La Pologne, la France et l’Allemagne comptent les armées les plus puissantes de l’Union européenne. © Getty Images

Les enjeux des élections européennes: l’Europe de la défense à la croisée des chemins

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, l’Europe a pris conscience de la nécessité de sa protection. Reste à définir la répartition des rôles entre l’Union européenne et l’Otan.

Il ne se passe pas une semaine sans que la question de l’édification d’une Europe de la défense ne déboule dans l’actualité. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 par la Russie et la menace pour l’ensemble du continent qu’elle a consacrée ont suscité une prise de conscience de la nécessité d’assurer une sécurité collective pour l’Union européenne. Codirecteur de l’Observatoire de la défense à la Fondation Jean-Jaurès, Renaud Bellais, en coopération avec son collègue Axel Nicolas, analyse dans une note parue le 29 avril «Cinq années qui ont transformé la défense européenne» (1) et évoquent les défis qui attendent ce chantier après les élections du 9 juin: le niveau des moyens financiers et la manière de les utiliser, la réparation des rôles entre les pays membres et la Commission européenne, et la question du pilier européen de l’Alliance atlantique. Etat des lieux.

«Une défense européenne est en cours de consolidation en réponse à l’agression russe, marquant une accélération de la communautarisation dans un domaine jusque-là réservé aux Etats», écrivez-vous. Comment s’est traduite cette consolidation?

Le sommet de Versailles de mars 2022 a donné une impulsion importante puisque les Etats ont confié comme mandat à la Commission européenne de prendre des initiatives pour répondre à la crise. Cette décision a validé le projet de la Commission d’être un acteur plus présent sur le marché de la défense, avec une confirmation, dans la continuité du Fonds européen de la défense, du programme Edip, qui est son pendant pour la partie acquisition, et la création d’instruments pour soutenir les achats communs d’armements (Edirpa) et la production de munitions (Asap). Ces initiatives accompagnent la remontée en puissance de l’industrie de défense en Europe et l’amélioration du fonctionnement des coopérations entre pays. On est passé d’une Union européenne jouant un rôle de facilitateur, avec les directives de 2009 sur les transferts intracommunautaires et les marchés de défense et de sécurité, à une Union européenne qui s’érige en acteur de soutien aux acquisitions et à la production. Dans ce sens, il y a une consolidation de l’Union européenne et de la Commission en tant que «bras armé» de l’Europe de la défense.

Le rôle de la Commission s’inscrit-il principalement dans le développement d’une industrie de défense européenne et dans la promotion d’achats en commun de matériel?

Oui. Depuis 2009, elle avait un rôle dans la régulation du marché en essayant de poser un cadre de fonctionnement et en favorisant le rapprochement entre les Etats et les industriels. Aujourd’hui, elle complète l’action des Etats en apportant des financements. Il y a quelques semaines, le commissaire européen en charge de la Politique industrielle et de la défense, Thierry Breton, a parlé d’un fonds de 100 milliards d’euros comme composante de la prochaine perspective financière de l’UE (2028-2034), comparé aux huit milliards initialement alloués au Fonds européen de défense pour la perspective actuelle (2021-2027). On voit qu’il y a une volonté de faire un saut à la fois quantitatif et qualitatif. Avec la situation complexe créée par l’invasion russe de l’Ukraine, l’action communautaire de l’Union européenne est complémentaire de celle des Etats. Ce n’est pas de la subsidiarité mais de la complémentarité.

Cette délégation à la Commission européenne est-elle bien acceptée par les Etats?

Les Etats sont ambivalents à ce propos. D’un côté, ils sont contents d’avoir une Union européenne qui s’investit et complète leur action parce qu’ils n’ont pas de ressources pour le faire ou ont du mal à travailler entre eux. Le levier communautaire permet des financements plus importants et des mécanismes de coopération plus «neutres» entre les Etats. Mais dans le même temps, les Etats sont réticents à laisser la Commission prendre un rôle de plus en plus important. Un exemple. Quand elle a voulu disposer des leviers d’action pour orienter les choix des entreprises de défense par rapport aux besoins dans le cadre du programme Asap, les Etats ont tout suite mis le holà. Donc, paradoxalement, le droit d’initiative accordé à la Commission européenne émane des Etats mais l’ampleur de l’initiative est freinée par ces mêmes Etats.

