986 Réussit le concours d’entrée au ministère français des Affaires étrangères.
2002-2007 Porte-parole à l’ambassade de France aux Etats-Unis.
2012 Directrice de l’Ecole nationale d’administration (ENA).
2017 Ministre chargée des Affaires européennes dans le gouvernement d’Edouard Philippe.
2019 Elue eurodéputée après avoir conduit la liste La République en marche aux élections européennes.
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