La «coalition» des Etats adeptes d’une politique dure en matière d’immigration, Italie en tête, rencontre Ursula von der Leyen en marge du sommet de Bruxelles des 17 et 18 octobre. © BELGAIMAGE

Comment s’opère le virage à droite sur l’immigration dans l’Union européenne

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept étudient plusieurs pistes pour durcir le traitement du parcours des migrants. Un «climat politique général» les dicte.

Dans la déclaration commune qui a clos le sommet européen des 17 et 18 octobre, les chefs d’Etat et de gouvernement demandent à la Commission de préparer une proposition de nouvelle législation sur le retour dans leur pays des migrants en situation irrégulière, l’objectif étant de les augmenter. Telle est une des pistes discutées au sein des Vingt-Sept pour résoudre la «crise» de la migration –l’UE a pourtant enregistré une baisse de 42% des entrées irrégulières depuis le début de l’année. Elles vont toutes dans le sens d’un durcissement des règles, ce qui fait dire que le sommet de Bruxelles a consacré la victoire de la «ligne Meloni» sur le dossier, en référence à l’action de la Première ministre italienne d’extrême droite, Giorgia Meloni.

Citant l’influence de gouvernements d’extrême droite ou autres, en Italie, en Hongrie, en Pologne, en France et les conséquences de l’attentat de Solingen, le 23 août dernier en Allemagne, où un réfugié syrien a poignardé à mort trois participants à un «festival de la diversité», Philippe De Bruycker, professeur en droit de l’immigration et de l’asile à l’ULB, évoque plutôt «un climat politique général qui fait que l’on veut durcir la politique migratoire». Pour autant, les mesures discutées ne sont pas toutes applicables. Passage en revue, avec le spécialiste du droit de l’immigration européen.

Accélérer la mise en œuvre du pacte sur l’asile et la migration, possible? «Oui. Les règlements adoptés en mai 2024 entreront en vigueur en mai 2026. Mais une série d’éléments ne nécessitant pas d’investissements en matière de personnel ou d’infrastructures lourdes peuvent être mis en œuvre à l’avance, souligne Philippe De Bruycker. Cela ne pose pas de gros problèmes. Il est assez raisonnable d’essayer de le faire. Comme la nature, la politique a horreur du vide. Délivrer, aujourd’hui, le message que rien ne se passera pendant deux ans, ce ne serait pas bon politiquement. Parmi les choses pouvant être réalisées anticipativement, figurent l’harmonisation des conditions d’accueil des demandeurs d’asile ou leur filtrage pour autant que le personnel soit disponible. En revanche, il ne serait pas possible de mettre en œuvre les procédures d’asile aux frontières parce que l’UE ne dispose pas des centres, des équipements et du personnel adéquats.»

Suspendre temporairement l’application du droit d’asile dans le cas d’attaques spécifiques? La demande émane du Premier ministre polonais Donald Tusk qui estime que son pays est confronté à une politique délibérée de la part du Bélarus pour le déstabiliser. La Finlande appuie la requête. Possible?

«En principe et a priori, non, répond Philippe De Bruycker. Suspendre le droit d’asile serait contraire au droit national, au droit européen, au droit international… Je ne vois pas comment c’est possible. Une piste pourrait peut-être être creusée sur la base d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans «l’affaire N.D. et N.T. contre l’Espagne», Madrid avait procédé à un refoulement collectif des demandeurs d’asile qui essayaient d’entrer par la force à Ceuta, l’enclave espagnole sur le territoire africain frontalière du Maroc. Contrairement à ce que l’on pensait, la CEDH a dit que l’Espagne était fondée à réagir de cette manière parce qu’il y avait une attaque violente de la part de migrants qui essayaient de s’imposer par la force sans utiliser les voies légales disponibles. A Ceuta, on peut en théorie arriver à la frontière et demander l’asile. Mais peut-on dresser un parallèle complet avec la situation de la Pologne? Y a -t-il là des voies légales pour demander l’asile à la frontière? Apparemment, les Polonais veulent fermer complètement leur frontière avec le Bélarus. Donc, cette possibilité n’existerait pas. Ensuite, les migrants attaquent-ils violemment dans le but de rentrer par la force en Pologne? Sont-ils plutôt poussés dans le dos par les Belarusses? Dresser un parallèle avec la décision de la CEDH sur le dossier de Ceuta me paraît assez osé.»

«En quoi, tout à coup, deviendrait-il plus aisé de renvoyer des déboutés du droit d’asile à partir d’un pays tiers?»

Externaliser les processus de retour. Possible? «C’est peu plausible, analyse Philippe De Bruycker. Il s’agirait pour l’Union européenne et ses Etats membres de transférer vers un pays tiers des déboutés du droit d’asile qu’ils ne parviennent pas à renvoyer chez eux. Je ne vois pas en quoi, tout à coup, cela deviendrait aisé à partir d’un pays tiers. Ensuite, se pose la question de savoir qui sera responsable du rapatriement de ces personnes dans leur pays d’origine? L’Etat européen ou le pays tiers? Ce n’est absolument pas clair.»

«Il y a une autre question à laquelle on ne répond pas, prolonge le professeur de l’ULB. Comme il sera très difficile de rapatrier vers leur pays d’origine ces personnes, les centres dans les pays tiers seront très rapidement engorgés. Les conditions de vie risquent d’y devenir absolument déplorables, comme dans des hotspots en Grèce. A tel point que l’on peut se demander si la CEDH ne considérera pas que transférer ces personnes dans ces centres relève d’un traitement inhumain ou dégradant. Ce système, qui sera extrêmement difficile à mettre en œuvre et coûtera beaucoup d’argent, ne tiendra pas la route. J’y vois surtout de la gesticulation politique.»

Philippe De Bruycker distingue l’externalisation des procédures de retour de l’externalisation des demandes d’asile, une autre tendance en matière de traitement de l’immigration en Europe, comme le prouve l’initiative de l’Italie lancée en collaboration avec l’Albanie. «Ce schéma de coopération est une forme très particulière d’externalisation. Rome veut renvoyer en Albanie des candidats à l’asile dont la demande sera examinée par l’Italie mais sur le territoire albanais. La seule chose qu’on externalise dans ce cas-là est le lieu de traitement de la demande, pas l’autorité qui la traite. Si les personnes sont éligibles à l’asile, elles obtiendront l’asile en Italie et pourront y revenir. Apparemment, pour celles qui seront déboutées, il appartiendra à l’Italie, pas à l’Albanie, de les renvoyer dans leur pays d’origine. Ce système est différent de celui entre le Royaume-Uni et le Rwanda (NDLR: imaginé par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak et abandonné par le gouvernement travailliste de Keir Starmer qui lui a succédé) où c’était le Rwanda qui était censé examiner les demandes d’asile à la place du Royaume-Uni.»

L’avenir dira ce qui, dans les projets de l’Union européenne, est juridiquement soutenable et ce qui ne l’est pas.

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