«On est passé d’une Union européenne jouant un rôle de facilitateur à une Union européenne qui s’érige en acteur en matière de défense.»

Comment la Commission pourrait-elle améliorer les instruments pour développer ces projets?

La coopération intergouvernementale entre Etats est compliquée à mettre en place. Chacun veut défendre ses intérêts. La Commission européenne présente l’avantage d’être un acteur neutre, un tiers de confiance, ce qui va permettre de faciliter la conclusion d’un compromis entre Etats. C’est une avancée très positive parce que les Etats, en général, ne veulent pas faire de compromis, ou n’en faire qu’a minima alors que la Commission européenne, surtout quand elle apporte des financements, peut poser des règles qui obligent les acteurs étatiques et industriels à être plus raisonnables. Elle joue en quelque sorte le rôle de «juge de paix».

Parmi les défis que vous pointez pour l’Union européenne en matière de défense, figure la création d’un pilier européen au sein de l’Alliance atlantique. Est-ce un objectif partagé par la plupart des Etats?

Le problème est l’interprétation que les Etats en donnent. Il y a de facto un pilier européen dans l’Otan, c’est… l’ensemble des Etats européens de l’Otan. La question est de savoir si et comment ces acteurs doivent s’organiser, se structurer entre eux. Quand la France parle de pilier européen de l’Otan, elle pense à une concertation préalable à la discussion avec les Etats-Unis pour pouvoir peser face à eux. Pour d’autres pays, cela consiste à travailler de concert, par l’interopérabilité, voire l’interchangeabilité, des matériels, pour s’assurer d’être plus efficaces du côté européen. Il y a des degrés dans la vision de ce que doit être un pilier européen de l’Otan. Historiquement, l’Union de l’Europe occidentale (UEO), active à partir des années 1950 jusqu’aux années 2000, était ce pilier. La question n’est pas de savoir s’il en faut un, c’est comment et pour que faire? Et là, les projets ne sont pas clairs. Mais si l’on veut un pilier européen de l’Otan qui ait une fonction institutionnelle, il faut qu’il repose sur un vrai projet.

Entre une Commission européenne qui joue un rôle sur certains aspects de la défense européenne et les Etats qui contribuent à forger un pilier européen de défense au sein de l’Otan, les deux initiatives sont-elles compatibles?

Oui. De toute façon, le traité fondateur de l’Union européenne précise que la sécurité de l’Europe passe par l’Otan puisqu’une partie croissante des pays de l’UE sont également membres de l’Alliance atlantique. De ce fait, il est difficile de dissocier un projet porté par l’Union européenne dans la défense, d’un projet défini au sein de l’Otan. La question est de savoir quelles sont les missions que chacun peut accomplir. L’Union européenne a-t-elle vocation à devenir une alliance militaire? Non, même si la sécurité commune est prévue dans l’article 42 du traité sur l’Union européenne. L’Otan a-t-elle vocation à devenir un acteur économique et technologique? Certainement pas, parce que cela entrerait en concurrence avec les directions de l’armement de chacun des pays concernés. En fait, il peut y avoir une certaine compétition. Mais il y a surtout une complémentarité, parce que l’UE a des leviers institutionnels et budgétaires que n’a pas l’Otan. L’Otan est une organisation qui a peu d’argent. Elle a quelques milliards d’euros de ressources alors que les perspectives financières de l’Union européenne sont de l’ordre de 1.000 milliards. L’Otan peut lancer des initiatives mais ce sont les membres de l’Alliance atlantique qui vont gérer entre eux, en intergouvernementale, les actions, alors que l’UE peut apporter des mécanismes complémentaires aux dépenses des Etats.

«L’action communautaire de l’Union européenne est complémentaire de celle des Etats.»

Vous parlez d’un «agenda global de souveraineté» qui doit être encouragé au-delà d’un projet strict de défense. Qu’entendez-vous par là?

