Les enjeux des élections (1/6)
Les enjeux des élections européennes: l’élargissement, si oui, comment?
Les Vingt-Sept sont enclins à accueillir l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et les pays des Balkans occidentaux. Mais ne doivent-ils pas se réformer pour éviter la paralysie?
Conséquence directe de l’invasion russe du territoire ukrainien, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne ont décidé, lors du sommet de Bruxelles les 14 et 15 décembre 2023, d’ouvrir des négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie, et d’accorder le statut de candidat à l’adhésion à la Géorgie; trois pays qui, par leur histoire récente, sont sous la menace de la Russie. Parallèlement, et depuis plus longtemps, les pays des Balkans occidentaux sont engagés avec l’Union européenne dans un processus d’intégration: l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie ont le statut de candidat, le Kosovo le brigue mais ne l’a pas encore reçu. En résumé, l’Union européenne ambitionne d’intégrer, à terme, neuf nouveaux Etats membres, sans compter la Turquie qui, par sa taille, son rôle géopolitique et l’ancienneté de sa candidature, constitue un cas particulier. Mais l’Europe à 36 ou à 37 peut-elle raisonnablement espérer fonctionner selon les mêmes critères qu’aujourd’hui? Ancienne députée européenne, Sylvie Goulard (1) pose cette pertinente question dans un essai dont le titre est à lui seul un avertissement, L’Europe enfla si bien qu’elle creva (2). Elle pose les enjeux de cette problématique au cœur des élections européenne du 9 juin prochain. Est ensuite présentée la position des partis belges francophones sur cette question.
«La décision d’accueillir de nouveaux membres a été prise, les réformes viendront plus tard», écrivez-vous. Elargir avant d’approfondir, est-ce le principal reproche que vous adressez aux dirigeants européens?
Ce qui m’importe n’est pas de faire des reproches, c’est de savoir comment cet ensemble pourrait fonctionner de manière efficace et démocratique. A ce stade, on n’a pas l’impression qu’il y ait un plan abordant les questions de l’efficacité de la prise de décision et de la légitimation démocratique, afin d’éviter qu’il y ait des rejets, in fine, de cet élargissement. Il pourrait y avoir des problèmes de ratification par référendum ou par voie parlementaire. Un tel plan serait dans l’intérêt des Etats membres mais aussi dans celui des Etats qui vont nous rejoindre.
La Communauté politique européenne, initiée par Emmanuel Macron, est-elle une alternative possible à une adhésion?
La Communauté politique européenne a été lancée pour avoir un cadre de discussion peu après l’agression de l’Ukraine par la Russie. Elle compte aussi bien des Etats qui ne sont pas membres de l’Union européenne, comme la Suisse et le Royaume-Uni, que des pays, plus à l’est de l’Europe, qui aspirent à l’intégrer. Elle a sa raison d’être. Mais elle n’est pas conçue comme une alternative à l’adhésion à l’UE. Dès l’origine, la Communauté économique européenne a été pensée de façon différente de la Société des Nations (NDLR: ancêtre de l’Organisation des Nations unies). L’Union européenne n’est pas simplement un rassemblement de pays qui s’engagent et qui respectent plus ou moins leurs engagements; c’est un ordre de droit intégré, une représentation démocratique au Parlement, ce sont des juges à la Cour de justice, etc. J’aimerais savoir comment on défend ces principes en cas de nouvel élargissement.
Pour le moment, vous ne voyez pas comment ces principes pourraient être respectés?
Nous savons toutes les difficultés qu’il y a à trouver des accords européens. Ils se construisent sur une sorte de plateforme commune. J’aurais été rassurée si la décision d’élargissement avait été accompagnée d’une plateforme concertée entre la France et l’Allemagne, indiquant les implications de l’élargissement sur le budget, sur les politiques européennes, et la vision du processus par les pays d’Europe centrale et orientale.
Vous ébauchez des pistes de réforme, une remise à plat du fonctionnement du Conseil européen, une généralisation du vote majoritaire, la tenue de conventions parlementaires… Devraient-elles être débattues?
