Réunion des socialistes français lors du 33e congrès de la SFIO à Paris, le 30 mai 1936. Une époque où l’antimilitarisme structurait la gauche. © Bridgeman Images

Les gauches européennes ont-elles fait le deuil de l’antimilitarisme ?

Sylvain Anciaux

L’Europe est entrée dans une nouvelle ère, à en croire les chefs d’Etat réunis le jeudi 6 mars à Bruxelles lors d’un sommet européen qui a lancé un grand plan de réarmement sur le Vieux continent. Dans ce réveil militaire, la gauche fait plutôt profil bas.

Le plan «ReArm Europe» adopté par les dirigeants européens est colossal. S’il atteint les 800 milliards d’euros prévus, il dépassera de 50 milliards la stratégie «Next Generation EU» adoptée en 2020 pour remettre le Vieux continent sur les rails après la pandémie. En excluant les investissements militaires du calcul des dettes publiques, en prêtant 150 milliards pour des mutualisations de coûts, en mobilisant des actifs privés, l’Europe va donc se réarmer sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, d’Olaf Scholz ou de Pedro Sanchez. Seule figure de gauche parmi les plus gros pays d’Europe, ce dernier ne semble pas vouloir contester le retour aux armes de ses collègues, ni ouvrir le dialogue sur une autre voie que celle d’une course à l’armement. En Belgique comme en Europe, l’attachement ou l’abandon à l’antimilitarisme accentue une scission au sein de la gauche.

Le retrait militaire américain, une inversion des pôles narratifs

L’annonce, le 4 mars dernier, de la suspension de l’aide américaine à l’Ukraine a, une fois la sidération passée, eu le mérite de pousser chacun à se positionner plus clairement sur ses lignes stratégiques. Désormais, soutenir militairement l’Ukraine ne revient plus à embrasser la stratégie américaine, point pourtant central de la discorde sur le sujet à gauche. «On ne peut pas observer de grande différence entre les partis socio-démocrates et les partis de centre droit sur le sujet, pose d’ailleurs le politologue du Cevipol, Pascal Delwit. Ils se rejoignent sur le soutien militaire à l’Ukraine ou l’inclusion des pays baltes à l’Otan. Certains socio-démocrates européens sont plus russophiles, comme la Bulgarie par exemple, de par un lien historique avec la Russie mais, de manière générale, les socio-démocrates ont accompagné le mouvement de soutien à l’Ukraine

Plus à gauche, le PTB, Die Linke et La France Insoumise ont toujours contesté la stratégie européenne dont ils critiquaient la dépendance aux Etats-Unis. D’une certaine manière, la rencontre du 28 février dans le bureau ovale et le grand abandon américain de Kiev confirment quelque peu leurs craintes. «Beaucoup d’acteurs changent d’ailleurs de logiciel à la lumière de l’histoire, plaide Pascal Delwit. Le cadre de l’Otan est remis en cause, il faut repenser la politique de Défense. Quand le principal allié conditionne son action, quelles conclusion en tirer?»

Utiliser les avoirs d’un Etat, c’est introduire l’incertitude des flux financiers C’est ce qu’il y a de pire pour un monde libéral.

Pascal Delwit

Politologue au Cevipol

En Allemagne, où Olaf Scholz a perdu des plumes dans la campagne électorale à cause d’une frilosité reprochée sur la question ukrainienne, le futur chancelier Friedrich Merz (CDU), pourtant atlantiste convaincu, doit d’ailleurs appliquer une vision indépendantiste. «Peut-être que toute cette séquence crée un grand recentrage, calcule Martin Georges, doctorant en philosophie politique à l’ULiège et rédacteur en chef de la revue Politique. Il sera désormais plus difficile de tirer sa carte, notamment à gauche. On pourrait observer le retour des compromis.»

Une question de principes

L’antimilitarisme est pourtant, historiquement, un concept plutôt ancré à gauche sans pour autant être un élément central de ces partis. «Depuis la Seconde Guerre mondiale, le PS a délaissé les grands positionnements pacifistes ou antimilitaristes et c’est Écolo qui a porté la voix anti-nucléaire, expose Martin Georges. Mais l’invasion de l’Ukraine a repointé du doigt la volonté de défendre des pays qui partageraient les valeurs européennes face à une Russie considérée comme réactionnaire et impérialiste.» C’est d’ailleurs en ce sens que les président des verts et des rouges, Samuel Cogolati et Paul Magnette, soutiennent le gel des avoirs russes pour financer la Défense (ce que l’arrière-garde soixante-huitarde d’Ecolo ne partage pas forcément). «Une opération complexe et risquée, prévient Pascal Delwit. Quand vous utilisez les avoirs d’un Etat, vous introduisez l’incertitude des flux financiers. L’incertitude, dans un monde libéral, c’est ce qu’il y a de pire. Et l’économie ne peut pas fonctionner sans sécurité.»

