La Commission européenne dévoile un projet de lutte contre le travail forcé
La Commission européenne a dévoilé un projet visant à lutter contre la circulation de produits issus du travail forcé sur le marché de l’Union européenne. S’il s’agit bien d’un pas en avant dans la lutte contre ces abus, certains estiment que le texte ne suffit pas. La député européenne Saskia Bricmont (Ecolo) ainsi que Hélène de Rengerve, membre de l’ONG Anti-Slavery International, s’expriment sur le projet.
Mercredi dernier, la Commission européenne a présenté un projet pour lutter contre le travail forcé dans l’Union européenne. La proposition vise à interdire toute marchandise issue du travail forcé sur le marché européen. Des mesures qui concernent les importations, les exportations ainsi que les produits domestiques.
Le règlement proposé permet à n’importe qui, ONG, entreprise, comme société civile, de déposer une plainte pour travail forcé présumé. La plainte sera transmise auprès d’une autorité nationale, et une enquête sera menée. Si des preuves sont établies, l’Union pourra dès lors empêcher la circulation des produits et les détruire. Il est prévu qu’une base de données ouverte soit créée pour répertorier les secteurs et produits ne respectant pas les mesures légales.
Cette législation se veut complémentaire avec le devoir de vigilance exercé par les entreprises, qui est actuellement en cours d’examen à la Commission européenne.
D’après les chiffres de l’Organisation Internationale du travail, 27,6 millions de personnes sont concernées par le travail forcé. Il s’agit d’une augmentation de 2,7 millions par rapport à il y a 5 ans. Les femmes et les jeunes filles en sont les premières victimes, représentant près de 80% de ces victimes.
« Le travail forcé existe dans presque tous les pays du monde, sans exception« , explique Hélène de Rengerve, membre de l’ONG Anti-Slavery International. « C’est aussi le cas en Europe. Il y a par exemple des situations de travail forcé dans la culture de tomates en Italie ou la récolte de fraises en Espagne par des travailleurs migrants qui sont particulièrement vulnérables à cette forme d’exploitation. Par ailleurs, 3,9 millions de personnes sont soumises au travail forcé imposé par l’État dans certains pays comme le Turkménistan ou la région Ouïghoure. Tous les types de produits de consommation peuvent être concernés par du travail forcé dans la chaîne de fabrication: agriculture, électronique, textile… »
La Chine dans le collimateur sans être nommée
La Commission a affirmé qu’il n’était pas question de cibler des pays, entreprises ou industries spécifiques. Le but est de lutter contre la mise en circulation sur le marché de ce type de produit, quel que soit leur origine. Dans les faits, le projet a en ligne de mire un certain nombre de produits issus de Chine.
Selon le Bureau américain des affaires internationales du travail, environ 100 000 Ouïghours et autres minorités ethniques travaillent dans les camps du Xinjiang à l’Ouest de la Chine. Les travailleurs y fabriqueraient de la pâte de tomates, des vêtements et du polysilicium – un matériau clé pour les panneaux solaires.
La Chine regarde évidemment d’un mauvais œil ce nouveau projet qu’elle juge protectionniste. Pékin a déclaré récemment que « les droits et intérêts légitimes des travailleurs de tous les groupes ethniques du Xinjiang sont protégés et qu’il n’existe pas de travail forcé ».
Un texte jugé trop faible par certains
Ce projet était attendu depuis longtemps. S’il s’agit d’un avancement dans la lutte contre le travail forcé, certains lecteurs pointent des lacunes importantes dans le projet de la Commission.
« Le Parlement avait demandé un mécanisme interdisant l’entrée sur le marché européen de tout produit ayant fait l’objet de travail forcé », explique Saskia Bricmont, députée européenne du Groupe des Verts/Alliance libre européenne. « Ce que propose la Commission ici, c’est un système de retrait de ces produits du marché seulement après le dépôt d’une plainte, d’une enquête, avec un niveau de preuve élevé à fournir… Les produits problématiques sont donc tout de même autorisés à rentrer sur le territoire européen ! La procédure peut prendre du temps, les marchandises n’étant dès lors pas retirées du marché immédiatement avec des consommateurs qui continuent de les acheter. »
« Ce projet de la Commission ne réglera pas le problème de façon systémique« , confirme Hélène de Rengerve. « Il n’y a aucun mécanisme de réparation pour les victimes de travaux forcés. Comment faire en sorte, une fois le produit détruit, que les entreprises ne continuent pas à abuser de leurs travailleurs ? »
Les États-Unis avaient quant à eux mis en place un mécanisme beaucoup plus strict en juin 2022. Le pays nord-américain a interdit l’importation de tous produits issus de la région du Xinjiang en Chine, supposant que toutes les marchandises en provenance de cette région étaient fabriquées via du travail forcé.
« Selon moi, il aurait fallu que le projet européen s’inscrive dans la veine de ce qui a été mis en place par les Américains », regrette Saskia Bricmont. « Dans le projet de la Commission, il n’y a pas de mention d’une région ou d’un pays spécifique. On ne règle pas le problème à la racine. »
Le projet de la Commission omet aussi les services rendus sous la contrainte, ce qui exclurait notamment la prostitution forcée, la mendicité, le travail domestique et l’hospitalité. « C’est une lacune importante », explique Saskia Bricmont. « La Commission utilise toujours les lois internationales comme prétexte pour avancer ou ne pas avancer. L’Organisation Internationale du Travail indique pourtant clairement que la fourniture de services fait partie de la définition de l’esclavage moderne. On ne comprend donc pas pourquoi cela ne se retrouve pas dans le texte. »
Il est attendu que les différentes entreprises de le chaîne de fabrication des produits de consommation adaptent leurs modèles commerciaux à cette nouvelle réglementation. Le Conseil et le Parlement européens vont chacun rediscuter de ce projet avant de se réunir avec la Commission pour rédiger un texte final. Il faudra encore attendre plusieurs années avant que les États membres l’adoptent dans leur législation.
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