Aujourd’hui, la capacité à conduire une action de défense efficace ne peut pas reposer uniquement sur des moyens militaires ou une industrie de défense. Beaucoup de composants des matériels militaires, par exemple, sont fabriqués par des sociétés civiles. De même, les armées dépendent de plus en plus d’infrastructures civiles pour opérer, par exemple en matière de communications, via la 5G ou la 6G. Pensez aux satellites d’observation, de télécommunication, de géolocalisation de l’UE, ce ne sont pas des projets de défense. Ce sont des infrastructures civiles mais elles ont aussi vocation à aider à l’accomplissement des missions militaires. Si l’Europe dépend d’un système GPS que l’US Air Force peut couper parce que son action ne servirait pas les objectifs des Etats-Unis, comment pourrions-nous opérer ne serait-ce qu’au profit de la sécurité civile en général? Il y a des infrastructures que l’on peut partager, il y en a d’autres, avec une dimension stratégique, dont on doit s’assurer la maîtrise.


En Allemagne, en mars 2024, un exercice de l’Otan, cadré privilégié des partis belges pour une Europe de la défense.
GETTY IMAGES.

Une défense européenne? Ecolo mitigé, le PTB en retrait

Quelle est la position des partis belges francophones sur la constitution d’une véritable défense européenne? Voici leur réponse à la question: «L’Union européenne doit-elle devenir un acteur de la sécurité collective européenne, et favoriser en son sein une Europe de la défense?»

Attitude belliqueuse de la Russie oblige, tous sont attachés à la sécurité collective européenne. Mais leur vision pour l’atteindre diverge sensiblement. Globalement, le PS, le MR, Les Engagés et DéFI défendent l’idée de la constitution d’une Europe de la défense. Ecolo et le PTB privilégient la diplomatie comme moyen pour bâtir la paix.

«Une véritable Europe de la défense» (PS), «un instrument militaire robuste, efficace, et dissuasif» (MR), «une défense européenne intégrée» (Les Engagés): les socialistes, les libéraux et les centristes se rejoignent pour réclamer une renforcement de l’Europe de la défense, qu’ils inscrivent de surcroît dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Au rang des propositions spécifiques et originales, Les Engagés prônent la création d’un poste de «Chef de la défense de l’Union européenne». Le MR réclame la création d’un «Schengen militaire» afin «de faciliter les transports de troupes et de matériel au sein de l’Union, actuellement freinés par une multitude de formalités administratives». Et Elio Di Rupo, tête de liste PS, plaide pour «une cohérence et une compatibilité des investissements dans les différents domaines de la défense au sein des pays européens»: «Aujourd’hui, 80% des dépenses en matière militaire vont en dehors de l’Europe. Ce n’est pas normal alors que nous avons des entreprises, des fleurons, à l’intérieur de nos frontières, en Europe, en Belgique et en Wallonie».

«Une défense européenne est un des piliers d’une future Europe politique. L’Europe ne sera forte que si elle affirme sa souveraineté, c’est-à-dire si elle est à même de se protéger seule, avance dans le même ordre d’idée DéFI. Il doit s’agir d’une prise de position forte, accompagnée d’une participation effective au développement d’une industrie européenne de la défense.»

S’il admet qu’il faut développer «une capacité de défense autonome», le parti Ecolo insiste surtout sur le renforcement de la capacité diplomatique de l’Union européenne. Dans le domaine strictement militaire, Saskia Bricmont, sa tête de liste, prône «une meilleure coordination entre les Etats membres» et «une rationalisation des dépenses». «La Commission européenne elle-même a conclu que les Etats membres perdaient entre 25 et 100 milliards d’euros par an en raison de doublons de projets et autres inefficacités. Avant d’augmenter les budgets, il faut donc surtout les rationaliser.» Cette nécessité est aussi avancée par le PTB. Il soutient «une coopération européenne qui viserait à rationaliser les dépenses militaires, plutôt qu’à les augmenter dans une course aux armements». «Les partisans d’une Europe de la défense disent que coopérer au niveau européen permettrait de dépenser moins. Pourtant, aujourd’hui, les programmes européens en matière de défense ne font qu’augmenter les dépenses militaires. C’est un contresens. D’autant que les dépenses militaires des pays européens dépassent déjà de loin celles de la Russie et de l’Inde», explique le PTB qui, comme Ecolo, met avant tout l’accent sur la diplomatie.

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