Des passants regardent les affiches électorales du Parti communiste en avril 1936 lors de la campagne électorale pour les élections législatives du 26 avril 1936, remportées par le Front populaire. Le Front populaire est une alliance de mouvements de gauche français, dont le Parti communiste français (PCF), la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et le Parti républicain radical-socialiste progressiste, qui remporte les élections législatives de mai 1936, conduisant à la formation d’un gouvernement dirigé par Léon Blum, leader de la SFIO. La grève générale de mai-juin 1936 aboutit à la signature des accords de Matignon qui satisfont certaines revendications des travailleurs, notamment les deux semaines de congés payés et la semaine de 40 heures. (Photo AFP) © AFP

Sous la Vivaldi, le budget de la Défense a, via le Plan Star, presque été doublé alors que la socialiste Ludivine Dedonder était la ministre en charge, comme l’ont fait les Allemands écologistes et socialistes. Le PTB, pour sa part, s’oppose ouvertement à l’augmentation du budget de la Défense (évalué à 4 milliards d’euros) sous prétexte d’éviter la course à l’armement.

Sur le fond, la gauche se divise donc sur deux thèmes. D’abord sur l’envoi d’armes et l’escalade belliqueuse que celui-ci implique. Ensuite, et surtout, l’orientation globale à donner à la géopolitique mondiale, qui se traduit par une ouverture du leadership à d’autres puissances que celles en place actuellement. «Le PTB est un parti idéologique, décrypte Pascal Delwit. L’Occident et l’Otan sont à déconstruire, ce qui n’implique pas forcément une augmentation du budget de la Défense. (…) Mais cela veut dire une intensification des échanges avec des partenaires des Brics (NDLR: Brésil, Inde, Chine, Russie, Afrique du Sud) aussi bien économiquement que politiquement. Le PTB n’est pas un parti pro-russe, mais le silence prévaut. En revanche, les origines maoïstes du parti peuvent expliquer son ouverture à la Chine.»

Les usines d’armement, futur terrain de campagne?

Pour le Parti socialiste en revanche, la relance d’importantes usines d’armement pourrait rappeler les grandes heures du socialisme belge et des combats syndicaux. «La FN Herstal est, en un sens, la plus socialiste des entreprises, rappelle Martin Georges, par son ancrage local, son histoire de luttes sociales et le fait qu’elle appartienne à 100% à une région wallonne historiquement socialiste. Cela peut profiter au Parti socialiste qui peut se positionner comme un soutien indéfectible de l’Ukraine tout en ravivant des électeurs sur le terrain.»

Sur sa page Facebook, le PS n’a pourtant fait aucune communication depuis l’humiliation de Trump à Zelensky (Ecolo n’a par ailleurs qu’annoncé la venue de son président sur LN24 à ce sujet). Paul Magnette a, sur sa page personnelle, rappelé le poids des intérêts sociaux dans la séquence qui s’ouvre. «Il va falloir investir massivement dans notre propre Défense. Mais pas n’importe comment. Il est hors de question que les investissements militaires, indispensables, se fassent au détriment de la santé, des pensions, du développement économique, du climat…»

C’est là le retour, pour les communistes de toute l’Europe, de l’analyse marxiste des ouvriers du monde entier qui iront mourir au front ou à l’usine pour les intérêts de la bourgeoisie. «Face à la crise enkystée du capitalisme, l’économie de guerre est un expédiant dangereux, s’insurgeait au perchoir de l’Assemblée Nationale française, Aurélien Saintoul (LFI). Emmanuel Macron claironne qu’il faudra dépenser 3, voire 3,5% du PIB pour la Défense. Heureux hasard, c’est le montant que les think thank américains ont fait miroiter aux membres de l’assemblée parlementaire de l’Otan à Washington, en décembre dernier.»

Cette lecture de classe est également celle que le PS belge a défendue durant le XXe siècle, accueillant des socialistes de toute l’Europe à l’occasion de conventions pacifistes, menaçant de grève générale en cas de vote pour les crédits de guerre, ou encore en s’opposant à la conscription militaire à une époque où chaque citoyen n’était pas égal en droit en fonction de sa classe sociale, énumère Martin Georges. «L’histoire montre que plus la guerre devient proche, plus les positions pacifistes sont radicales, mais plus minoritaires.» En 1913, le socialiste bruxellois Henri Lafontaine recevait d’ailleurs le prix Nobel de la paix pour son engagement au sein du mouvement pacifiste.

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