Qui suis-je pour dire ce qu’il faut faire? Je veux avant tout avertir que l’on a fait une promesse et qu’on a intérêt à ce qu’elle aboutisse pour ne pas créer des déceptions et de la rancœur, et pour être solide sur le front géopolitique face à une Russie très menaçante. Si on veut espérer atteindre ces objectifs, cela oblige à remettre à plat plusieurs choses. Je ne crois pas qu’il y ait une solution unique. Il me semble important que l’on garde l’Union européenne telle qu’elle a été construite, avec sa dimension que l’on appelait autrefois communautaire, avec ses institutions supranationales, ses contrôles démocratiques sur l’action de ces institutions… Je n’ai rien contre chacun des membres du Conseil européen, mais je suis frappée qu’on ne mette pas plus en avant les faiblesses au plan démocratique de cet organe. Quand j’étais députée européenne et que j’ai suivi la crise financière, le Conseil européen a souvent décidé too little, too late. Certaines décisions ont fini par être prises, mais elles l’ont été tardivement, avec parfois un coût extrêmement élevé pour des populations, comme en Grèce. Peut-être fallait-il prendre ces décisions. Mais la manière dont on les a prises n’est pas satisfaisante. Mon expérience de la crise financière et ce que j’observe depuis me laissent penser qu’avec le Traité de Lisbonne, nous avons bâti une institution au départ du groupement des chefs d’Etat et de gouvernement qui, auparavant, était plus informel. Ceux-ci ne respectent même pas le traité qui, en principe, prévoit qu’ils n’interfèrent pas dans le processus législatif. Il faudrait se rendre compte qu’un lien existe entre le malaise que ressentent les citoyens en Europe et la manière dont les institutions de l’UE fonctionnent.
«Pourquoi ne met-on pas plus en avant les faiblesses au plan démocratique du Conseil européen?»
Elles ne sont pas assez démocratiques?
Il est incontestable que chacun des membres du Conseil européen est élu selon des procédures démocratiques et constitutionnelles. Mais réunis au sein du Conseil européen, ils forment un autre organe qui agit pour l’Europe, en ne rendant des comptes qu’à leur propre opinion. Que les décisions qu’ils prennent ne soient pas assumées collectivement pose problème. Je pointe dans le livre le fait qu’il n’y a même pas une conférence de presse commune à l’issue des conseils. Quel autre organe se permet cela? Imaginez qu’à la suite d’un Conseil des ministres en Belgique, chaque membre du gouvernement se présente de son côté devant la presse. Cela me rappelle une recommandation de Paul-Henri Spaak (NDLR: Premier ministre belge, notamment de mars 1947 à août 1949), formulée dans ses mémoires ou à l’occasion de l’un de ses discours, qui disait en substance: «Il ne faut pas que l’on accepte au niveau européen des choses qui nous paraîtraient non adaptées à une commune ou à une entreprise.» Je crois que l’on est en train de perdre les citoyens en Europe.
Vous posez la question de savoir comment l’Union européenne peut survivre dans un monde d’Etats. Doit-elle tendre à devenir un Etat ou, au contraire, y renoncer?
J’en tire personnellement la conclusion que si nous voulons jouer à armes égales, nous devrions nous penser en Etat. Je n’ai pas de tabou sur une forme d’organisation fédérale, il y en a des multitudes. Je trouve paradoxal que nous nous comparions toujours à des dirigeants qui ne jouent pas dans la même catégorie que nous parce qu’ils se sont dotés d’autres instruments pour agir et pour être une entité constituée. Prenez l’exemple des banques centrales. La Réserve fédérale des Etats-Unis, la Fed, est indépendante au même titre que la Banque centrale européenne, la BCE. Mais son action dépend du Congrès, du gouvernement, et bénéficie d’un budget fédéral plus important. Donc, l’union économique et monétaire au sein des Etats-Unis est très différente de ce que nous connaissons avec la BCE. Nous nous comparons souvent à des Etats. Et parfois, les mêmes dirigeants qui voudraient être aussi puissants que les Etats-Unis ne s’en donnent pas les moyens. Si le Conseil européen continue à prendre les décisions comme elles sont prises aujourd’hui, nous n’arriverons jamais à réaliser nos promesses, surtout si nous nous retrouvons à 36 pays différents.
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La gestion de la crise du Covid n’a-t-elle pas démontré une volonté de travailler davantage en commun?
Il y a, il est vrai, une prise de conscience de l’avantage de l’action collective. C’est positif. Simplement, je suis attachée à la démocratie. Et pour l’instant, l’organe qui joue le rôle le plus important dans la direction de l’Europe – le Conseil européen – n’est pas choisi par les Européens ensemble, et n’a pas un mandat. Il n’est pas soumis à la volonté de l’électeur pour être écologique, ou conservateur, ou libéral, ou social. Ce débat devrait avoir lieu à l’occasion des élections européennes. Mais comme on continue à élire les gens dans des circonscriptions séparées les unes des autres, on ne le favorise pas. Il est clair que les structures et les partis nationaux résistent et ne veulent pas opérer ce transfert.
(1) L’enquête sur «l’affaire des assistants parlementaires» du MoDem, son parti, s’est soldée, en ce qui concerne Sylvie Goulard, par un non-lieu. (2) L’Europe enfla si bien qu’elle creva. De 27 à 36 Etats?, par Sylvie Goulard, Tallandier, 144 p.Tous pour l’élargissement sous conditions, sauf le PTB
Quelle est la position des partis belges sur l’élargissement de l’Union européenne? Voici leurs réponses à la question: «Etes-vous favorable à l’adhésion à l’Union européenne de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie et des pays des Balkans occidentaux? Avec ou sans réforme préalable du fonctionnement de l’Union européenne?»
Le PS, le MR, Ecolo, Les Engagés et DéFi sont plutôt favorables à l’élargissement de l’Union européenne, mais tous mettent en avant des conditions. Elio Di Rupo, tête de liste du Parti socialiste, avance «la réalité d’un Etat de droit où la justice est indépendante, le respect des droits humains, le respect des droits sociaux avec liberté syndicale, une lutte interne contre la pauvreté, la mise à niveau des conditions sociales et fiscales qui se rapprochent progressivement des standards européens». Pour Sophie Wilmès, qui conduit la liste MR, «il n’y a pas et ne peut pas y avoir de coupe-file. L’alignement avec l’acquis communautaire doit être complet pour éviter toute fragilisation de l’Union». Saskia Bricmont, tête de liste Ecolo, suspend toute nouvelle adhésion au respect «des critères politiques (institutions stables et démocratiques et adhésion aux valeurs européennes), économiques, et à l’aptitude à assumer les obligations découlant de l’acquis communautaire». Les mêmes conditions, ou quasi, sont retenues par Fabrice Van Dorpe, tête de liste DéFi, soit «le respect des critères de Copenhague et l’intégration de l’acquis communautaire». «L’adhésion à l’UE ne doit pas être bradée et les critères d’adhésion doivent être remplis de manière stricte», soutient Yvan Verougstraete, à la tête de la liste des Engagés, qui suggère «une adhésion progressive […] au gré de l’alignement des situations socio-économiques et de gouvernance démocratique».
Le PTB et sa tête de liste Marc Botenga, en revanche, «ne sont pas favorables actuellement à l’élargissement de l’Union européenne». Deux raisons sont avancées. «L’intégration d’un pays en guerre risque de compliquer les négociations de paix, voire, au pire, nous impliquer directement dans cette guerre. Et il y a la question du dumping social, dont risquent d’être victimes tant les travailleurs européens que les travailleurs des pays candidats. Nous le voyons déjà aujourd’hui dans des secteurs comme le transport ou la construction.»
En ce qui concerne un éventuel approfondissement du fonctionnement de l’Union européenne préalable à un élargissement, le PS prône «l’obligation de tous les Etats membres de converger vers un niveau comparable de fiscalité et de contribution à la sécurité sociale et la fin de toute décision à l’unanimité au sein du Conseil européen». Ecolo et DéFi abondent dans le sens de la suppression de la règle de l’unanimité au Conseil européen. Les Engagés n’en sont pas très éloignés: ils demandent de «revoir la règle d’unanimité au Conseil de l’UE». Plus prudent, le MR juge indispensable «une réforme de la gouvernance, des politiques et du budget avant tout élargissement». Se distinguant là aussi des autres partis, le PTB ne pense pas que le passage du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère soit une bonne idée.
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